Au jour le jour

L’étiquette et le bocal

Au cours d’un dîner chez un ami commun, où se trouvait aussi mon collègue Bergeret, un des convives nous a adressé, un peu pour nous titiller, l’apostrophe suivante : « Eh bien, vous devez être contents, Macron a satisfait une de vos plus anciennes revendications : il a supprimé l’ENA ! »

J’ai laissé Bergeret répondre pour nous deux : « Je serais pour ma part tout disposé à m’en réjouir si cette mesure n’était de toute évidence un trompe-l’œil. Croyez-vous qu’on peut efficacement combler le fossé entre les élites dirigeantes de l’État et le peuple en se bornant à changer l’appellation de la filière de sélection et de formation de ces élites ? Parler d’Institut de formation des hauts fonctionnaires au lieu d’École nationale d’administration, quel grand et beau changement que voilà !

» Seuls s’y laisseront prendre ceux qui sont dépourvus de toute teinture de sociologie et à qui on n’a jamais pris la peine d’expliquer ce que c’est qu’un État. Ce qui est le cas, hélas, de la majeure partie de nos populations, alors même que leur niveau moyen d’instruction s’est élevé.

» Peut-être allez-vous me lancer, à la façon d’une collègue “marcheuse” particulièrement agacée par mes propos sur la domination de classe : “Mais pour qui vous prenez-vous pour parler ainsi, avec tant de superbe ? Croyez-vous être le seul à y voir clair ?”

» Chère madame, lui ai-je répondu, je parle depuis le niveau modeste de bon sens et de connaissance où vous seriez située vous-même si vous n’aviez depuis si longtemps délégué à l’État bourgeois le soin d’exercer votre capacité de penser et d’obnubiler votre entendement par ses Enseignements, ses Partis et ses Médias en noyant votre intelligence sous le flot des mythologies qu’il y déverse.

» L’État, c’est précisément l’Autorité, la structure de pouvoir ou, si vous préférez, le substitut de Dieu dans un monde sans transcendance, bref la force nécessaire pour faire accepter durablement à des masses humaines diversement exploitées le principe de leur soumission à une minorité dominante. Dès sa naissance, dans les sociétés les plus développées de l’Antiquité, l’État, même rudimentaire, s’est imposé comme un moyen indispensable à la gestion des rapports de classes qui, par définition, sont des rapports de domination, donc de confiscation et donc des rapports terriblement tumultueux, au moins par épisodes. Il y faut par conséquent, de la part des dominants, autant de fermeté que de souplesse et d’intransigeance que de ruse. Gouverner, gérer, administrer est un art compliqué, qui doit s’apprendre et qu’on ne saurait confier à n’importe qui.

» D’où ces écoles, que vous pourrez désigner du nom que vous voudrez sans changer d’un iota leur finalité, qui est de faire accepter par la multitude les pénibles contraintes de la domination de classe. Tant que persistera la structure sociale en classes antagonistes, forme traditionnelle et sanctifiée de l’exploitation des masses dépossédées par des oligarchies possédantes, l’Etat en tant que structure apte à bourrer les crânes autant qu’à les casser, sera nécessaire et la fonction ne cessera de recréer l’organe, quelque nom que vous lui donniez.

» Quant au fait que Macron ait choisi de remplacer le nom de l’ENA par celui d’“Institut de formation des hauts fonctionnaires”, il ne faudrait pas qu’en focalisant votre attention sur le changement d’étiquette vous perdiez de vue le contenu réel du bocal qui, à sa façon, vient rééditer une des supercheries préférées de l’„Etat bourgeois, digne héritier en cela de l’État monarchique et de sa mythologie éculée du Bon-Roi-coupé-de-son-Peuple-par-de-méchants-Conseillers. Aujourd’hui, le mythe des vizirs pervers qui entourent le calife au grand cœur et l’empêchent d’entendre la voix du peuple, a été remplacé – régime républicain oblige – par celui de la Bureaucratie pesante et sans âme incarnée par ses Fonctionnaires paresseux, carriéristes et tatillons.

» Que les administrations de l’État puissent compter parmi leurs personnels des membres de cette engeance caricaturale, dignes de la plume de Courteline ou du crayon de Daumier, c’est ce que je me garderai d’oublier. Mais elles comptent en compensation au moins autant sinon davantage d’employés dévoués au bien public et à l’intérêt général qui font honneur à l’Administration française, une des plus remarquables au monde par sa compétence et son intégrité. Macron le sait pertinemment. Que les élites dirigeantes forment une caste à peu près inaccessible aux plébéiens, cela ne risque pas d’ébranler vraiment sa foi néo-libérale. Mais en bon politicien qui a appris à faire flèche de tout bois, il se saisit de l’occasion de nous resservir le bon vieux couplet sur les généreuses intentions gouvernementales dénaturées et dévoyées par les méchants fonctionnaires si éloignés du peuple :

» “Mes chers compatriotes et électeurs, sachez que si quelque chose ne va pas dans notre pays, ce n’est pas parce que depuis des décennies les prétendus représentants de la Nation dans sa diversité se recrutent, à peu près exclusivement, dans les principales composantes de la droite républicaine, de la ‘gauche’ socialiste et du centre écologisant, c’est-à-dire dans les rangs de la bourgeoisie, grande, moyenne et petite, du capital financier et du capital culturel ; non, ce n’est pas parce que nous avons remplacé l’aristocratie du Sang par celle de la Boutique ou de la Toge, mais c’est parce que d’exécrables fonctionnaires, hauts et bas clergés confondus, sabotent la mise en œuvre de nos directives. À bas l’Administration et qu’on pende les fonctionnaires à la lanterne ! J’ai décidé de changer l’appellation de leur filière et vous allez voir comme les choses vont tourner rond quand mesdames et messieurs les Énarques cesseront de se croire sortis de la cuisse de Jupiter pour devenir de simples Techniciens du Management, scrogneugneu ! ”

» Quand il y a faute, ne cherchons pas la racine du mal, contentons-nous de changer de fusible ! Ça va plus vite, c’est moins cher, et les andouilles crient au miracle. »

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance en mai 2021

Du même auteur, vient de paraître, la réédition de son Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu (Agone, janvier 2021).