Au jour le jour

Un été en prison (IV) Depuis l'intérieur

De retour derrière les barreaux, JMarc Rouillan retrouve en même temps de « vieilles connaissances », les habitudes de la détention et celles du récit, du croquis de « personnages » et de la récolte d'anecdotes dont sont faits le quotidien carcéral.

Dans la cour de promenade, je retrouve toute une bande croisée et recroisée au fil des années de taule. Certains pensionnaires rencontrés lors d’une peine antérieure, comme Gilbert, un ancien du FLNC [1], du temps de la Cour de sûreté de l’État. La plupart retombés pour de nouvelles affaires. Quelques-uns en transit entre deux affectations dans des établissements pour longue peine. Ils m’apportent des saluts et des recommandations de « l’amicale » de la haute sécurité.

— Jeannot m’a dit que je te croiserai ici... Ils lui ont refusé la condi...

— Il est toujours à Moulins ?

— Il attend de partir pour Clairvaux.

Zé est corse, un quinquagénaire usé au carcan des prisons, que j’ai connu jeune et encore chargé d’espérance.

— Depuis 1981, j’ai passé un mois dehors.

Je connais bien son histoire : une permission, une cavale, un cousin assassin de gendarmes, un braquage qui tourne mal. Résultat : perpétuité. Bientôt trente ans au compteur. « C’est un bon mec », comme on dit par chez nous. J’ai également côtoyé son frère et son cousin, aujourd’hui libérés. Dès les premiers pas côte à côte, il me remémore de vieilles histoires.

— Tu te souviens quand on attendait le brouillard pour cavaler ?

Bien sûr que je me souviens ! Comment aurais-je pu oublier pareils moments ?

Alors qu’ils cassaient la fenêtre de Furiani (comme on avait baptisé la salle où les Corses jouaient au tarot), j’attendais au deuxième étage pour leur balancer la corde sur le toit de l’atelier. Je revois le paquet de trente mètres de tissu tressé. Sur la poche de plastique, une marque d’eau minérale et le slogan « À fond la forme ! » Pierrot guettait la grille de la coursive. Les coups résonnaient dans l’escalier.

— Monte la radio ! Monte la radio !

Pendant deux mois nous avions planqué la corde dans la machine à laver du rez-de-chaussée...

Zé rigole en me donnant un coup de coude de connivence.

Quand je le regarde et constate son état, comme celui du Blond, j’appréhende le mien. Des rescapés des réclusions... S’il a gardé sa haute stature, le Blond (qui ne l’est plus depuis longtemps) est un crevard qui demeure parmi nous malgré l’avis des médecins. Également en perpette, il a été épinglé à la une des gazettes et ils l’ont fait retomber le mois dernier sous un prétexte imaginaire.

Dehors on pourrait passer pour de vieux croûtons. Des préretraités ! S’il n’y avait quelque chose d’étrange dans notre démarche, le balancement des épaules, le regard qui s’immobilise parfois, trop longtemps. Ces détails et d’autres font toute la différence.

Pas assez sans doute, car ça m’énerve un tantinet quand un gremlin [2] qui mendie à ma porte une cigarette ou une dosette de Ricoré m’appelle sans malice « Papy ».

Pour les jeunes, mon surnom tourne désormais autour du funeste « Papy » ; sinon c’est « l’Ancien », plus respectueux...

Et la maladie n’arrange rien à l’affaire. Quand je ne sors pas de deux jours, certains viennent gentiment aux nouvelles : « Ça va, l’Ancien ? Tu veux qu’on prévienne l’infirmerie ? » Et lorsqu’on marche les trois de front, le Blond, Zé et moi, on nous interpelle avec des « Alors le club des perpettes, tout baigne ? » ; et, en nous montrant du doigt :

— Là, y en a, de la prison... Un siècle au moins !

— Et pas que ça ! Même si aujourd’hui on ne cause plus de cavale, commence le Blond.

— Alors qu’on ne parle pas non plus de conditionnelle ni de suspension de peine ! dis-je avec un sourire acide aux lèvres.

— Exactement, reprend-il d’une voix fatiguée par sa faiblesse cardiaque. Depuis que je suis revenu, j’ai pris conscience de deux choses : la première, c’est l’importance de notre solidarité. Et son humanité. Dehors, on ne trouve pas ça. Ou alors pas à un tel degré.

— C’est d’ailleurs ça qu’ils cherchent à détruire avec la pseudo-humanisation de leurs nouvelles prisons. Aujourd’hui, ils lancent partout la traque à toute sociabilité qui peut échapper à la rééducation de force.

— Rien que le colis des arrivants, celui qu’on prépare entre nous : même les plus pauvres donnent un truc !

— Dire qu’ils traitent ces coutumes de « code du caïda » ! Mais je t’ai coupé : et alors, la deuxième chose ?

— Oui. Quand je nous vois ensemble dans une cour de promenade, vingt ans après, je me dis, quoi qu’on en dise, qu’on les a traversés sans perdre notre dignité. On a tenu le coup malgré tout.

— On est restés des hommes, ajoute le Corse, lapidaire.

Un an plus tôt, le soir après le boulot, alors que j’attends sur le quai de la station de métro Gare-Saint-Charles, adossé avec une fausse nonchalance au mur de carrelage orangé, carapacé dans un Fly de cuir noir comme au temps de mes années parisiennes, me préparant déjà à franchir la porte des Baumettes, je tire régulièrement sur la manche pour regarder ma montre : au moindre incident sur la ligne je raterais le bus. Je remarque l’arrivée d’un groupe compact de gamins turbulents qui perturbait la quiétude patiente des quidams : certains jettent des regards par en dessous ; d’autres soupirent en levant les yeux au ciel ; près de moi, un homme en costume reprend l’attaché-case qu’il avait déposé à ses pieds. Ça se bouscule et ça piaille. Des « Tes morts » et des « Ta mère la pute ». C’est leur silence qui éveille ma curiosité. Ils s’étaient mis à chuchoter, mesurant désormais leurs mouvements. Dehors ou dedans, ils ne sont guère différents. Et nul besoin d’un doctorat en sociologie pour décrypter l’essentiel de leur culture. Deux ou trois regards appuyés et je devine que je suis l’objet de leurs conciliabules. Aussi, quand l’un d’eux s’avance, encadré de deux acolytes, je sais qu’ils viennent pour discuter. À grands efforts de civilité, le chef de bande s’enquiert : « Je m’excuse, monsieur, vous êtes bien lui qu’on a vu à la télé ? Le chef d’Action directe ? »

En trois enjambées félines, déjà le reste de la tribu m’entoure pour entendre ma réponse. Inutile de perdre mon temps pour expliquer qu’il n’y avait ni chef ni monsieur. Je réponds d’un simple signe affirmatif de la tête.

Ils laissent échapper des gestes de contentement. Une tape sur l’épaule, un bras lancé au cou du voisin. Puis, ils s’immobilisent pour écouter le message collectif prononcé par le porte-parole.

— Vingt ans de prison, c’est impressionnant... Eh bien, monsieur, on voulait vous dire que, pour nous, vous êtes un homme. Oui, monsieur, wouallah, vous êtes un homme, un vrai.

Impossible pour le groupe de rester immobile et silencieux plus longtemps. Les jeunes s’éloignent d’un seul coup en gestes et en exclamations tandis que la rame de métro pointe son nez.

Le long du trajet, je souris tout seul en songeant au qualificatif d’« homme » dont ils m’avaient gratifié. Au moins, au milieu de la foule laborieuse de ce soir d’hiver, je pouvais prétendre à la condition humaine. Des congénères m’avaient reconnu. Pour ces gamins méprisés, pour ceux qu’on dit incultes et qu’on nie en réponse à la terreur sociale qu’ils inspirent, la condition d’homme demeure une quête. Une qualité toujours précieuse, gagnée sur l’adversité. Rien d’essentiel n’a changé depuis le temps des esclaves et des sagas des peuples du Nord.

J’ai été détenu à Lannemezan avec Robert d’Endoume. Avec le Blond, lui aussi d’Endoume, j’ai été détenu à Fresnes et à Arles. Avec l’Albanais Dini, c’est à Lannemezan et à Arles, comme avec Jean- Luc, au début des années 2000. Longtemps ce dernier a été mon voisin d’étage. On mangeait souvent ensemble, et le matin vers 10 heures je le rejoignais à la salle de musculation. C’est un costaud à gueule d’ange, un de ceux qui ne peuvent survivre derrière les murs sans leurs quatre heures quotidiennes d’épuisement sportif. Il m’attendait à la porte de la salle, hiver comme été, en débardeur, un bandana de pirate sur le crâne, m’accueillant invariablement avec un « C’est à cette heure-ci que tu arrives ? »

Je débarquais pourtant tous les matins à la même heure...

— Qu’est-ce que tu travailles aujourd’hui ?

— Les pecs, au developpé, et des deeps pour finir.

— Parfait...

Puis il retournait soulever d’énormes charges avec ses compagnons de fonte Mickey et Aldo. Il me surveillait, intervenant de temps en temps : « Ton coude bien en ligne... Tu vas finir par chopper une tendinite, comme l’an passé, à l’épaule. Et ne laisse pas tomber ta charge sur la poitrine, c’est dangereux... »

Je l’ai retrouvé dans la cour le lendemain de ma réincarcération... Dini m’a accueilli avec un « Devine qui est ici ? » Et derrière ses épaules j’ai reconnu la bouille souriante de Jean-Luc. Il n’avait pourtant pas de quoi se réjouir.

— Je retourne au ballon pour une histoire bidon... J’accepte de rendre service. Et à peine une heure après je suis marron.

Les jours, les semaines, les mois ont passé. À mon retour de l’hôpital, il est toujours là, fidèle à son sport matinal. Quand on prend le café, on aime bien le blaguer.

Fabien me lance un clin d’œil :

— Oh, Jean-Luc, tu as maigri !

— J’ai séché, pas maigri !

— Non, non, tu as maigri, tu as perdu du volume.

Aussitôt le colosse soulève son T-shirt, bande les muscles et se tapote le ventre puis, se tournant vers moi, s’inquiète : « Toi aussi tu trouves que j’ai maigri ? J’arrête pas de m’entraîner ! »

Et le cercle des potos éclate de rire...

Le mois dernier, Jean-Marie, un voyou de Bruxelles resté en cabane plus de dix piges pour l’attaque d’un fourgon, me mettait sous les yeux le quotidien belge La Dernière Heure : « Y a un article sur toi. Il paraît que le corbeau demande ta libération. »

Depuis quelques mois, une fantomatique « Cellule 34 » expédiait à différents ministres et à Sarko lui-même des lettres contenant une balle de 9 mm.

Le verre à la main, le groupe reprend en chœur : « Manquait plus que ça ! Ils veulent vraiment ta peau ! »

Je me forçais à conjecturer que les poulets les plus intelligents comprendraient que je n’avais rien à voir avec cette histoire. Mais la dépolitisation actuelle des jeunes flics m’inquiétait : il suffit qu’un plus con balance un « Pourquoi pas ? » ou un « On sait jamais » pour déclencher une commission rogatoire et multiplier les enquêtes. Et aussitôt les politiques, gobant ces balivernes, claironneront : « On ne négocie pas avec les terroristes ! »

La presse française a gardé le silence. C’est peut- être ce qui m’inquiète le plus. J’ai encore le cuir rougi de leur dernier coup tordu[3].

Une semaine plus tard, Jean-Luc débarque tout excité dans la promenade : « Eh, les gars, j’en ai une bien bonne !... »

Alléchés par cette annonce, on forme vite un cercle.

— Vas-y, accouche.

— Le corbeau... celui qui envoie des bastos... eh bien c’est mon cousin ! Ils l’ont arrêté ce matin.

Fabien feint l’affolement et fait mine de s’éloigner : « Les gars, on est cuits ! Je ne marche plus avec vous ! »

Le Belge renchérit en montrant du doigt : « Vous deux, vous vous baladez ensemble toute la journée et c’est ton cousin qui demande sa libération. On va se payer une asso de malfaiteurs pas piquée des hannetons ! »

Le Jean-Luc s’inquiète, hésitant maintenant entre rire et craindre une sale affaire. Déjà il se justifie :

— Enfin,c’est que mon cousin par alliance. C’est sa femme ma vraie cousine.

— C’est mieux..., le chambre Fabien.

— Et puis dans sa pâtisserie, je n’y suis allé qu’une seule fois, à ma sortie de CD de Perpignan [4].

— Parfait, parfait... Tu raconteras ça à la mère Faglin[5]. Je vois déjà les titres de La Provence : « De lourdes peine pour le pâtissier de Pommière et ses complices ».

— Et moi je suis belge. Mais attendez, je suis protégé par les lois européennes. Même si je dois avouer que je connais personnellement quelqu’un qui serait proche des CCC [6].

Le groupe s’égaille en riant.

L’une des grandes traditions des Baumettes est le petit déjeuner du dimanche matin. À huit heures, les premiers arrivés préparent les tables de béton. Des nappes sont improvisées avec de larges serviettes de bain. On sort du café, des jus de fruits et des dizaines de pâtisseries, des crêpes, des quatre-quarts, des beignets... Chacun aime faire goûter sa spécialité. Un petit jeune, rejeton d’une famille de la ’Ndrangheta calabraise, cuisine de succulents beignets aux pommes. Luca, un malavitose milanais, propose ses délicieuses petites brioches au chocolat. Lluis, le Portugais, une tarte à la banane nappée de chocolat. Sergueï trimbale une sorte de clafoutis dont il répète deux fois le nom à la cantonade sans qu’on le retienne. Déjà, nos mains sont plongées dans l’énorme sac plastique remplit d’oreillettes. Marco, venu d’Alès, précise : « C’est la recette de ma grand- mère... » Héritier d’une famille sicilienne, Doumé me guette et, dès que j’ai les mains vides, il me tend une assiette : « Vas-y, l’Ancien, fais-toi plaisir, celui au chocolat, c’est moi qui l’ai fait. »

Depuis hier, la nouvelle tourne en boucle à la télé. La « Cellule 34 » a été démantelée. Il s’agirait de militants proches du parti communiste. En plus du pâtissier, le buraliste du village a été arrêté, comme le dentiste et le notaire, sans compter un certain Saïd, dans le rôle de l’islamiste de service !

Bien sûr, Jean-Luc les connaît tous. Ses grands-parents avaient été résistants communistes et le parti restait encore influent dans la Montagne Noire.

Fabien arbore des moustaches de chocolat en poudre : « Encore des cousins ?

— Mon dentiste, tu te rends compte ?

— Bordel, mais il n’y a que des terroristes dans ton village !

— Oh con, m’en parle pas. Ils avaient déjà cassé la gueule au maire... Des vrais de vrais je te dis, et pas des dévariés [7].

Ancien étudiant libertaire de Nanterre, Karim lui tend Le Parisien sur lequel plusieurs photos des interpellés ont été publiées.

— Oh putain ! c’est Saïd... Un copain d’enfance... Son frère, le pauvre, est mort. C’était mon passager quand j’ai écrasé les deux condés.

— Parce qu’en plus t’as mis des flics au tapis ?

— Je te cause de ma première affaire, il y a plus de vingt ans !

— Deux poulets ! Mais qu’est-ce que tu leur as raconté au tribunal ?

— Que dans mon village je connaissais que les gendarmes : alors quand deux inconnus armés se sont jetés devant ma bagnole, j’ai foncé. Je ne savais pas que ça existait les flics en civil.

— Ah,bravo ! Et ils t’ont cru ?

— Quatre piges ferme !

Karim me prend par le bras et m’entraîne dans le cercle lent des promeneurs. Il a vécu à Alger et à Paris. Il connaît les deux cultures et sait passer de l’une à l’autre sans les caricaturer.

— Tu es le seul à comprendre que je puisse être anar et faire le ramadam. À Paname, j’en avais marre de devoir me justifier devant des inquisiteurs soi-disant libertaires.

— Un camarade, Georges Ibrahim Abdallah, m’a averti de choses qu’on peut plus comprendre, décervelés par la norme occidentale. Lui, il est de famille chrétienne, et il est communiste depuis quarante ans. Et ça ne l’empêche pas de partager le jeûne, au contraire.

— Ce qui me met le plus en rogne, c’est de voir ceux qui critiquent notre religion déblatérer toute la journée des conneries judéo-chrétiennes. Même athée, je ne serai jamais identique à un athée blanc. Je suis et je resterai à jamais un Arabe.

— À Bagdad, au moment du plus fort de l’insurrection, une milice communiste, des dissidents du PC, se battait contre l’occupant et ses collaborateurs, dont leur ancien parti. Quand j’étais dehors, j’en parlais pour souligner l’importance d’un soutien à ces gens-là ; ou même pour que les gens connaissent cette réalité qui contredit la version de l’antiterrorisme occidental.

— On t’a dit qu’en plus ils étaient sûrement sunnites ou chiites, enfin des religieux, des gens qui fonctionnaient avec Al-Qaïda ?

— À peu près... Gênés, ils se taisaient et détournaient la conversation. Je demandais alors où étaient passés les ouvriers irakiens. S’ils étaient restés dans leurs syndicats une fois les usines détruites. Et dans le parti qui les avait trahis pour servir les Américains ?

— Plus ils se la jouent radicaux et plus c’est insupportable... Regarde simplement cette cour : les musulmans... Enfin, qu’ils soient croyants ou pas... On est de loin les plus nombreux. Pourtant, les céfrans trouvent tout à fait normal qu’on fasse la fête le dimanche et pas le vendredi ou le samedi. Imagine que je propose de déplacer la fête commune... Pour nous, taulards, ça ne changerait rien. Mais je suis sûr que je me ferais traiter de barbu !

— Sûrement.

— Allez, on ne va pas se manger le foie avec ça.

Et Karim me tire vers la table où on sert du thé à la menthe. Hamdoulha, ça va !

Finalement, le corbeau, le vrai, a été embarqué. Déjà la presse et les policiers l’ont baptisé le « dialysé d’Hérépian ». Force est restée à la loi et aux pandores de l’antiterrorisme : le coupable dormira en cage. Ce n’était donc ni le pâtissier de Pommière, ni le buraliste de Saint-Ronse, ni le notaire de Saint-Chinian et pas plus l’épicier de Tarnac ou le facteur anti-radars...

— Imagine un peu le pataquès pour une dizaine de lettres plus ou moins délirantes, clame Franky. Ces pitres balancent des tonnes d’obus et de bombes sur les Afghans et ils nous la jouent « Je suis mort de trouille » quand ils reçoivent une balle par la poste. Ils prennent vraiment les gens pour des cons !

— Et toi tu aurais dû fermer ta gueule avec les journalistes. Tu ne vois pas qu’on va droit vers le fascisme ? me reproche Jean-Luc.

— On y est en plein dedans, renchérit Fabien.

C’est vrai, j’aurais dû ouvrir une boutique... On m’aurait peut-être appelé « Le droguiste de Capendu » ou « Le charcutier de La Ciotat »... Et pourquoi pas « Le bourreau de Béthune », comme le catcheur de mon enfance ? Je ne serais plus un has been de la lutte révolutionnaire : j’aurais tiré les leçons postmodernes de notre petite époque !

Le lendemain, deux corbeaux ont pris le relais du dialysé d’Hérépian : des lettres avec des balles ont été postées de deux régions différentes.

Les corbeaux sont à la mode !

Le dernier soir de septembre, allongé dans la fausse obscurité de la cellule, je somnole devant la télé. Sur Canal+ passe un film nostalgique des années passées. Soudain, de l’autre côté du mur, dans le rectangle éclairé de la prairie, un mouvement attire mon regard. Une bête ! Non, ça n’est pas un chat du coin. Elle lève la tête. Découvrant son profil, un murmure glisse entre mes lèvres : la boup. Le renard pour les Gascons. Ou plutôt la renarde... La bête s’immobilise sous mon regard. Je me lève pour me rapprocher d’elle. Elle se met à danser, à faire le dos rond, à bondir, la queue dressée. Mon cœur bat la chamade. Je frissonne. La chasse de la boup m’est chose inédite. Pourtant je ne suis pas un enfant de la ville. Je la suis des yeux durant de longues minutes. À l’absence de réaction de mon voisinage je comprends que je suis le seul spectateur de ce jeu. Est-ce que je rêve ? Est-ce que je perds la raison ? Mais la bête se rapproche. Elle impose sa réalité à mes pensées. Jusqu’à ce qu’elle prenne forme entre mes mains. Mais elle trop scandaleuse pour que je la cache. Alors elle s’immobilise, relève la tête et s’éloigne, le nez au ciel et la queue à l’horizontale comme un coup de craie sur un tableau.

(À suivre…)

Jann Marc Rouillan

Extrait de Paul des Épinettes et moi. Sur la maladie et la mort en prison, Agone, 2010, p. 3-19.

Dernier livre paru : Dix ans d'Action directe. Un témoignage, 1977-1987, Agone, 2018.

Notes
  • 1.

    Front de libération nationale corse. [ndlr]

  • 2.

    L’auteur a déjà évoqué les « gremlins » dans sa première série de « Chroniques carcérales », écrites à la centrale d’Arles en juillet 2002 : « Ils écoutent du rap à fond la caisse, parfois le soir tard. Ils parlent aux fenêtres comme aux Baumettes. Ils roulent des épaules sur les coursives… Ce n’est pas bien grave. On les surnomme d’un terme qui leur va si bien : les gremlins. Pour le moment, ils sont abonnés aux petites peines, peuplent les maisons d’arrêt et les centres de détention régionaux. Ils n’ont jamais su créer une délinquance nouvelle, ils sont restés dans leur quartier, en bas de leur immeuble, et ils se débrouillent seulement à la petite semaine… » (« La génération perdue… », Lettre à Jules, Agone, 2004, p. 99-100). On voit reparaître les gremlins dans ses Chroniques carcérales. 2004-2007, Agone, 2008, p. 105, 168, 176, 201.  [ndlr]

  • 3.

    À chaud, et pourtant très froidement, dans la préface de mon deuxième volume De mémoire, les collègues éditeurs ont fait le point sur les conditions qui ont mis fin à ma semi-liberté. Un montage médiatico-judiciaire que seule une société rodée comme la nôtre peut mettre en œuvre sans autre intention que protéger les intérêts du pouvoir. Je n’ai pas fait tout de suite le rapprochement sur le rôle de la presse dans la répression d’État avec les mésaventures, au siècle dernier, d’un prisonnier illégaliste d’origine italienne, un dénommé Pini, condamné au bagne dans les années 1880. Dès que les premières bombes ont commencé d’exploser chez les magistrats qui avaient condamné syndicalistes et propagandistes « par le fait », un indicateur de basse police avait fait courir le bruit que le responsable de cette campagne de terreur n’était autre que Pini, évadé de l’île du Diable. La presse prit ce ragot de préfecture pour argent comptant – ce qui n’est pas incompatible avec les bénéfices. Policiers, gendarmes et toute la gent honorable se jetèrent aux trousses de l’anarchiste italien. Mais l’homme restait introuvable. Et pour cause ! Quand le ministre en charge du dossier s’enquit enfin auprès du bagne des conditions de l’évasion, il se vit répondre que le relégué répondait toujours à l’appel... L’affaire aurait pu en rester là. Mais le commandant de l’île du Diable, touché par l’attention qui venait de lui être porté par les autorités, en était tout préoccupé, alors même que l’affaire avait été aussitôt oubliée en métropole. Rien n’a changé sur ce point dans la pénitentiaire. Pini fut donc placé sous surveillance spéciale et entravé des lourds fers de la chaîne. (Aboli par la loi de 1852, ce supplice – le transporté était entravé avec des fers de sept kilos pendant une période allant de deux à dix ans – était cependant toujours en application à Cayenne.) La suite nous est inconnue. Mais le destin de ceux qui ont bénéficié de cette étiquette – « dangereux » ou « incorrigible » – est lui bien connu : un camp de travail dans une forêt cernée de marécages ; et une mort certaine. [nda]

  • 4.

    « CD » pour centre de détention. Les prisons françaises se répartissent entremaisons d’arrêt (comme les Baumettes, pour les détentions avant jugement), centres de détention (pour les peines légères), centrales (pour les longues peines de détenus jugés non dangereux) et cinq centrales à effectifs limités (Arles, Clairvaux, Lannemezan, Moulins et Saint-Maur), prisons de haute sécurité pour les détenus considérés comme dangereux. [ndlr]

  • 5.

    Surnom de la présidente d’une cour correctionnelle « réputée pour être l’une des plus répressives de Marseille ». [ndlr]

  • 6.

    Organisation marxiste-léniniste, les Cellules communistes combattantes (CCC) interviennent, sur l’ensemble du territoire belge, de leur fondation en juin 1983 à l’arrestation, le 16 décembre 1985, de Pierre Carette, Didier Chevolet, Bertrand Sassoye et Pascale Vandergeerde, condamnés, le 20 octobre 1988, à la perpétuité. Les CCC s’étaient attaquées, par la propagande armée, aux symboles du système capitaliste, de l’impérialisme américain et de l’État belge (industries et infrastructures mili- taires, locaux de partis politiques gouvernementaux et de gendarmerie, sièges du patronat, de banques et de l’OTAN). Deux des quatre militants libérés entre 2000 et 2003 ont été à nouveau arrêtés en 2008, puis libérés à nouveau. [ndlr]

  • 7.

    En franco-occitan, « pas des fous ». [nda]