Au jour le jour

L’autre Johnny

C’est le premier jour où il fait vraiment froid. Un matin de décembre. Sous mes fenêtres, la brume glacée envahit la cour et je me dis qu’ils en interdiront l’accès. Les jours de brouillard, les promenades ne sont pas ouvertes et nous restons confinés dans les bâtiments.

Et puis j’aperçois la silhouette de Pit moulé dans sa tenue intégrale de joggeur. Il se met à tourner comme l’aiguille des secondes sur ma pendule. J’allume mon ordinateur et tente d’écrire. Pit tourne en rond. Et mes idées aussi. Après deux heures, je n’y tiens plus et sors téléphoner. Au bout de la coursive, un gars informe ceux qui sortent de la douche : « Johnny est mort. » Les télés ayant annoncé son coma hier soir, je me dis qu’il n’a pas passé la nuit… Et un vieil air m’envahit : Retiens la nuit / Pour nous deux jusqu’à la fin du monde / Retiens la nuit / Pour nos cœurs dans sa course vagabonde… »

Maintenant, tout un groupe commente cette disparition. Quelques bribes de la conversation me parviennent malgré moi. « Il est mort en jeans… — Au pied de son lit… — Le procureur va débarquer, il y aura une enquête… » Comment connaissent-ils tous ces détails ? Par BBC News ? Par LCI ? À moins que je sois tombé sur une tribu de mythos comme il en prolifère par chez nous.

Je compose le numéro d’une belle brune. Elle ne répond pas et la sonnerie fredonne à mon oreille : Nous n’avons plus rien à nous dire / Je suis plus dure que tu le crois… / Ne joue pas de rock and roll pour moi… »

Quand je quitte la cabine en pétard, un gugusse drapé dans son peignoir raconte à haute voix que Johnny a ingurgité deux berlingots d’alcool de riz et pas mal de saloperies (en comprimé et en poudre). Cette histoire ne tourne pas rond. Quelque chose ne colle pas. Mais la population de cette taule est si bizarre que je ne m’étonne de rien. Et puis je ne suis plus dans mon assiette depuis quelques semaines.

J’empoigne mon sac de sport, avale un énorme cachet d’acides aminés et me voici en route pour la salle de musculation. Depuis que ma souris m’a jeté, je m’offre deux heures quotidiennes de sport. Autour des machines, les musculators y vont de leurs réquisitoires. « De toute manière Johnny… c’était un pédé ! » Je m’installe à un engin, tire une longue série en soufflant, rajoute du poids. (Hier, un gremlin[1] s’était inquiété : « Oh l’ancien, ne soulève pas si lourd, tu vas te canner ! »)

Les mauvais garçons, s’ils donnent des coups, / Ne sont pas méchants je vous l’avoue / C’est qu’ils en ont reçu de partout…

Jaco s’approche. « Tu te rends compte ?! Dire qu’hier il était là, comme tous les matins. » Du doigt, il montre la presse. « Qui ? — Eh bien, Johnny ! » Et il me jette un regard inquisiteur. Je me crois obligé de donner une explication : « Je marche à côté de mes pompes depuis quelques temps. » Mais sans préciser – sinon il se foutrait de moi : « Pour une greluche ! T’as disjoncté ou quoi ? »

La bouille de notre Johnny me revient à l’esprit. Une binette de dessins animés. La quarantaine passée ? Des lunettes. Je ne sais pas grand-chose de lui. Sauf qu’il était poète et peintre. Et qu’il se la faisait avec un petit musclé du deuxième étage. La rumeur raconte qu’ils passaient leurs après-midi à se maquiller et à se marrer en buvant du thé. S’appelle-t-il Francky ?

Francky n’aimait que son Johnny / C’était toute sa vie. / Elle dit à Johnny / Tu es à moi surtout ne l’oublie pas

Tous les jours, je croisais Johnny, aux heures d’atelier, quand nous ne sommes qu’une poignée d’« inoccupés » à traîner. (Sur chaque porte est inscrit le nom du gars et celui de son atelier. Aussi, je ne m’étais pas posé plus de question que ça en découvrant l’étiquette « INO », m’imaginant un boulot en relation avec la chaîne des supermarchés !) Je côtoyais donc Johnny dans la cour, à la salle de sport, dans les couloirs, dans les halls des bâtiments… (La prison ressemble tant à une cité de transit des années 1960 que nous ne sommes pas dépaysés !) Des gestes anarchiques le secouaient parfois. Aussi, le premier soir où je l’ai rencontré, à l’ombre d’un préau, j’ai tiré une drôle de tête. Jaco m’a lancé un clin d’œil, ajoutant en aparté « Bienvenue à Muret ! » Il est vrai que je n’ai jamais connu autant de trognes et de gueules cassées que dans cette zonzon. Des boiteux, des borgnes, des bigleux, des défigurés, des cachetonnés, des junkies… et des groupes de pépés tout droits sortis de l’hospice. L’autre jour, sur un banc, l’un d’eux, tout recroquevillé et tout fripé, m’a avoué : « Je préfère vivre ici qu’à la maison de retraite, il y a plus d’animation. Et des bagarres ! J’aime les bagarres… »

Si tu cherches la bagarre / Tu es bien tombé / Si tu cherches la bagarre / Tu m’as trouvé…

Il est rare de croiser un gars plutôt normal. Aussi, l’autre jour, en voyant un type traverser le rond-point, j’ai soufflé à mon voisin : « Au moins celui-là ressemble aux gens du dehors. » (Voilà juste un an que je suis revenu, alors je vous ai gardés en mémoire.) Le compère rigola : « Tu parles ! Ce mec, il a violé un bébé de trois mois et il l’a zigouillé… » Depuis, je fais un détour pour bien marquer sa nature de réprouvé.

Souvent j’accompagne aux répètes mes potos Juju et Jaco, guitaristes du groupe de rock de notre Alcatraz. Parfois Johnny nous rejoint. Une fin d’après-midi, ils avaient joué le fameux Hey Joe. Le batteur (un vrai musico) secouait l’atmosphère de pulsations crescendo et Jaco suivait d’un riff caniculaire.

Hey Joe, ce qui m’attend chez moi, / Je le sais, rien qu’un lit froid / Sans personne dedans…

Juju improvisait, changeant « du Vietnam et de la bombe… » par « de nos perms et de la condi, tu t’en fous de tout ça ». D’un coup, notre Johnny s’était mit à se trémousser comme si on l’avait branché sur cent mille volts : il courait dans la pièce le long des murs en imitant Picasso. Je me suit dit qu’il avait dû péter une durite. Mais je ne savais pas encore qu’il était déjà passé par la case UMD de Cadillac[2].

À la sortie de la salle de musculation, je reste bloqué dans le sas en compagnie d’un jeune renoi de la banlieue parisienne. « Merde, le macab ! » souffle le gremlin. Johnny passait une dernière fois devant nous : emballé dans un sac plastique gris anthracite, il s’éloigne le long de l’interminable couloir vers l’entrée. Je suis des yeux sa dernière promenade. Le chariot franchit les grilles. Il passe devant les distributeurs de boissons, devant les parloirs, la fouille, le greffe… Pas de ralentissement pour lui. « De nos perms et de la condi, hey Joe, tu t’en fous de tout ça. Pour toi, c’est la liberté immédiate… »

Quelqu’un dit : « C’est le deuxième en quinze jours. » Et un autre ajoute : « Le quatrième en un mois. » Dans quelle statistique sera désormais inscrit notre Johnny : suicidé ? maladie naturelle ? accident domestique ? sorti de prison ?…

Les portes du pénitencier / Vont bientôt se fermer / Et c’est là que je finirai ma vie / Comme d’autres gars l’ont finie…

« Regarde les chefs se marrer, ils étaient sûrs qu’ils finiraient par le niquer. » Je suis mis au parfum de la vendetta. Johnny était tombé pour l’assassinat d’une matonne ou d’une greffière judiciaire, on ne sait plus très bien, mais il payait la misère pour ça depuis des années.

En début d’après-midi, on me raconte l’épisode de la nuit. Johnny avait bu. Trop sans doute. Il avait promis à son voisin Tintin de lui faire entendre la Callas jusqu’au matin. Et le bordel commença dès huit heures. Le son de la radio ou de la télé poussé au maximum. « C’est l’autre que je préfère, il n’a rien mais il me plaît. L’amour, l’amour… » Deux heures du matin. « Quand je vous aimerai ? Ma foi, je ne sais pas, peut-être jamais, peut-être demain ?... » Tintin gueula par la fenêtre. « Salaud, moi, demain je te fais expédier au D1[3]. — Écoute, écoute Tintin, la Callas… La Callas… » Trois heures, Tintin entend une dernière fois notre Johnny tousser et dégueuler, puis, d’un coup d’un seul, plus rien, ni Callas ni Johnny... Rien !

À l’ouverture de 7 heures, le maton l’a découvert recroquevillé sur le sol. Tout bleu comme un Schtroumpf. Le ventre gonflé pareil à un ballon d’hélium. Et la rigidité cadavérique avait figé sur son visage un masque d’épouvante. « Putain, des morts j’en ai vu », dit un mec (condamné pour plusieurs crimes), « mais des comme ça, jamais ! Ça fout les chocottes… »

Toute la journée, la prison a tourné sur trois pattes. Les détenus sont patraques et la direction se fait un film. Elle ordonne une fouille générale. Des troupeaux de matons se baladent armés de barres de sondage.

Y en a qui naissent dans le respect des lois / Ils veulent faire carrière / Leur paradis, c’est un bureau étroit / Dans un immense ministère / Mais pas moi, non pas moi… / Je ne suis pas né fonctionnaire

En début de soirée, je tourne seul dans l’obscurité, évitant les grands cercles lumineux des projecteurs. Je me demande comment je connais autant de chansons de Johnny Hallyday, moi qui ne l’écoute jamais. Les messages de l’ordre et la culture kleenex franchissent ainsi tous les barrages qu’on tente de dresser entre eux et nous.

Je passe sous la fenêtre du défunt. Deux pots de fleurs encadrent son sèche-linge. Un mec m’a promis qu’il essaierait de me récupérer son bureau et son fauteuil. Le haut-parleur annonce la fermeture des cours de promenade. Je suis le dernier. Quand je remonte, je me trouve nez à nez avec un petit vieux traînant à notre étage tout le jour en pantoufles. Quand je passe, il soliloque. « Johnny est mort, quelle tristesse… J’aimais quand il chantait… et j’aime beaucoup sa dame, Sylvie Vartan… »

Je veux partager cette nouvelle avec vous. Avant qu’on oublie tout à fait, vous dire qu’à la prison de Muret, le vendredi 11 décembre 2009, Johnny est mort. Il aimait la poésie, le rock and roll, les beaux mecs, la peinture et la Callas.

Jean-Marc Rouillan

Centre de détention de Muret, décembre 2009

Notes
  • 1.

    « Les gremlins écoutent du rap à fond la caisse, parfois le soir tard. Ils parlent aux fenêtres et roulent des épaules sur les coursives… Ce n’est pas bien grave. Pour le moment, ils sont abonnés aux petites peines, peuplent les maisons d’arrêt et les centres de détention régionaux. Ils n’ont jamais su créer une délinquance nouvelle, ils sont restés dans leur quartier, en bas de leur immeuble, et ils se débrouillent seulement à la petite semaine… » Jann-Marc Rouillan, « La génération perdue… »,Lettre à Jules, Agone, 2004, p. 99-100. [ndlr]

  • 2.

    Hôpital psychiatrique de la région bordelaise où se trouve la principale unité pour malades difficiles.

  • 3.

    Quartier de la centrale à régime fermé.