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« Je m’oppose fermement à la manière dont vous avez utilisé et déformé mes propos. » Lettre d’André Schiffrin à Jean Birnbaum

En réaction à l’article de Jean Birnbaum sur le linguiste Noam Chomsky paru dans Le Monde du 4 juin 2010, l’éditeur américain André Schiffrin faisait part, dès le lendemain, dans la lettre ci-dessous, de son désaccord quant à la manière dont ses propos avaient été instrumentalisés. Recevant un genre de « non-réponse cordiale », André Schiffrin demandait au journaliste de faire paraître leur échange. Sans suite, il envoyait, le 13 juin, au directeur de la publication du Monde, un droit de réponse. Toujours sans nouvelle depuis, André Schiffrin nous transmet sa lettre initiale.

Cher M. Birnbaum

Si j’étais content de recevoir votre demande de faire enfin paraître notre vieil entretien sur Noam Chomsky [1], j’ai été très surpris, et en fait choqué, par l’usage que vous en avez fait. Vous avez complètement ignoré les propos où je déplorais les prises de position françaises envers Chomsky et le refus de publier ses livres pendant de nombreuses années. De plus, les très brefs extraits de notre longue discussion ne sont pas seulement sortis de leur contexte mais ils sont inexacts.

Pour être précis, si j’ai pu ironiser sur l’empressement des éditeurs américains à publier tout ce que dit Chomsky, je n’ai jamais déclaré que cette hâte donnait « l’impression d’une pensée éparpillée, superficielle ». En fait, j’avais souligné que la pensée de Chomsky était diffusée auprès d’un large public en signalant que son petit pamphlet sur le 11 septembre s’était vendu à quelque 300 000 exemplaires.

Plus important, au sujet de l’affaire Faurisson, j’avais dit que je pensais que Noam n’aurait pas dû écrire à Faurisson, et je lui avais conseillé de ne pas le faire ; mais je n’ai jamais dit qu’il était « mal renseigné » – sinon qu’il aurait pu imaginer que Faurisson se servirait cyniquement, et en fait illégalement, de sa lettre comme préface à son livre.

Le plus important dans mon propos n’était pas les « graves conséquences » de cette affaire mais ma stupéfaction de voir Chomsky accusé de négationnisme en France. C’est une absurdité, comme je vous l’avais dit, Chomsky ayant même été dans sa jeunesse un sioniste idéaliste. J’ai été choqué par la manière dont les éditeurs français se sont servis l’affaire Faurisson pour éviter de publier les livres de Chomsky pendant plus de dix ans. Des ouvrages qui étaient vendus dans tous les autres pays [2] .

Vous avez bien sûr le droit de vos opinions négatives sur Noam Chomsky. En fait, votre article m’a éclairé sur cette mentalité française que j’avais tant de difficultés à comprendre. Mais je m’oppose fermement à la manière dont vous avez utilisé et déformé mes propos pour donner l’impression que j’étais d’accord avec vous en quoi que ce soit. Je tiens vos pratiques pour tout à fait immorales et déplore que Le Monde n’ait pas de forum pour corriger ce que vous avez fait.

Sincèrement,

André Schiffrin

(Traduit de l’anglais par Thierry Discepolo)

Post-scriptum de la rédaction

L’article de Jean Birnbaum auquel fait référence André Schiffrin utilise les interviews de trois autres personnes. À la question de savoir si l’usage qui avait été fait de ses propos était correct, François Gèze précise que la phrase qui lui a été attribuée « reflète à peu près ce qu[’il avait] dit » – même s’il a jugé cet article « très choquant ». De son côté, Pierre Pica, qui s’est insurgé, lors d’une émission « Arrêt sur image », contre l’utilisation et la déformation de ses propos, a demandé un droit de réponse. Quant à Christophe Aguiton, notre demande est restée sans suite – peut-être ne répond-il qu’aux questions des journalistes du Monde… Sur cette affaire, lire aussi : - « Chomsky était à Paris : circulez ! Il n’y avait rien à voir ! » - « Histoire du journaliste au « Monde des livres » qui n’aimait pas les sandwiches » - « Les haines de l'avant-garde... »

Notes
  • 1.

    Cet entretien avait été accordé en 2006. [ndlr]

  • 2.

    Dans son droit de réponse, André Schiffrin précise : « Pas un mot de tout cela n’apparaît dans le long article de Birnbaum, ce qui n’est sans doute pas un hasard. » [ndlr]