Au jour le jour

Sous le talent : la classe, le genre, la race

À écouter les artistes, les critiques ou les enseignants dans les écoles d’arts, la réussite des unes et des autres ne peut être comprise que comme l’expression d’une différence de « talent »…

Un des paradoxes des formations aux métiers artistiques est justement de se présenter comme des lieux d’apprentissage de ce qui ne s’apprend pas ; le « charisme », la « personnalité » ou le « talent » étant toujours possédés in personam et mystérieusement. D’ailleurs, à l’exception des musiciens d’orchestre ou des danseurs de ballet classique la plupart des artistes ont la possibilité d’accéder à la profession artistique en dehors de toute formation, de la possession d’un diplôme spécifique ou du passage de concours officiels. Autrement dit, aucuns droits d’entrée ne peuvent a priori s’imposer à eux et à elles sur le chemin de la carrière. Cette situation donne corps, en apparence, à la représentation d’un art qui serait au-dessus des contraintes sociales. L’accès à la formation artistique n’en est pas moins devenu, en ce début du xxie siècle, un élément clé dans la construction des trajectoires artistiques professionnelles, et ce dans tous les « mondes de l’art »[1] […]

Depuis le début des années 2000, une riche littérature sociologique développée à partir d’enquêtes empiriques a permis d’identifier les mécanismes de construction des inégalités entre femmes et hommes artistes – socialisations, conventions, réseaux, rôles familiaux et stéréotypes sexués. On sait ce que la transgression d’un nombre grandissant de femmes pour entrer, se maintenir et parfois même accéder à la reconnaissance artistique de haut niveau doit à des processus sociaux particuliers. Outre le poids déterminant des dispositifs formels et des formations artistiques, des « sursocialisations » familiales et scolaires ou des ressources liées au fait d’être en couple homogame, on peut repérer des stratégies de renversement du stigmate « féminin » ou, à l’inverse de masculinisation artistique, ou encore la participation à des collectifs d’artistes. […]

Dans quelle mesure les mécanismes de production d’inégalités se cumulent-ils, se croisent-ils, se compensent-ils, se contredisent-ils ou s’annulent-ils au quotidien pour ces jeunes artistes en formation ? Une lecture transversale des huit études sociologiques et/ou historiques présentées dans ce numéro nourrit ainsi l’analyse et nous amène à proposer quelques réponses originales à cette question majeure.

Tous les articles éclairent de manière directe ou indirecte la force de la rhétorique du « talent » dans les mondes de l’art et son rôle spécifique : masquer, occulter, rendre invisible les mécanismes sociaux de construction des inégalités à l’œuvre dans ces écoles. Cette rhétorique est mobilisée aussi bien par les jurés au moment des épreuves de concours de recrutement que par les professeurs, les responsables de cursus ou les élèves au cours des trajectoires de sélection, d’auto-sélection et d’orientation.

On retrouve ici ce que Bourdieu avait déjà montré au sujet de l’école : cette nécessité des institutions de sélection de faire passer pour légitimes les jugements arbitraires qu’elles réalisent. Comme pour les matières les plus élitistes de l’élite scolaire, l’art est une « discipline à talent », opposée en tout à une « discipline à travail[2] ». Les critères d’évaluation sont ainsi masqués par l’appel incessant fait au « talent », à la « personnalité », à la « singularité » ou au « charisme » supposé des artistes en devenir afin de justifier les jugements portés sur les élèves et sur leur évolution finale – refus, exclusion, auto-exclusion, succès. Cette rhétorique opère dans les critères de jugement et de sélection mobilisés, qui portent pour certains sur les corps – qu’on pense aux supposées « dispositions naturelles » des petits rats de l’Opéra ou aux capacités « musculaires » des circassiens –, parfois sur les gestes esthétiques ou sur l’expression artistique jugés « intéressants » (ou non) et faisant ainsi preuve du « charisme » du futur comédien ou de la « passion » de la future artiste visuelle, ou encore parfois sur les comportements sociaux mis en œuvre dans le travail collectif. Les élèves « talentueux » ont le « bon esprit », savent s’intégrer au groupe, ont la capacité de jouer le jeu.

Dans tous les cas, ce sont des caractéristiques censées être possédées mystérieusement et naturellement. C’est pourquoi le corps est bien souvent le support de telles catégories de jugement. La « psychologisation sociale[3] » mise en œuvre, attribuant à la seule personne et à ses supposées dispositions naturelles et psychologiques les raisons de son succès et de son échec, permet d’occulter les critères sociaux, sexués et « raciaux » effectivement mobilisés pour construire ces jugements et de faire l’économie d’une réflexion sur ces derniers. La valorisation de modes de comportements propres à la bourgeoisie, d’une masculinité dominante et de corps blancs – non racisés – se fait au nom du « talent » personnel de manière toute « naturelle »[4]. Il ne s’agit donc pas de dire que les opérations de sélection à l’entrée ou lors de la scolarité sont totalement aléatoires. Si elles sont arbitraires, c’est qu’elles ne révèlent pas les logiques effectives des jugements, qu’elles passent sous silence la vérité des jugements opérés qui fait par exemple qu’un jeune homme racisé aura d’autant plus de chances d’être reconnu comme « talentueux » et d’entrer à l’école du théâtre national de Strasbourg qu’il jouera sur sa supposée appartenance « raciale », ou qu’à l’inverse une candidate d’origine algérienne sera refusée à l’École des arts plastiques à moins de « revenir et de mettre plus de babouches » dans ses œuvres d’art. Autrement dit, avoir du « talent » n’a pas la même signification selon les catégories de perception sociale, « raciale » et sexuée avec lesquelles les juges apprécient les candidats et les élèves.

Ce n’est pas l’origine des différences de « talents » qu’il faut interroger, mais plutôt la croyance même en ces « talents » qui est au fondement de la légitimation de ces actes de sélection et de consécration, et comprendre ce faisant de quelle manière ceux et celles qui sont repérés et sélectionnés sont jugés comme ayant du « talent ».

Il ne faudrait pas pour autant négliger l’efficacité symbolique de ces jugements et des étiquettes qu’ils distribuent, comme autant de décrets performatifs. Les phénomènes d’auto-exclusion, de censure ou de « crise de vocation » s’expliquent souvent par des déficits de confirmation du « talent » supposé. Ces phénomènes renforcent alors la croyance dans le « talent » comme une modalité de discrimination entre les personnes. Elle agit sur les apprentis artistes pour nourrir leurs aspirations d’entrée dans la vie artiste ou au contraire les en dissuader. Lorsque, par exemple, l’utilité de l’art protégé par l’État s’effrite au xixe siècle au profit d’une vision de l’art comme champ autonome de création demandant de la « personnalité », les femmes, auparavant très présentes, tout comme les hommes des classes populaires, se trouvent exclues des écoles d’arts plastiques.

Il est remarquable par ailleurs de voir combien la logique du « talent » mobilise les mêmes ressorts que la logique de l’aisance pour les classements scolaires qui rendent invisibles les rapports sociaux de classe[5], et la logique de la « nature » pour les rapports sociaux de sexe ou de « race »[6]. Dans les trois cas, c’est la force d’un « naturel » incorporé qui doit se « voir » plutôt que s’« expliquer », qui ne s’acquiert pas mais est « inné ». D’une certaine façon, le « talent » est une « seconde nature » qui fait passer pour personnels des jugements sociaux, comme le sexe fait passer pour naturelles des différences culturelles. […]

Si l’ensemble du système éducatif peut être analysé comme un espace de reproduction d’inégalités sociales, sexuées et « raciales », celles-ci semblent pouvoir se maintenir avec d’autant plus de force dans les formations ici étudiées. L’idéologie du don y est centrale et l’art est devenu une activité professionnelle parmi les plus prestigieuses. Non seulement les familles socialement favorisées sont prêtes à investir les pratiques culturelles dès la jeune enfance, mais le choix d’une carrière artistique est désormais jugé de manière favorable.

Tout d’abord, les pratiques culturelles et artistiques – danse, théâtre, musique ou arts visuels – participent d’une éducation bourgeoise, d’une éducation à la « respectabilité[7] » des classes moyennes et supérieures, notamment celle des jeunes filles bien nées, contribuant en retour à exclure de fait de ces pratiques – via notamment les processus d’auto-exclusion – les populations moins favorisées socialement ou culturellement éloignées des formes légitimes de la culture par leurs origines géographiques. En associant de manière implicite la pratique de la musique classique à une forme de « respectabilité » (pour les jeunes filles) et d’« élitisme » (pour les garçons) propres aux classes moyennes et supérieures blanches, ces institutions incitent de fait les enfants et les jeunes personnes des milieux populaires et/ou appartenant aux « minorités visibles » à s’auto-exclure de ces pratiques.

Par ailleurs, là où les carrières artistiques pouvaient par le passé être jugées trop hasardeuses – voire être synonymes de déclassement aux yeux de certains parents –, une telle orientation se voit désormais encouragée par les familles favorisées, et ce pour les jeunes filles comme pour les jeunes garçons – d’autant plus dans les écoles perçues comme des voies d’excellence, qui donnent lieu à de véritables stratégies de placement. Et si les garçons sont très minoritaires dans certains cursus « féminins » comme la danse ou le théâtre, ils sont là encore accompagnés de manière favorable lorsqu’ils appartiennent à des familles favorisées cultivées et que la pratique professionnelle est envisagée du fait de son prestige social, à l’image des petits rats de l’Opéra de Paris. Enfin, aussi bien au moment du recrutement que de la formation proprement dite, les filles et plus encore les garçons blancs d’origine sociale favorisée voient leurs comportements sociaux, leurs corps et leurs gestes particulièrement valorisés de manière « naturelle » par leurs enseignants – qu’il s’agisse de danse, de théâtre, de musique, de cirque, de mode, d’arts visuels ou de photographie. Dans le même ordre d’idées, ils et elles se sentent plus à l’aise dans un univers social au fonctionnement proche des classes supérieures auquel leur socialisation familiale les a particulièrement bien préparés.

Tout se passe comme si cet investissement des classes moyennes et supérieures dans les pratiques et les professions artistiques rencontrait des dispositions favorables en accord avec les nouvelles formes de légitimation « méritocratique » qu’elles revendiquent[8]. Si l’art n’est plus uniquement saisi comme éducation à la culture légitime, mais devient pour ces fractions de classes un devenir professionnel possible, c’est parce qu’il s’appuie sur cette même idéologie. La méritocratie rend légitime les inégalités en affirmant que les dominants sont les plus « talentueux » : la hiérarchie des positions sociales refléterait une hiérarchie des « talents » possédés par chacun. C’est avant tout dans l’adhésion à l’élection supposée méritocratique car fondée sur le « talent » de leurs enfants qu’il faut comprendre ce nouvel attrait pour les professions artistiques[9] – et parmi elles, les plus proches de la culture la plus valorisée et surtout portées par les grandes institutions nationales. […]

La fabrique des inégalités sexuées, sociales et « raciales » est tout à la fois invisible et légitimée dans la mesure où, d’une part, elle se réalise de manière « naturelle », au cœur des interactions sociales, sur le temps long de la vie sociale et où, d’autre part, elle est masquée par une rhétorique du « talent » qui rend impossible sa simple remise en cause. Révéler de tels mécanismes, les multiples formes qu’ils peuvent prendre et leur diffusion dans des mondes de l’art très variés est sans doute la première étape nécessaire pour en contrecarrer les effets quand l’art bénéficie d’une aura aussi prestigieuse, voire mystérieuse et magique, faisant vibrer et rêver une élite cultivée aux ressources sociales, économiques et familiales nombreuses.

Rappelons cependant que, en dépit de multiples résistances, un certain nombre de voix s’élèvent parmi les professionnels de l’art pour mettre en cause la prégnance des inégalités dans le secteur artistique. Ainsi, depuis plus de dix ans la question de l’égalité hommes-femmes se voit régulièrement mise sur le devant de la scène, dans le sillage des rapports réalisés par Reine Prat pour le ministère de la Culture[10]. Mettant en lumière les multiples obstacles pesant sur les carrières féminines, ces rapports appelaient à la mise en place de mesures volontaristes en vue de faire progresser la part des femmes dans les programmations et aux fonctions de responsabilité dans le secteur. La production de statistiques sexuées est apparue comme l’un des leviers indispensables pour permettre l’objectivation d’inégalités habituellement passées sous silence. De même, face au constat récurrent du manque de « diversité » sur les scènes et les écrans français, certains collectifs ont plus récemment dénoncé la sous-représentation des artistes racisés au sein du milieu culturel français, appelant là aussi à développer des outils de mesure en vue d’estimer précisément la place dévolue à ces derniers dans les programmations. 

Pour autant, les données chiffrées, nécessaires pour mesurer d’éventuelles réductions des inégalités sociales, sexuées ou « raciales » – ou pour repérer les espaces où elles résistent – demandent à être complétées par des analyses qualitatives afin d’éclairer le sens et la complexité des transformations à l’œuvre, sous peine de s’en tenir à une vision comptable de l’égalité. Ainsi, par exemple, le constat de la nette féminisation de l’enseignement supérieur artistique ne doit pas conduire à minimiser le rôle des hiérarchisations qui s’opèrent durant la formation, et dont les effets peuvent se faire sentir sur la suite de la carrière. Les aspirantes comédiennes ou plasticiennes, plus nombreuses que les garçons à se présenter à l’entrée du théâtre national de Strasbourg ou dans une école des beaux-arts et majoritaires parmi les admis, restent par exemple perçues comme étant en surnombre et font l’objet de jugements plus sévères, là où les garçons sont évalués avec plus de clémence par le jury – processus qui peut se rejouer à d’autres étapes clés des carrières, comme c’est le cas pour les auditions de danse contemporaine.

Dans le même ordre d’idées, lorsque certaines formations semblent prêtes à accueillir davantage d’étudiants racisés parmi leurs promotions, cela ne permet pas de conclure à une réelle transformation des critères de recrutement. Cette apparente ouverture traduit plutôt la volonté d’afficher une forme de diversité ou un intérêt pour des candidates venant de certains pays étrangers au passé artistique valorisé, quand elle ne reflète pas la nécessité pour certaines écoles de s’inscrire sur un marché qui s’internationalise, comme dans le cas du stylisme.

Ces éléments invitent à poursuivre l’analyse de la hiérarchisation des « talents » dans les différents mondes de l’art, tant au cours des formations que dans la suite des carrières. En prenant appui sur une telle perspective intersectionnelle, on se donne les moyens de saisir l’imbrication des dimensions sociale, genrée et « raciale » à l’œuvre dans les mécanismes de reproduction, mais aussi le sens effectif pris par les transformations de ces inégalités, au-delà des apparences et des appels de circonstance à la parité ou à la diversité.

Marie Buscatto, Marine Cordier & Joël Laillier

Extrait de l’introduction au numéro 65 (2021) de la revue Agone, qui vient de paraître.

Notes
  • 1.

    Howard S. Becker, Les Mondes de l’art[1982], Flammarion, 1986.

  • 2.

    Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Minuit, 1989 ; Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin, « Les catégories de l’entendement professoral », Actes de la recherche en sciences sociales, 1975, no 3, p. 68-93.

  • 3.

    Marie Buscatto, « Des managers à la marge : la stigmatisation d’une hiérarchie intermédiaire », Revue française de sociologie, 2002, no 43(1), p. 73-98.

  • 4.

    Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Côté-femmes, 1992.

  • 5.

    Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État…, op. cit.

  • 6.

    Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir, op. cit.

  • 7.

    Beverley Skeggs, Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015.

  • 8.

    Shamus Khan, L’École des élites, Marseille, Agone, 2015.

  • 9.

    Joël Laillier, Entrer dans la danse. L’envers du Ballet de l’Opéra de Paris, CNRS Éditions, 2017.

  • 10.

    Reine Prat, Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation, rapport pour le ministère de la Culture, mai 2006 ; le second rapport, intitulé De l’interdit à l’empêchement, est paru en 2009.