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Soixante-dix ans après Orwell (XX) Comment prouver que la Terre est ronde ?

Quelque part – dans la préface de Sainte Jeanne, je crois – Bernard Shaw remarque que nous sommes plus crédules et superstitieux que nous l’étions au Moyen Âge et, comme exemple de crédulité moderne, il cite la croyance répandue selon laquelle la Terre est ronde

L’homme de la rue, dit Shaw, est incapable d’avancer une seule raison qui explique que la Terre est ronde. Il accepte cette théorie simplement parce qu’il s’y trouve quelque chose qui séduit la mentalité du XXesiècle.

Je trouve que Shaw exagère, mais ce qu’il dit n’est pas dénué de fondement, et le sujet est intéressant à poursuivre car il éclaire le savoir moderne. Pourquoi donc croyons-nous que la Terre est ronde ? Je ne parle pas des quelques milliers d’astronomes, de géographes et des autres personnes du même acabit qui pourraient vous en donner une preuve oculaire ou qui ont une connaissance théorique de cette preuve, mais du citoyen ordinaire, lecteur de journaux, tel que vous ou moi.

Quant à la théorie défendant une Terre plate, je pense que je pourrais la réfuter. Lorsqu’on se trouve au bord de la mer et que l’air est clair, on voit les mâts et les cheminées de bateaux invisibles glissant à l’horizon. Ce phénomène ne peut s’expliquer qu’en faisant l’hypothèse d’une Terre dont la surface est courbe. Mais il ne s’ensuit pas que la Terre est sphérique. Imaginez une autre théorie qu’on appellerait la théorie de la Terre ovale, qui affirmerait que la Terre a la forme d’un œuf.

Que pourrais-je dire pour la réfuter ? Pour contrer l’homme qui défendrait une Terre ovale, la première carte que je peux jouer est l’analogie du Soleil et de la Lune. L’homme de la Terre ovale me répond sur-le-champ que mes propres observations ne me permettent pas d’affirmer que ces corps sont sphériques. Je sais seulement qu’ils sont ronds, et ils pourraient d’ailleurs très bien être des disques plats. Je n’ai rien à rétorquer à cela.

En outre, poursuit-il, quelle raison ai-je pour penser que la Terre doit avoir la même forme que le Soleil et la Lune ? Je n’ai pas non plus de réponse à cela. Ma deuxième carte est l’ombre de la Terre : quand elle se projette sur la Lune pendant les éclipses, elle semble être l’ombre d’un corps sphérique. Mais comment sais-je, demande l’homme de la Terre ovale, que les éclipses de la Lune sont produites par l’ombre de la Terre ? La réponse est que je l’ignore et que j’ai accepté cette affirmation à l’aveuglette en lisant des articles de journaux et des manuels scientifiques.

Vaincu au cours des premières escarmouches, je joue maintenant ma reine d’atout : l’opinion des experts. L’Astronomer Royal, qui est supposé savoir, me dit que la Terre est ronde. L’homme de la Terre ovale couvre ma reine avec son roi. Ai-je vérifié l’affirmation de l’Astronomer Royalet ai-je même un moyen de vérifier ses dires ? C’est là que je sors mon as. Oui, je connais un moyen de vérifier. Les astronomes peuvent prévoir les éclipses, ce qui fait penser que leur opinion sur le système solaire doit être plutôt sérieuse. Je suis donc justifié à accepter leurs dires à propos de la forme de la Terre.

Si l’homme de la Terre ovale rétorque – ce qui, selon moi, est vrai – que les anciens Égyptiens, qui pensaient que le Soleil tournait autour de la Terre, savaient également prédire les éclipses, alors mon as perd toute sa force. Il ne me reste plus qu’une seule carte : la navigation. Les gens peuvent faire le tour du monde en bateau et atteindre les endroits où ils veulent se rendre grâce à des calculs fondés sur le fait que la Terre est sphérique. Je crois bien que l’homme de la Terre ovale est écrasé, bien qu’il ait sans doute encore une carte à jouer.

On aura vu que les raisons qui me font penser que la Terre est ronde sont assez précaires. Et pourtant il s’agit d’une information exceptionnellement élémentaire. Pour la plupart des autres questions, j’aurais été obligé de recourir bien plus tôt aux services de l’expert et je serais moins capable de vérifier ses affirmations. La plus grande partie de notre savoir se trouve à ce niveau-là.

Notre savoir ne se fonde ni sur le raisonnement ni sur l’expérience mais sur l’autorité. Et comment pourraitil en être autrement quand l’étendue du savoir est si grande que l’expert lui-même devient ignare lorsqu’il s’éloigne de sa spécialité ? La plupart des gens à qui l’on demanderait de démontrer que la Terre est ronde ne se soucieraient même pas d’avancer les arguments faiblards que j’ai soulignés plus haut. Ils commenceraient par dire que « tout le monde sait » que la Terre est ronde et, si on les pressait davantage, ils se mettraient en colère.

D’une certaine façon, Shaw a raison. Nous vivons dans une époque crédule, et le poids du savoir que nous devons porter aujourd’hui en est en partie responsable.

George Orwell

Soixante-septième chronique « À ma guise », parue dans Tribune les 27 novembre 1946 (trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 378-381).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).