Au jour le jour

Persistance de Pierre Bourdieu (V). Le savant et le politique (1)

« Écrivains et savants sont des citoyens ; il est donc évident qu’ils ont le devoir strict de participer à la vie publique. Reste à savoir sous quelle forme et dans quelle mesure. » C’est la question que s’est posée Durkheim en 1904, en relation avec le réveil du monde intellectuel qui s’est produit au moment de l’affaire Dreyfus.

Tous les citoyens ont le devoir de participer à la vie publique. Les écrivains et les savants ont-ils une obligation spéciale de le faire et, si oui, sous quelle forme doit se présenter leur intervention ? La réponse que Durkheim donne personnellement à cette question est que c’est surtout « par le livre, la conférence, les œuvres d’éducation populaire que doit s’exercer notre action. Nous devons être avant tout des conseilleurs, des éducateurs. Nous sommes faits pour aider nos contemporains à se reconnaître dans leurs idées et dans leurs sentiments beaucoup plutôt que pour les gouverner ; et dans l’état de confusion mentale où nous vivons, quel rôle plus utile à jouer ? D’autre part, nous nous en acquitterons d’autant mieux que nous bornerons là notre ambition. Nous gagnerons d’autant plus facilement la confiance populaire qu’on nous prêtera moins d’arrière-pensées personnelles. Il ne faut pas que dans le conférencier d’aujourd’hui on soupçonne le candidat de demain [1].  »

Dans une période où, pour reprendre la formule de Durkheim, les gens ne se reconnaissent pas dans leurs idées et où règne même une forme de confusion mentale, le rôle de l’intellectuel est-il en premier lieu d’essayer de réintroduire un minimum de clarté ou, ce qui est bien différent, de formuler des directives et d’assumer un rôle de leader ou de chef politique ?

C’est, bien entendu, le problème de la participation de l’intellectuel en général (et non du sociologue en particulier) à la vie publique, que soulève Durkheim dans ce contexte. Bourdieu, comme on sait, a, pour sa part, une réponse précise à donner en ce qui concerne les possibilités qui s’offrent au sociologue et les devoirs qui s’imposent à lui en matière pratique : la connaissance sociologique produit un effet libérateur et elle fournit des moyens d’agir effectivement sur la réalité sociale. Bourdieu en est tellement convaincu qu’il va même, à certains moments, jusqu’à citer Auguste Comte : « Science, d’où prévoyance, prévoyance, d’où action. »

Le danger que perçoit Durkheim réside essentiellement, pour un intellectuel, dans la tentation d’essayer de combiner la fonction du savant avec celle du responsable politique de haut niveau, alors que, remarque-t-il, il y a a priori peu de chances pour qu’un sociologue puisse faire un homme d’État complet et, inversement, pour que quelqu’un puisse devenir député ou sénateur tout en restant en même temps écrivain ou savant. Il existe, bien entendu, quelques exceptions, mais elles confirment plutôt la règle. La science et la politique requièrent des aptitudes complètement différentes, qui ne se trouvent réunies que de façon rarissime dans un même individu.

Durkheim ne discute pas explicitement, dans ce contexte, la question qui, au contraire, préoccupe directement Max Weber, celle de la politisation de la science : si l’on admet que rien ne prédispose le savant à se transformer en un professionnel de la politique, peut-il néanmoins faire de la politique et se comporter en politique dans la pratique même de la science ? La réponse bien connue que donne Weber, dans Le Savant et le politique (1919), est qu’il ne le doit pas. « On dit, et j’y souscris, que la politique n’a pas sa place dans la salle de cours d’une université [2]. »

La raison essentielle qu’avance le sociologue pour exclure de l’enseignement toute prise de position politique explicite ou implicite – et, plus généralement, toute réponse à des questions normatives portant sur la valeur des contenus culturels, des pratiques et des institutions qu’il décrit – est que le prophète et le démagogue n’ont pas leur place dans une chaire universitaire. On peut dire au prophète aussi bien qu’au démagogue : « Va dans la rue et parle en public » – autrement dit là où tu peux être critiqué. Mais les étudiants n’ont pas la possibilité de critiquer le professeur dont ils sont obligés de suivre les cours et il ne doit surtout pas profiter de cette situation pour essayer de leur imposer ses choix et ses convictions politiques personnels.

Il est vrai qu’en pratique les choses ne se passent à peu près jamais de cette façon. Mais, pour Weber, cela ne prouve absolument rien contre la justesse du principe, exactement comme la fréquence des erreurs matérielles commises ne prouve rien contre l’obligation de chercher la vérité. « Je suis prêt, dit-il, à vous fournir la preuve au moyen des œuvres de nos historiens que, chaque fois qu’un homme de science fait intervenir son propre jugement de valeur, il n’y a plus compréhension intégrale des faits. [3] »

Raymond Aron note, dans son introduction à la traduction française du texte, que « la défense et illustration de la science revêt, dans les discours de Max Weber, un ton pathétique parce qu’on y sent l’écho amorti d’une nostalgie et l’impatience d’un homme d’action. […] Impatience d’un homme d’action qui demande à la science la connaissance des moyens et des conséquences, mais qui sait à l’avance qu’elle ne le délivrera pas de l’obligation de choisir, parce que les dieux sont multiples et les valeurs contradictoires. [4]  » […]

Mais le vrai problème est sans doute, pour Weber, que le titulaire d’une chaire universitaire est là pour enseigner une science objective, et non pour exposer et défendre des choix qui ne peuvent être que subjectifs et dont l’expression ne relève en principe que de la sphère privée ou de la sphère proprement politique. Le professeur d’université est tenu de respecter avant tout un devoir d’objectivité et, s’il peut sans doute y avoir une science de la morale et de la politique qui procède de façon objective, il ne peut, en revanche, y avoir d’objectivité dans le domaine de l’opinion et de l’action morales et politiques elles-mêmes. L’action fait nécessairement intervenir des prises de position normatives et des jugements de valeur. Mais la compréhension que cherche le sociologue et qu’il essaie de communiquer à ceux qui l’écoutent ou le lisent peut et, autant que possible, doit éviter de le faire.

Dans son essai de socio-analyse, Bourdieu explique qu’au début des années 1960, pour lutter contre l’impérialisme de la sociologie américaine, représenté par la trinité Parsons, Merton et Lazarsfeld, il lui a paru indispensable d’effectuer un retour à Durkheim et à Weber [5]. Mais plus particulièrement à Weber, qu’il fallait, dit-il, débarrasser de l’habillement néo-kantien dont l’avait revêtu son introducteur français, Raymond Aron [6]. Et il est certain que l’influence qu’a exercée sur Bourdieu la pensée de Weber a été et est restée jusqu’au bout absolument déterminante. Mais la croyance à l’hétérogénéité radicale des questions de valeur et des questions de fait et à la possibilité de décrire les faits en s’abstenant de toute espèce de jugement de valeur constituent justement l’une des choses essentielles qu’il n’a pas acceptées chez Weber et qui font partie de ce qu’il a dénoncé comme étant l’illusion scolastique.

Weber est, bien entendu, le premier à reconnaître que, dans le travail du sociologue, le choix du domaine étudié et la sélection des faits sont conditionnés par l’adhésion à certaines valeurs ; mais même si une certaine subjectivité de la valeur se trouve ainsi au fondement de la recherche dans les sciences sociales, elle ne met pas en danger l’objectivité des résultats de la recherche et n’empêche pas les faits décrits de posséder une existence et une réalité indépendantes. Le scientifique pourrait cependant être victime d’une forme de l’illusion scolastique quand il se croit capable d’occuper une position telle que les seules contraintes et les seules obligations qui sont imposées à la description qu’il donne de l’objet, une fois que celui-ci a été sélectionné, sont celles qui proviennent de l’objet lui-même. Weber donne à certains moments l’impression de penser que, si un autre élément, en particulier un jugement de valeur, intervient à ce niveau, il ne peut plus y avoir de compréhension intégrale des faits.

À cela on peut être tenté d’objecter que, même d’un point de vue wébérien, le concept de « compréhension intégrale » n’a pas de sens réel et que toute compréhension dépend nécessairement de l’adoption d’un point de vue ou d’une perspective quelconques sur l’objet (ce que Weber savait, bien entendu, parfaitement) ; ou encore, de façon plus précise, que, comme dirait Bourdieu, l’illusion de la compréhension intégrale est précisément scolastique et résulte essentiellement de l’oubli des lois qui gouvernent le champ scientifique lui-même et du fait que la compréhension que le praticien des sciences sociales peut avoir des faits qu’il décrit est et reste liée à la position particulière qu’il occupe lui-même, à son insu ou, beaucoup plus rarement, d’une façon qu’il est parvenu à expliciter – ce qui, du point de vue de Bourdieu, est, pour un sociologue, essentiel – dans le champ scientifique.

À vrai dire, la distance qui existe, sur ce point, entre lui et Weber est probablement moins importante qu’on ne pourrait le croire et peut-être même qu’il ne l’a parfois suggéré. Les traducteurs d’Hindouisme et bouddhisme ont raison d’insister sur le fait que, « comme Weber le souligne dans les Essais sur la théorie de la science, suspendre tout jugement de valeur sur les objets de recherche que le sociologue se donne pour tâche de connaître objectivement n’est pas antinomique avec le fait que leur étude engage aussi les déterminations de la position du chercheur : en l’occurrence le fait qu’il “a grandi dans le monde culturel européen [7]”. En d’autres termes, ce choix d’objet est le fait d’un savant inscrit dans un espace historique et culturel donné dans lequel il trouve les intérêts axiologiques de son temps pour orienter sa recherche. Mais cette part de relativité n’engage aucun relativisme dans la connaissance scientifique [8] ».

Bourdieu a toujours été, comme Weber, rationaliste et anti-relativiste. Mais il a éprouvé le besoin de pousser nettement plus loin que lui la réflexion sur les déterminations provenant de la position du chercheur, qui peuvent être engagées concrètement dans la recherche, et sur la question de savoir s’il lui est réellement possible de faire abstraction de tous les jugements de valeur autres que ceux qui résultent de son appartenance à un espace historique et culturel donné (comme par exemple celui d’un Européen d’aujourd’hui) et qui ont déterminé l’orientation de la recherche vers des objets déterminés.

La spécificité et la difficulté de la position défendue par Bourdieu proviennent du fait qu’il donne l’impression de soutenir, contre Weber et beaucoup d’autres, que la science n’a pas besoin d’être neutre pour être objective et que, dans le cas des sciences sociales plus que dans n’importe quel autre, le scientifique peut être engagé politiquement, et, ce qui est le plus important, l’être précisément en tant que scientifique et en vertu de ce qu’il sait, et non pas seulement en tant que citoyen comme un autre.

Parlant de Foucault et des ressemblances et des différences qu’il y a entre leurs deux cas, Bourdieu écrit : « Personne n’avait […] mieux réussi à réaliser cette réconciliation du scholarship et du commitment [compétence académique et engagement] qui a apporté son concours à la force d’attraction énorme de sa vie et de son œuvre avant tout dans des pays comme l’Allemagne et les États-Unis, des pays dans lesquels on perçoit souvent, bien à tort, me semble-t-il, comme inconciliables ces deux présupposés pour tout intellectuel qui peut être considéré comme digne de ce nom [9]. »

Un des points communs les plus importants entre Foucault et Bourdieu est sûrement le fait que, en dépit de tout ce qui par ailleurs les sépare, ils ont cherché et réussi à concilier les exigences du métier de savant, conçu de la façon la plus intransigeante et la plus professionnelle qui soit, avec celles de l’engagement politique, d’une façon qui entre certainement pour beaucoup dans la fascination extraordinaire que l’un et l’autre continuent à exercer bien au-delà du public des lecteurs spécialisés et du monde intellectuel en général.

Mais le cas de Bourdieu présente aussi, par rapport à celui de Foucault, une particularité (réelle ou imaginaire) sur laquelle les journaux ont beaucoup insisté au moment de sa mort et qui consiste dans ce que certains ont appelé « l’hypothétique opposition entre le savant de la première moitié de son existence et le militant des dernières années ».

(À suivre…)

Jacques Bouveresse

Première partie du texte d’une communication au colloque « Bourdieu français — Bourdieu allemand » (Berlin, 12-14 juin 2003), paru dans Bourdieu, savant et politique (Agone, 2004).

De Pierre Bourdieu, à paraître en janvier 2022, la réédition d’Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique.

(La série « Persistance de Pierre Bourdieu » est illustrée de portraits issus du documentaire de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat, CP-Production, 2001.)

Notes
  • 1.

    Émile Durkheim, « L’élite intellectuelle et la démocratie », L’Individualisme et les intellectuels, Mille et une nuits, 2002, p. p. 42.

  • 2.

    Max Weber, Le Savant et le politique, introduction de Raymond Aron, traduit de l’allemand par Julien Freund, UGE, 1963, p. 79.

  • 3.

    Ibid., p. 82.

  • 4.

    Ibid., p. 14.

  • 5.

    Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto- analyse, Raisons d’agir, 20004.

  • 6.

    Sur l’invention d’un Max Weber français sous l’égide de Raymond Aron et Julien Freund, lire Isabelle Kalinowski, « Leçons wébériennes sur la science et la propagande », in Max Weber, La Science, profession et vocation, Agone, 2005, p. 191-240.

  • 7.

    Max Weber, « Remarque préliminaire », L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski, Champs-Flammarion, 2000, p. 49.

  • 8.

    Isabelle Kalinowski et Roland Lardinois, « Introduction » à Max Weber, Hindouisme et bouddhisme, Champs-Flammarion, 2003, p. 67-68

  • 9.

    Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto- analyse, op. cit., p. 91-92.