Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (I) Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre (1)

Il y a soixante-dix ans, à la mort de George Orwell, le roman qui allait le faire entrer dans le Panthéon de la littérature mondiale, 1984, était paru depuis six mois. En avant-première à la nouvelle traduction que nous ferons paraître dans un an, nous mettrons en ligne chaque semaine un texte de (ou sur) Orwell. Pour commencer, un choix de chroniques « À ma guise » (1943-1947), introduites ici par Jean-Jacques Rosat.

En décembre 1943, Orwell inaugure dans Tribune, l’hebdomadaire de l’aile gauche du parti travailliste, une série de chroniques sous le titre « À ma guise ». D'une grande diversité, ses réflexions sont nourries du débat permanent et souvent polémique qu’Orwell entretient avec ses lecteurs ; d'une semaine sur l'autre, il revient fréquemment sur les mêmes questions pour répondre à des objections ou préciser ses idées. Au moment il se réapproprie le genre de la chronique, trop souvent voué à l’esthétisme ou aux postures d’autorité, il estau sommet de ses moyens d’écrivain (« À ma guise » est strictement contemporain de La Ferme des animauxet 1984) : il réinvente le genre pour en faire l’arme d’un combat à la fois politique et moral.

Dressant la liste des nouvelles désastreuses ou alarmantes qui s’affichent à la une de son « quotidien du matin, un jour ordinaire peu mouvementé de novembre 1946 », Orwell laisse échapper ce commentaire : « Lorsqu’on examine ce qui s’est passé depuis 1930, il n’est pas facile de croire à la survie de la civilisation [1]. » Ce qui rend cette époque dangereuse pour la civilisation, ce ne sont pas seulement le massacre des hommes par dizaines de millions, l’écrasement des villes sous les bombes, et les armes surpuissantes qui s’accumulent à nouveau. La pire menace aux yeux d’Orwell, c’est que le monde cesse d’être à la mesure des gens ordinaires, qu’il devienne impossible à chacun de vivre dans un univers proche et familier qu’il soit à même de comprendre et sur lequel il ait prise.

Quand la vie et la survie quotidiennes dépendent directement d’événements qui ont lieu à des milliers de kilomètres et de décisions opaques prises par des puissants inaccessibles, et quand, pour comprendre ces événements et ces décisions, on ne dispose la plupart du temps que des mensonges de la propagande et de grilles d’interprétation faussées par les idéologies, c’est le socle de toute existence véritablement humaine qui se dérobe.

Un tel processus a pour terme l’univers totalitaire de 1984, où l’individu est dépossédé de ses yeux et de son jugement, et où il ne peut plus constituer sa propre expérience. Mais cette issue n’est pas inéluctable et Orwell ne baisse pas les bras : « Je ne suggère pas, à partir de ce constat, que la seule solution est de renoncer à la politique quotidienne. […] Il faut poursuivre la lutte politique, exactement comme un médecin doit tenter de sauver la vie d’un patient, même s’il a de grandes chances de mourir [2]. »

En même temps qu’il entreprend la rédaction de La Ferme des animaux, puis de 1984, pour mettre en garde contre cette mort possible de la civilisation, Orwell s’engage dans le combat politique quotidien, qui prend pour lui la forme du journalisme. Celui-ci n’est pas seulement le métier qu’il exerce et dont il tire l’essentiel de ses revenus depuis 1937 environ. Orwell voit dans le journalisme le moyen d’élargir l’horizon de l’homme ordinaire et de renforcer sa capacité à comprendre sa propre situation en faisant entrer dans son univers quotidien la connaissance des événements plus ou moins lointains qui sont susceptibles de bouleverser celui-ci. Ce travail n’exige pas seulement l’attention au réel et le respect des faits mais une réflexion sur les moyens proprement journalistiques qui permettront au lecteur d’intégrer à sa propre expérience ce qu’il n’est pas en situation de voir de ses propres yeux. […] Orwell n’a, globalement, pas beaucoup d’estime pour une profession où l’honnêteté et le courage sont peu répandus. L’honnêteté ? « Sauf en cas de plainte pour diffamation, le journaliste moyen s’étonne, s’offusque même, qu’on se soucie de l’exactitude des noms, des dates, des chiffres et autres détails du même genre. Tout journaliste de la presse quotidienne vous le dira : l’un des secrets les plus importants de son métier, c’est l’astuce qui consiste à faire croire qu’il y a de l’information quand il n’y en a pas [3]. » Le courage ? « Bien qu’il n’y ait pas d’interdictions expresses ni d’instructions claires sur ce qui doit ou ne doit pas être publié, on ne passe jamais outre la ligne officielle. Les chiens de cirque sautent quand le dresseur fait claquer son fouet, mais le chien vraiment bien dressé est celui qui exécute son saut périlleux sans avoir besoin du fouet [4]. »

Comme en témoignent ces chroniques, le combat politique quotidien d’Orwell est aussi, et pour une large part, un combat au sein du journalisme. Il ne partage pas, en effet, l’idéologie professionnelle intéressée qui voudrait que, dans le combat pour la démocratie et pour un monde plus civilisé, le journalisme soit par essence dans le bon camp. Il est même clair qu’à ses yeux la plus grande partie de ce qui se publie dans la presse œuvre au côté des forces de destruction.

Analysant un numéro du Daily Mirror(l’un des tout premiers tabloïds anglais [5]) daté de 1936, il accuse ni plus ni moins ce journal d’avoir une part de responsabilité dans la situation dramatique où se trouve l’Angleterre neuf ans plus tard : « Si vous voulez savoir pourquoi votre maison a été bombardée, pourquoi votre fils est [soldat] en Italie, […] et pourquoi vous aurez bientôt besoin d’un microscope pour voir votre ration de beurre, vous avez sous les yeux une partie de la réponse [6]. » Pourquoi ? Parce qu’en fabriquant de toutes pièces un monde pacifié, frivole et illusoire – « un endroit tranquille, dominé par la royauté, le crime, les soins de beauté, le sport, la pornographie et les animaux [7] » –, un monde où l’on croit sur parole les déclarations lénifiantes des dictateurs fascistes, ce journal a interdit à ses lecteurs de prendre conscience de leur situation réelle.

Si la presse joue ce rôle néfaste, c’est d’abord parce qu’elle est presque tout entière « aux mains d’une poignée de gros capitalistes qui ont intérêt au maintien du capitalisme et qui tentent donc d’empêcher les gens d’apprendre à penser [8] ». Les conséquences de cette mainmise capitaliste sur l’information sont, aux yeux d’Orwell, si désastreuses que, pourvu que soit garantie l’indépendance des petits journaux et des hebdomadaires de façon à permettre à toute opinion, quelle qu’elle soit, de trouver un lieu d’expression, la perspective d’une nationalisation partielle ou totale de la grande presse n’est pas pour l’effrayer : « Il semble que nationaliser la presse serait du “fascisme”, alors que la “liberté de la presse” consiste à permettre à quelques millionnaires de contraindre plusieurs centaines de journalistes à falsifier leurs opinions. […] Mieux vaut être contrôlé par les bureaucrates que par les escrocs ordinaires [9]. »

Mais les maux politiques n’ont jamais pour Orwell des causes exclusivement structurelles ou institutionnelles ; ils dépendent toujours aussi de choix humains. Et, dans ce domaine, les journalistes sont politiquement et moralement responsables : « Les journalistes méritent leur part de blâme : c’est les yeux grands ouverts qu’ils ont largement laissé leur profession se dégrader. Quant à blâmer quelqu’un comme [le magnat de la presse] Northcliffe [10] parce qu’il gagne de l’argent par le moyen le plus rapide, c’est un peu comme de blâmer un putois parce qu’il pue [11]. »

Orwell revient à trois reprises sur le caractère pernicieux de l’enseignement donné dans les écoles de journalisme, où l’on présuppose « que le public sera toujours et à jamais la même masse de crétins dont le seul désir est de s’endormir, et qu’aucune personne saine d’esprit n’ira s’asseoir devant une machine à écrire sinon pour produire des imbécillités monnayables [12] ». La profession ne saurait se dédouaner, comme elle en a l’habitude, en opposant aux facilités et débordements de la presse à grand tirage les vertus démocratiques du journalisme sérieux ou même intellectuel : celui-ci, aussi bien que l’autre, est capable d’être veule, malhonnête et d’inventer la réalité.

La charge la plus violente de ces chroniques est lancée contre les intellectuels et journalistes de gauche qui, lors de l’insurrection de Varsovie en août 1944, ont aligné leur présentation des événements sur la propagande soviétique : « Tout d’abord un message à l’ensemble des journalistes et des intellectuels de gauche : “Rappelez-vous qu’on finit toujours par payer sa malhonnêteté et sa couardise. Ne vous imaginez pas que, pendant des années, vous pouvez être les lèche-bottes propagandistes du régime soviétique, ou de tout autre régime, et retourner un beau jour à une décence mentale. Putain un jour, putain toujours.” [13] » Le New Statesman, l’hebdomadaire distingué de l’intelligentsia de gauche [14], se sentit visé au point que son rédacteur en chef téléphona à Tribune pour menacer d’un procès.

Les colères d’Orwell contre la malhonnêteté journalistique n’épargnent pas ses proches : quand son collègue et ami Reginald Reynolds [15] reprend à son compte dans Tribune, sans en vérifier la source, une histoire d’actes de barbarie qu’auraient commis des soldats anglais, Orwell l’attaque publiquement, dans le même numéro, et lui donne une leçon de journalisme sur le tri à faire entre les témoignages fiables et les « récits d’atrocités » – tous bâtis sur les mêmes modèles, que les services de propagande de chaque pays s’échangent et recyclent d’une guerre à l’autre [16].

(À suivre…)

Jean-Jacques Rosat

Extrait de sa préface à George Orwell, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008.

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes
  • 1.

    . Soixante-troisième chronique « À ma guise », parue dans Tribune le 23 novembre 1946 (trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 358).

  • 2.

    Ibid.

  • 3.

    . Vingt-et-unième chronique « À ma guise » (21 avril 1944), ibid., p. 139.

  • 4.

    Trente-deuxième chronique « À ma guise » (7 juillet1944), ibid., p. 197.

  • 5.

    Fondé en 1903 et propriété de lord Rothermere, le Daily Mirror fut, dans l’Angleterre des années 1930, le seul quotidien, avec le Daily Sketch, de format tabloïd, et, comme ce dernier, grossier, populiste et réactionnaire. Progressivement, il adopta à la fois une approche encore plus sensationnaliste de l’information et une position politique populiste de centre gauche, ce qui fit exploser son tirage. En 1944, il talonnait le Daily Express, et sa position pro-travailliste dans la campagne des élections générales de 1945 a été souvent considérée comme une des raisons de l’écrasante victoire des travaillistes.

  • 6.

    Dix-neuvième chronique « À ma guise » (7 avril 1944), ibid., p. 128.

  • 7.

    . Ibid.

  • 8.

    . Ibid.

  • 9.

    Quatre-vingtième et dix-neuvième chroniques « À ma guise » (4 avril 1947 et 7 avril 1944), ibid.,p. 445 et 130.

  • 10.

    Anciennement Alfred Harmsworth (1865-1921), Northcliffe (devenu lord en 1905) fut l’un des plus grands barons de la presse du début du XXe siècle, il lança le Daily Mail en 1896 et le Daily Mirror en 1904 ; acheta l’Observer en 1905 et le Times trois ans plus tard.

  • 11.

    . Vingt-et-unième chronique « À ma guise » (21avril 1944), ibid., p. 140.

  • 12.

    Quarante-troisième chronique « À ma guise » (6 octobre 1944), ibid., p. 254.

  • 13.

    Quarantième chronique « À ma guise » (1erseptembre 1944), ibid., p. 239.

  • 14.

    Hebdomadaire politique et littéraire créé en 1913 par Sidney et Beatrice Webb, leNew Statesman and Nation devint le plus influent des périodiques politiques britanniques (environ 80 000 exemplaires) et, reconnaît Orwell, il méritait cette suprématie car, « au fil des ans, il a su conserver un haut niveau journalistique et, à défaut d’une ligne politique entièrement cohérente, du moins une orientation bien marquée. Toute la classe moyenne rose “éclairée” le lit par habitude » (The Complete Works of George Orwell, vol. 19, p. 295-296). Politiquement, Orwell lui reprochait d’être le journal des compagnons de route du communisme. « Depuis vingt ans, le New Statesman a probablement fait plus que n’importe quoi – plus en tout cas que n’importe quel autre périodique – pour répandre une attitude russophile non critique dans l’intelligentsia britannique, et cela d’autant plus efficacement qu’il n’a aucun lien avec le parti communiste et qu’il affecte un certain détachement à l’égard de l’Union soviétique » (ibid.). Ainsi le New Statesman refusa-t-il, coup sur coup, en juillet 1937, deux articles d’Orwell sur la guerre d’Espagne : « Les pieds dans le plat espagnol » et sa recension de Spanish Cockpit de Borkenau (John Newsinger, La Politique selon Orwell, Agone, 2006, p. 99-100).

  • 15.

    Journaliste, quaker et pacifiste, Reginald Reynolds (1905-1958) a rencontré Orwell à l’ILP (Independent Labour Party)

  • 16.

    Trente-septième chronique « À ma guise » (11 août 1944), ibid., p. 222.