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Persistance de Pierre Bourdieu (IV). Dialogue avec Jacques Bouveresse sur la « grippe intellectuelle française » (2)

Quand Pierre Bourdieu et Jacques Bouveresse dialoguent sur la philosophie française, ils y voient notamment les ruses de la raison nationaliste, qui doublent le slogan « Achetez français » par celui du « Pensez français » – de Descartes à Foucault et Deleuze. Pour conclure que la philosophie peut avoir « partie liée avec la bêtise et également avec la folie ».

Pierre Bourdieu : Tu as fait allusion au nationalisme philosophique. La philosophie, comme tous les champs sociaux, est un espace de lutte à propos de l’enjeu même de la lutte. Un des enjeux même de la lutte, c’est de savoir ce que c’est que la philosophie, et de dire : « La philosophie, c’est ce que je fais vraiment. »

Dans l’univers philosophique français, il y avait une lutte à propos de ce qu’est la philosophie, mais ce qui frappait à l’époque, c’est qu’elle était particulièrement anarchique. Car quand il existe un champ, il y a un nomos, une loi fondamentale du champ, un certain nombre de règles du jeu sur lesquelles tout le monde s’accorde tacitement. Or, là, on avait l’impression d’être en état d’anomie, que n’importe qui pouvait remettre en question les principes fondamentaux de la discussion même.

Là encore, je pense que cela avait quelque chose d’effrayant, mais aussi du bon, puisque certains dogmes de l’orthodoxie académique française étaient remis en question. Ce fut l’usage de Nietzsche que de permettre de rompre avec la doxa philosophique qui, quoique de la même famille que le dogme, est en fait pire parce qu’implicite. Or, cette doxa était très nationaliste. Il y avait en Angleterre des travaux sur le « canon », la manière dont il se forme, pour quelle raison tel ou tel auteur est canonisé ou rejeté en enfer : tout cela était impossible en France, et l’est encore dans une grande mesure. Dire à un philosophe que le canon est arbitraire, que Descartes y occupe une place démesurée, c’est encore un crime. Et ce nationalisme était largement partagé.

Pour revenir à Althusser, il aurait pu avoir un slogan synonyme du « Achetez français » du parti communiste, un « Pensez français ». Et les auteurs français (Descartes, Montesquieu, etc.) étaient canonisés. Alors que des gens comme Foucault, Deleuze et toi cherchiez « ailleurs ». Reste à distinguer celle qui, parmi les hérésies, était ou non prévue par l’orthodoxie, en était complémentaire, dans une division du travail « religieux ». L’analogie entre la philosophie et la religion à l’époque en question me frappait d’ailleurs beaucoup : toutes les descriptions des figures religieuses du prêtre, du sorcier et du prophète chez Max Weber s’appliquaient merveilleusement à la philosophie d’alors, dans la mesure où il s’agissait d’une croyance ultime.

Jacques Bouveresse : Je suis d’accord avec toi en ce qui concerne l’influence de Nietzsche, mais je dirais que cette influence était aussi un problème, en ce qu’elle produisait un type de philosophes qui avaient tendance à se spécialiser dans la production de diagnostics radicaux, sans jamais suggérer une quelconque thérapie.

C’est bien le problème que me posaient des gens comme Foucault. Que voulaient-ils exactement ? J’ose à peine dire : « Qu’est-ce qu’ils proposaient ? » – ce serait trop demander. Quand on lisait Foucault, on avait l’impression qu’il produisait une critique radicale des institutions psychiatriques et carcérales, mais en même temps suggérait, et c’est clair dans Surveiller et punir, que tout ce à quoi on pouvait songer en matière d’amélioration et d’humanisation aurait pour effet principal d’accroître encore le contrôle exercé sur les individus : le seul « progrès » réalisé ne serait jamais qu’un progrès dans les techniques et les méthodes de contrôle. Le problème que me posait Foucault est celui que soulève Rorty lorsqu’il se demande s’il ne devrait pas être considéré avant tout comme un simple observateur plus ou moins cynique et exceptionnellement perspicace de l’ordre social plutôt que comme quelqu’un qui est réellement désireux de le transformer.

Cette ambiguïté m’a constamment posé des problèmes. Je m’explique assez facilement le malentendu de 1981, lorsque la gauche est arrivée au pouvoir : les intellectuels se sont trouvés en face d’un pouvoir de gauche, qui pouvait sembler en théorie représenter ce à quoi ils aspiraient. Et c’est là que résidait un quiproquo fondamental, car au fond, on avait d’un côté une gauche intellectuelle formée à l’école de Marx, Nietszche et Freud ; et de l’autre une gauche politique qui s’est mise à réaliser un programme qui ne pouvait être que de type réformiste et social-démocrate, ce que la première avait déjà critiqué et rejeté. La gauche politique en était restée à un mélange assez traditionnel d’Aufklärung et de romantisme quand la gauche intellectuelle croyait avoir dépassé radicalement ce genre de chose.

Pierre Bourdieu : Pour te reprendre sur un point, on pourrait dire qu’au fond ce que tu reproches à ces gens c’est non pas d’être trop radicaux mais de ne pas l’être assez.

Jacques Bouveresse : Disons que cette philosophie s’est trop bornée à ressasser les calamités de l’époque sans jamais proposer quoi que ce soit qui ressemble à une amélioration possible et politiquement réalisable. Que signifiait d’ailleurs le mot « politique » pour les gens de cette époque-là ? Rien de ce qui, justement, aurait pu faire, le moment venu, l’objet d’une politique, au sens usuel et réel du terme. Je ferais un reproche du même genre à Derrida et aux déconstructionnistes. Si la critique n’est jamais assez radicale et la subversion assez profonde, il est toujours prématuré et naïf de songer à réformer.

Je précise que mes désaccords avec les gens dont je parle n’étaient pas forcément de nature politique. J’étais souvent assez proche dans les années 1970 des positions politiques des élèves d’Althusser, et je me trouve souvent aujourd’hui sur des positions politiques assez semblables à celles de Derrida. Mais la plupart du temps, je ne parviens pas à établir de rapport entre elles et le projet philosophique de la déconstruction. Je ne vois pas pourquoi la déconstruction devrait nécessairement ou, en tout cas, logiquement conduire à des engagements et à des options de ce type. Il me semble la plupart du temps qu’elle pourrait facilement encourager des positions bien différentes et même à peu près opposées.

Pierre Bourdieu : Cela dit, me semble-t-il, ce que tous ces gens avaient en commun – c’est là que se poserait peut-être le problème des rapports entre philosophie et sciences sociales –, c’était le sentiment d’appartenir à une discipline hégémonique, et je pense que c’est une particularité française. Si l’on faisait une sociologie comparée des rapports entre les disciplines dans les différents pays, je pense que la France a, peut-être avec l’Allemagne, cette particularité que la philosophie y occupe une position dominante, en tout cas subjectivement et un petit peu objectivement. Il est fréquent que les philosophes étrangers aient un regard émerveillé, ironique mais émerveillé, devant ce statut de la philosophie. « Tout de même, se disent-ils, ces gens sont extraordinaires : on parle d’eux dans les journaux, ils peuvent prendre la parole à la télévision, et on les écoute, on a l’air de les écouter, ils interviennent dans les grands débats du moment. » Je pense bien évidemment que cette hiérarchie des disciplines est explicable sociologiquement. Cette prétention hégémonique était liée, traditionnellement, à la prétention à fonder, à donner un fondement. Et puis Derrida a subverti cette tentation des fondements pour retrouver une position encore plus imprenable, sous la forme d’un « C’est à partir des marges que l’on pense le centre » : le philosophe n’avait plus le premier mot, mais il avait le dernier mot.

L’hégémonie de la philosophie – après une période de crise où elle n’est plus en haut de la hiérarchie mais plutôt vers le bas – s’est rétablie grâce aux médias. Et nous avons le philosophe médiatique qui exerce son magistère à Sarajevo, mais par et sur les médias. Je pense en fait que l’hégémonie académique était préférable à l’hégémonie médiatique. Le pire (soyons sociologues jusqu’au bout), c’est que maintenant les deux vont de pair : l’académique et le médiatique.

Jacques Bouveresse : Je dis parfois à mes étudiants que j’arrive à l’âge où l’on voit les grands révolutionnaires de sa génération se transformer en conseiller des Princes et les critiques radicaux du système médiatique en devenir les vedettes les plus choyées. C’est dans l’ordre des choses, on ne doit plus être surpris par cela. Je suis d’accord pour dire qu’en France on a tendance à surestimer l’importance et les possibilités de la philosophie. Jankélévitch avait dit à peu près que si l’on réduisait la place de la philosophie les gens deviendraient tous des bovidés. Le moindre projet de réduction des horaires de philosophie en classe de terminale fait parler d’un retour à la barbarie.

Tu as fait très justement remarquer que cette hégémonie que revendique la philosophie pouvait prendre deux formes : il y a la métaphore du couronnement (la philosophie comme science des sciences, première et fondamentale) et la métaphore de la marge (la philosophie opère dans les marges ou les fissures du système). Je ne suis effectivement pas certain qu’il y ait un progrès lorsqu’on abandonne l’idée du couronnement au profit de celle de la marge ; la conviction de la supériorité de la philosophie reste entière.

On pourrait parler de ce problème en évoquant ce que Musil nommait la Berufsideologie, « l’idéologie de la profession », qui est sécrétée par n’importe quelle profession, et spécialement celles dont la fonction sociale est mal définie. Le propre d’une idéologie de profession, c’est de fournir une vision ennoblie, idéalisée de cette profession : par exemple les chasseurs, que certains d’entre nous auraient tendance à considérer comme des bouchers, sont en réalité, comme chacun sait, les vrais défenseurs de la nature. Les philosophes, c’est la même chose, mais à la puissance deux, étant donné que ce sont justement des professionnels de l’idéalisation. En disant cela, j’ai l’impression de trahir un peu ma propre corporation : je crois que les philosophes ne sont pas plus (mais encore moins) capables que les autres de mettre en question ce que j’appelle leur idéologie de profession.

Pierre Bourdieu : Deux choses, dans ce que tu dis. Tout d’abord le fait qu’il me semble que la sociologie de la profession philosophique donne des instruments pour radicaliser une ambition philosophique qu’on trouverait dans des traditions très différentes, de Descartes à Wittgenstein : l’ambition que la philosophie doit dissiper des illusions. Et, dans le cas de Wittgenstein, des illusions sur la philosophie que la philosophie contribue à produire. Auguste Comte critiquait l’introspection parce que ce que l’on peut obtenir par le simple retour réflexif n’est rien auprès de ce qu’obtiennent des sciences objectives, en analysant les objectivations de la subjectivité. La philosophie pourrait se doter des armes critiques de l’objectivation, de la statistique, de l’analyse objective, de l’ethnographie de sa propre profession.

La deuxième chose importante, c’est cette illusion qu’ont les philosophes d’être les plus grands supports et de la critique et de la démocratie, la démocratie ne pouvant fonctionner, à juste titre, sans la critique.

Jacques Bouveresse : Un mot pour terminer, puisqu’il est question de nationalisme. Le problème du nationalisme en philosophie est beaucoup plus important qu’on ne pourrait le penser a priori. J’avais toujours cru plus ou moins que, s’il y avait une discipline où le nationalisme ne pouvait jouer aucun rôle, c’était bien la philosophie. Certains ont pensé, à l’époque du nazisme, qu’il devait y avoir une physique allemande, et même des mathématiques allemandes. Duhem avait du reste déjà parlé d’une physique anglaise et d’une physique française, qu’il avait opposées, en manifestant une préférence très nette pour la physique française. On a l’impression qu’en philosophie en tout cas le nationalisme ne devrait pas exister. Et pourtant, il existe, et c’est une chose que j’ai eu beaucoup de mal à accepter. Nous avons connu une période où il était entendu que l’épistémologie était une discipline exclusivement française ; l’épistémologie, c’était Bachelard, Koyré, Cavaillès, Canguilhem, Foucault, etc., il n’y avait pas d’épistémologie anglo-saxonne. J’ai passé des années à tenter de persuader les gens qu’il y en avait bel et bien une, et pas négligeable… J’entends encore souvent dire qu’il faut défendre la philosophie française essentiellement parce qu’elle est française, ce qui est vraiment une curieuse raison pour un philosophe.

En ce qui concerne ce que l’on peut attendre de la philosophie, j’aime assez ce que dit Quine : les philosophes n’ont pas d’aptitude particulière à réaliser le bon équilibre de la société – on pourrait ajouter : à réformer les maux de la société. La qualité de philosophe ne leur confère pas nécessairement, sur ce point, un avantage indiscutable par rapport aux autres citoyens. Quine ajoute : la chose précise qui pourrait satisfaire les besoins criants de la société est la sagesse, la sophia ; la philosophia pas nécessairement.

C’est là une conception relativement humble de la philosophie, qui, bien qu’elle soit celle d’un philosophe américain, me semble non seulement plus réaliste, mais également plus satisfaisante que la nôtre. Nous avons un besoin criant de plus de sagesse, mais pas nécessairement de plus de philosophie. La philosophie, d’après Deleuze, sert à lutter contre la bêtise. Mais je crois qu’elle peut avoir, elle aussi, partie liée avec la bêtise et également avec la folie.

Pierre Bourdieu & Jacques Bouveresse

Extrait de la deuxième partie d’un entretien paru en 1996 dans la Lettre de la Maison française sous le titre « Conformismes et résistance » et réédité dans Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique (Agone, 2004)

De Pierre Bourdieu, à paraître en janvier 2022, la réédition d’Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique.

(La série « Persistance de Pierre Bourdieu » est illustrée de portraits issus du documentaire de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat, CP-Production, 2001.)