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La « torture blanche »

État des lieux dans les prisons de France en ce début de troisième millénaire Appuyé sur une enquête interne à la prison, ce texte répond à la visite du quartier d’isolement (QI) de Fresnes par une délégation parlementaire dans le cadre de la commission d’enquête sénatoriale de mars 2000. Une commission d’enquête qui conclut notamment : « La délégation s’est ensuite rendue dans le quartier d’isolement qui accueillait dix détenus : sept à leur demande, un à la demande du magistrat et deux à la demande de l’administration pénitentiaire. Il s’agit principalement de détenus responsables d’agressions sexuelles, c’est-à-dire, en jargon pénitentiaire, de “pointeurs”. »

Le 22 novembre 2000 à 16 heures, je débarquais « en disciplinaire » au QI de Fresnes. Je connaissais bien l’endroit puisque j’avais déjà survécu plus de sept ans au rez-de-chaussée de la première division de cet établissement « mythique » de la disciplinaire pénitentiaire[1]. Quelques semaines plutôt, j’avais lu le compte rendu de la visite de sénateurs. Selon eux, tout allait bien. Rien à signaler. Sauf peut être qu’il était essentiellement peuplé de détenus qualifiés de l’étiquette infamante de « pointeurs ». Mon retour à la case départ était ainsi l’occasion de faire un point sur l’isolement contre lequel j’ai mené, depuis 1987, plusieurs longues luttes (grèves de la faim, blocages, grève des plateaux, etc.).

Le QI de Fresnes est un quartier de dix-neuf cellules spéciales, situé au bout de la première division Sud. Un bureau pour les surveillants, en face une cellule grossièrement équipée en parloir pour les avocats et visiteurs accrédités (le parloir famille est commun avec le reste de la détention). Une douche. Et, enfin, une cellule « activités » aujourd’hui transformée en petite salle de musculation.

Les cellules sont spacieuses, elles ont exactement la même dimension que les cellules normales prévues pour trois ou quatre détenus : deux mètres cinquante sur cinq. L’équipement intérieur date du vieux quartier de haute sécurité (QHS) : armoire en béton, lit scellé au sol, grille intérieure à la porte, double barreau et double grillage à l’unique fenêtre, de type vasistas, ouverte à deux mètres du sol. De ce fait, et à l’exception de deux heures par jour, et encore les jours de beau temps, la lumière électrique est obligatoire. Les détenus vivent en permanence dans la pénombre. Onze cours de promenade constituent le secteur strictement rattaché au QI et entièrement isolé du reste de la détention. La promenade type est de dimensions très restreintes : deux mètres de large environ sur huit à dix de long. Cinq cours sont « doublées ». En fait, elles ont conservé les dimensions premières des cours de Fresnes, soit quatre sur huit à dix mètres. Toutes sont couvertes d’un grillage très dense en taule étirée. Encaissées entre deux hauts bâtiments, il est rare que le soleil les atteigne en dehors des mois de juillet et août.

Huit mois après la visite de la commission, il faut constater que le QI est plein comme un œuf. Seize ou dix-sept détenus en permanence. Les détenus déjà anciens dans les lieux et ceux à qui j’ai pu parler m’ont affirmé que la situation perdurait ainsi depuis des mois et des mois. Et ils ne comprenaient absolument pas comment la commission en était arrivée au chiffre de dix pensionnaires !

À la fin des années 1980 et au début des années 1990, ce qui est communément dénommé, à tort ou à raison, les pires années de l’isolement, le nombre d’isolés à Fresnes ne dépassait jamais sept, huit personnes. À ce moment-là, c’était compréhensible, vu que les cellules à droite du grand couloir étaient réservées aux grévistes de la faim : il y avait donc forcément beaucoup moins de cellules disponibles pour le traitement spécial.

Maintenant, toutes les cellules sont occupées, ou peu s’en faut. Lors de mes trois débarquements inopinés au QI durant cette période, le 22 novembre donc, mais aussi le 12 janvier et le 9 février, j’ai bouclé à chaque fois l’effectif en peuplant la dernière cellule disponible.

Maintenant il faut se poser la seconde question : les pointeurs et les isolés à leur demande constituent-ils la grande majorité comme le laisse croire la commission ?

Bien sûr, bon nombre de détenus ne parlent jamais. Donc on ne sait pas pourquoi ils sont là ni si c’est à leur demande ou pour quel délit ils sont emprisonnés. Pourtant, parmi ceux avec qui j’ai pu communiquer et que, pour certains, je connaissais déjà, circuit des QI oblige, au moins cinq condamnés définitifs ou détenus en préventive étaient là parce que soupçonnés de tentative de cavale – bien évidemment le plus souvent sans le moindre début de preuve. Deux détenus étaient des condamnés transférés disciplinairement à la suite de mouvements de lutte. Un détenu était condamné pour l’assassinat d’un flic. Enfin, le dernier était isolé à sa demande mais condamné pour une affaire de banditisme. Sur ces neuf locataires, pas un pointeur et donc un seul isolé à sa demande.

On est obligé de dire que, si, dans certains domaines, les deux commissions parlementaires ont fait un honnête travail d’enquête, face à l’isolement elles se sont contentées de prendre pour argent comptant les informations tronquées, quand elles n’étaient pas falsifiées, délivrées par l’administration pénitentiaire (AP). Pourquoi l’isolement total, essentiel au fonctionnement de la prison actuelle, a-t-il été aussi banalement mis de côté par les enquêteurs ? Pourquoi la « torture blanche » à l’usage des juges pour affaiblir les prévenus ou la menace disciplinaire permanente n’ont pas été abordées ni condamnées aussi fermement que d’autres aspects du carcéral actuel ?

Quant aux députés, ils évoqueront évasivement et sans aller plus loin les ravages occasionnés par ces traitements en citant un texte de psychiatres pénitentiaires. Rien de plus. Comme si l’isolement était accepté, légitime. Pire : comme s’il était un traitement périphérique à la prison et non son cœur répressif.

Concrètement, où en est le régime d’isolement en ce début de millénaire ? Au-delà des conséquences destructrices de l’isolement, une première constatation s’impose sur sa structuration actuelle : un état des lieux est très difficile à établir car, de nos jours, le cancer qu’il représente dans le carcéral « moderne » a diffusé ses métastases à toutes les formes de détention, des maisons d’arrêt aux centrales et même dans les centres de détention. Ce cancer est sorti des QI « traditionnels » eux-mêmes pour fleurir sous les formes modulées de petites structures configurées entre le QI et le SMPR (structures psychiatriques).

L’isolement assume désormais une figure complexe de plus en plus décisive à la gestion carcérale globale. C’est tout spécialement la résultante de l’orientation générale de cette gestion : les nouvelles prisons sont axées sur le contrôle des cellules et des détenus en même temps que sur la régression de la socialité dans les détentions sécuritaires. Mais aussi, plus en aval, le résultat de l’explosion des longues peines et des peines incompressibles. En outre, on peut identifier, dans l’isolement, l’idéologie dominante du contrôle total et de la « tolérance zéro » : la menace disciplinaire pour l’immense majorité de la population pénale – les participants à des mouvements de protestation y font de longs séjours ; la prévention sécuritaire contre la simple possibilité de l’évasion – en tant que forme de remise en cause de l’autorité de la justice –, contre la rébellion à la discipline ; mais aussi, pour les prévenus, le chantage à l’aveu et à la dénonciation des complices.

Concrètement, il est possible d’écrire aujourd’hui qu’il y a autant sinon plus d’isolés hors des QI que dans le circuit lui-même du traitement spécial. À partir de là, la revendication démocratique des prisonniers ne doit pas rester figée au mot d’ordre abstrait de « fermeture des QI ». Elle doit être le résultat d’une enquête sur le traitement spécial d’isolement tel qu’il existe. En 1981, l’isolement a survécu à la fermeture des QHS et autres QSR (quartier de sécurité renforcée). Si nous parvenions à imposer la fermeture des QI, il faut savoir qu’une alternative répressive est déjà en préparation et en expérimentation. Si nous ne l’anticipons pas, l’isolement se perpétuera inexorablement.

Dans ce petit rapport, je crois inutile de revenir sur les destructions physiques et psychologiques découlant des traitements spéciaux. Toute personne s’étant un tant soit peu penchée sur le sujet sera consciente des effets de cette torture.

La question n’est pas de critiquer la revendication juste pour contrer la surpopulation mais de comprendre comment l’AP utilise le système cellulaire individuel à des fins de contrôle isolé de chaque individu.

Depuis quelques années, les centrales sécuritaires sont divisées et subdivisées en blocs, bâtiments, unités de vie de plus en plus étanches et réduites. Ce mouvement de segmentation s’accélère, par exemple, depuis quelques mois à Saint-Maur, où les communications entre les trois bâtiments A, B et C sont désormais interdites.

À partir de mon bref retour dans le circuit des QI, je peux faire deux autres constatations tout aussi évidentes qu’essentielles.

Tout d’abord, lors de mes passages à Fresnes et lors du mois passé au QI de la centrale de Saint-Maur, j’ai perçu l’évidence : le nombre croissant des isolés. Cette constatation recoupe celles faites à partir de l’évolution du QI de la centrale de Lannemezan. Pratiquement vide au début des années 1990 et ne servant qu’à l’observation des arrivants depuis 1995, plus d’une dizaine de prisonniers y demeuraient en permanence ; d’ailleurs, de plus en plus souvent, les arrivants n’y trouvaient plus de place et devaient être affectés au rez-de-chaussée d’un autre bâtiment.

Vu l’état de surpopulation de la détention normale dans les maisons d’arrêt, il peut être compréhensible que certains détenus demandent à être isolés. Dans les centrales, ce problème n’existe pas. Toutes ont un régime de cellule individuelle. D’ailleurs, dans ces centrales, nous connaissons nombre de détenus qui s’auto-isolent vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans leur propre cellule. Le plus souvent, ils ont perdu ou perdent progressivement la raison. Et il faut souvent des années avant que l’administration s’en aperçoive ou feigne de l’apprendre.

Le QI de Saint-Maur est une immense galerie d’une cinquantaine de cellules, dont une majorité étaient occupées. Il y avait là plus d’une dizaine de détenus isolés depuis plusieurs mois, plusieurs années. Des détenus connus pour leurs évasions (ou leurs tentatives d’évasion) spectaculaires ; mais aussi des malades psychiatriques.

À partir de cette constatation à Fresnes, Lannemezan et Saint-Maur, peut-on encore croire au chiffre de cinquante-sept détenus isolés depuis plus d’un an, donné par l’AP à la commission de l’Assemblée nationale et qu’elle a pris pour argent comptant ?

Quels sont aujourd’hui les chiffres exacts de l’isolement en France ? Il faut immédiatement ajouter que l’impossibilité d’apporter une réponse même approximative renvoie à l’isolement lui-même. Pour son efficacité, il faut qu’il dessine ce no man’s land. Un territoire sans contours, sans réalité chiffrée, le prisonnier n’est même plus un numéro. Là, il n’est plus rien.

Seconde constatation évidente : il y a de plus en plus de cas psychiatriques dans les QI. Car aujourd’hui l’AP a pris l’habitude d’isoler au QI ou au mitard les détenus ayant des problèmes psychiatriques. Comme nous constatons depuis des années qu’il y a de plus en plus de prisonniers atteints de troubles après de longues détentions. Comme le système psychiatrique actuel accorde de moins en moins de certificats permettant la non-incarcération des malades psychiatriques ayant commis des délits et des crimes. Comme il n’y a pratiquement plus de libération médicale pour raison psychiatrique.

Selon la logique gestionnaire de l’AP, il est tout à fait normal d’en trouver de plus en plus dans les QI. Certains malades y séjournent entre deux placements en hôpital psychiatrique, d’autres sont ainsi abandonnés durant de longues années dans le circuit des QI sans aucun soin spécifique.

(Petite parenthèse : un des très rares changements que j’ai notés dans la configuration du QI de Fresnes est un dispositif à la porte d’une cours de promenade, un petit espace dans lequel le détenu glisse ses mains afin qu’elles soient menottées. L’opération se répète à la sortie des cellules et des promenades. Menottes devant ou dans le dos. Ainsi certains détenus psychiatriques sont-ils gérés comme des condamnés à mort aux États-Unis.)

Enfin, troisième constatation, l’administration ne respecte pas les circulaires régissant l’isolement.

Loin de trouver une amélioration sensible à la détention isolée de Fresnes, j’ai constaté de nombreuses régressions. Tout d’abord et la plus importante, puisqu’elle touche aux espaces de socialité : nous avions progressivement imposé le droit de sortir en promenade au moins deux par deux. Les non-DPS (détenus particulièrement surveillés) sortaient même jusqu’à quatre ou même cinq fois par jour. Aujourd’hui, en contradiction avec les circulaires, l’isolement est à nouveau un isolement total : seul en promenade. Et au quotidien l’isolement est renforcé car, vu le nombre d’isolés, deux tours de promenade ont été instaurés. Ainsi la direction a-t-elle la possibilité d’isoler des détenus entre eux au sein même du QI – ce qui ne pouvait être le cas avant, où nous arrivions finalement à communiquer de cour à cour.

En outre, ces deux tours de promenade entraînent une diminution du temps de chaque sortie. Ce qui constitue bien évidemment une punition discriminatoire par rapport à la détention normale. En moyenne, à Fresnes, les isolés perdent ainsi plus d’une heure de promenade par jour. Ce qui réduit encore la socialité.

Je pourrais citer au moins quatre ou cinq autres points majeurs démontrant que les circulaires ne sont pas en vigueur au QI de Fresnes. Par exemple pour les autres activités, qui se résument ici au sport, c’est-à-dire à l’accès à la salle de musculation deux petites heures par semaine : là encore le détenu est isolé. (Ce qui, entre parenthèses, représente aussi un véritable danger, chacun sachant que, dans cette activité, le moindre problème, sans aide, peut devenir grave.) Dans ces conditions, il est évidemment impossible d’accorder plus d’une séance par semaine par détenu au rythme d’un détenu à la fois.

Mais si les détenus peuvent encore faire du sport, cela ne représente pas une véritable amélioration de la socialité puisque, à la fin des années 1980, certains détenus avaient déjà la possibilité d’aller regarder la télévision avec leurs compagnons de promenade, tout aussi régulièrement, sinon plus.

Là encore, il y a autant de régimes d’application des circulaires qu’il y a de QI.

Des situations sont critiques, par exemple au QI de Tarbes, où le régime de détention demeure identique à celui de la vieille époque des QHS : interdiction de parler aux fenêtres et dans les cours de promenade, isolement total, agressions physiques des surveillants, régime quotidien drastique, obligation de plier couvertures et draps chaque matin, etc.

À Lannemezan, après la visite du Président et d’une délégation de la Commission européenne contre la torture puis d’un mouvements de lutte des prisonniers du QI et de la centrale, la circulaire est aujourd’hui pratiquement en application : les promenades se font deux par deux, les prisonniers isolés ont accès à une machine à laver, à des ordinateurs, à une salle de sport, au téléphone, etc. Pourtant, peut-on affirmer que ces aménagements de confort représentent de véritables améliorations dans la situation des isolés ? Les dégâts physiques et psychiques du traitement spécial s’en trouveront-ils atténués ? Ces améliorations ne sont-elles pas justement l’occasion de perpétuer le traitement spécial et de contrer ainsi les mouvements de protestation à l’extérieur et à l’intérieur réclamant la fermeture pure et simple des sections de torture blanche ?

Loin d’être en régression, l’isolement est en progression dans les prisons françaises. Et, sous diverses formes, il est le pivot de la gestion carcérale. Comme tel, il nécessite toujours plus d’institutionnalisation et de normalisation. Par le passé, seule une poignée de militants politiques et de rebelles subissaient des traitements spécifiques, en dehors de tout cadre réglementaire et souvent dans l’illégalité complète. L’urgence antiterroriste et le silence du consensus a recouvert les velléités humanitaires et les critiques des défenseurs de l’État de droit. Aujourd’hui, des textes juridiques existent, il faut le reconnaître. Nos luttes n’avaient pas ce but mais elles ont imposé un certain compromis et fait reculer, d’une certaine façon, la pression de la torture blanche. Pourtant, on doit constater que ces textes sont peu appliqués, quand ils ne sont pas détournés. On doit donc se demander si, finalement, sous le prétexte d’en régir l’application, ils n’apportent que la légalité à la torture blanche. Si tout cet encadrement légal ne se résume pas à la fonction de cache-sexe de l’arbitraire et de la dissimulation : la torture est toujours la torture, institutionnalisée, balisée, mais toujours aussi destructrice.

Jean-Marc Rouillan

Texte paru en 2001 dans L’Envolée et d’autres périodiques anticarcéraux.

Notes
  • 1.

    L’auteur a été détenu au QI de Fresnes de février 1987 (aussitôt après son arrestation avec trois aux membres du groupe Action directe) à septembre 1994 – à l’exception de quelques transports. [ndlr]