Dans la collection « Contre-feux »
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Les médias ont orchestré l’essentiel de la dramaturgie politique du second tour des élections présidentielles de 2002 et de 2017. Au débat démocratique qu’ils chérissent tant – et qu’ils piétinent si allègrement –, ils ont préféré asséner leurs leçons de bienséance républicaine, de morale civique et de tactique électorale aux électeurs déviants.
En collaboration avec les communicants politiques, les médias fixent l’agenda électoral, influent sur ce à quoi il faut penser et disposent du pouvoir de consécration (ou de stigmatisation) des candidats. Ce journalisme de prescription des choix électoraux légitimes et d’écrasement des opinions dissidentes, on l’a déjà connu en 1992 et en 2005 avec les référendums sur le traité de Maastricht et sur le Traité constitutionnel européen.
S’ils ne font pas toujours une élection, les médias cherchent à imposer un choix qui semble inéluctable. Le choix des maîtres. En 2002 et 2017, le rappel à l’ordre médiatique de l’entre-deux-tours eut pour fonction d’effacer le désastre du premier tour : « La récréation est finie ! Au nom de la démocratie, votez ! Mais surtout, votez bien ! »
Table des matières
Prélude
Acte I : Le choc
Tous coupables ?
Le vote « utile »
Matraquage sécuritaire
L’entrée des artistes
Acte II : La mobilisation
Laminer Le Pen
Tous résistants !
Acte III : La culpabilisation
Le retour des Munichois
Les guets-apens
Le mépris
Dénouement : « Le jour de gloire est arrivé »
Mathias Reymond
Économiste, enseignant à l’université de Montpellier, Mathias Reymond co-anime le site de critique des médias Acrimed. Il est également co-auteur de L’Opinion, ça se travaille… Les médias et les « guerres justes » (Agone, 2014), Les Éditocrates, ou Comment parler de (presque) tout en racontant (vraiment) n’importe quoi (La Découverte, 2009) et Tous les médias sont-ils de droite ? (Syllepse, 2008).
« Médias, tous pourris ? »
Un entretien de Daniel Mermet avec Mathias Reymond dans « Là-bas si j’y suis »
Pour 69 % des Français, les journalistes ne sont pas indépendants des partis politiques et du pouvoir. La crédibilité des médias connaît une baisse historique. Des reporters de certains médias se font maltraiter dans les manifs. Pourquoi tant de défiance ? Mathias Reymond, maître de conférences en économie et co-animateur d’Acrimed, apporte des réponses en revenant sur le traitement médiatique des présidentielles de 2012 et 2017. Un démontage précis et cinglant au moment où nos chantres médiatiques sont déchaînés comme jamais contre le mouvement social.
Rédigé par l’un des co-animateurs d’Acrimed, ce livre fait sien l’une des ambitions de cette association de critique des médias, dont la qualité des travaux n’est plus à démontrer : « s’efforce[r] de rendre visible ce qui ne l’est pas ou pas totalement »1. Précisément, l’auteur entreprend de dévoiler les pratiques issues de la collusion entre grands médias et une partie de la sphère politique durant les élections présidentielles de 2002 et 2017 en France. L’objectif ici n’est pas de présenter les mécanismes socio-économiques qui favorisent cette collusion, mécanismes aujourd’hui bien connus de la sociologie des médias et rapidement survolés en début d’ouvrage2. Cette publication se lit plutôt comme un inventaire de différentes pratiques déployées durant l’entre-deux-tours de ces élections présidentielles et qui témoignent de l’existence d’une telle collusion. La pertinence de ces deux études de cas se révèle en leur qualité de verres grossissants. En effet, face à l’accession au second tour d’un candidat ou d’une candidate Le Pen, le travail médiatique se focalise sur ce qu’il présente comme un danger et se consacre à en empêcher la réalisation. Si les mécanismes déployés dans le monde médiatique pour exercer une influence politique sont habituellement plus discrets, ils s’intensifient dans l’effervescence de l’élection présidentielle et apparaissent alors au grand jour. Dans l’ouvrage, l’auteur dissèque dans toute sa diversité ce monde médiatique trop souvent réduit aux présentateurs et présentatrices de journaux télévisés : des hommes et femmes politiques de tous bords aux journalistes en passant par les artistes télégéniques et les « philosophes de télévision » (p. 54).
Si ses trois chapitres, « Le choc », « La mobilisation » et « La culpabilisation », analysent trois « moments » enchevêtrés de la réaction médiatique au résultat du premier tour des élections, ce livre se lit avant tout à l’échelle de ses sous-parties, dédiées à des phénomènes ou à des pratiques spécifiques. Les stratagèmes les plus visibles – appel au « vote utile », registre lyrique, traitement différencié des candidats et candidates – y côtoient ainsi des pratiques plus diffuses. Parmi celles-ci, l’auteur cite le mépris de classe ou encore l’insulte de « munichois », « terme plus raffiné que “collabos” » (p. 86), adressée aux porteurs d’une opinion déviante. Ces tentatives d’influence passent également par la promotion d’une gymnastique intellectuelle qui aboutit à des raisonnements tels que « plus le score de Macron sera élevé, moins il sera légitime » (p. 67) ou à l’équation électorale « Ne pas voter, c’est voter Le Pen. Voter nul, c’est voter Le Pen. Voter blanc, c’est voter Le Pen. La seule, l’unique façon de ne pas voter Le Pen, c’est de voter Chirac » (p. 86). Dans la lignée de sa comparaison entre les élections de 2002 et 2017, l’auteur souligne par ailleurs l’inaltérabilité de cette équation : le nom « Chirac » est interchangeable avec celui d’un(e) quelconque candidat(e) issu(e) d’un quelconque parti de gestion. En montrant comment une même gamme de pratiques se reproduit à 15 ans d’intervalle, Mathias Reymond met en lumière l’effort conséquent par lequel le monde médiatique « tente d’imposer aux citoyens – parfois avec succès, parfois sans – un choix qui semble inéluctable. Leur choix » (p. 11).
Cet inventaire est salvateur en cela qu’il rassemble des propos et des actes rapidement oubliés car noyés dans un cycle médiatique au rythme infernal. On peut cependant regretter que les mutations idéologiques qui dépassent le temps court d’une campagne ne soient que peu abordées dans cet ouvrage. Elles éclairent pourtant le caractère consistant des pratiques présentées entre 2002 et 2017, tout en soulignant certaines de leurs évolutions. À titre d’illustration, le processus de « culpabilisation » décrit par l’auteur comme une constante s’exprime dans le vocabulaire de la « haine de la démocratie » exposée par Jacques Rancière : une conception dépolitisée de la politique, conçue comme simple lutte électorale entre « propositions gouvernementales » (p. 14) légitimes, c’est-à-dire des propositions « de gestion ». Dans ces conditions, les principales formations politiques sont « fondamentalement d’accord sur la fin de l’action politique qui est, à leurs yeux, de gérer au mieux une société capitaliste considérée comme la forme achevée [...] de la démocratie et même de la civilisation »3. Cette gestion s’avère gênée par un peuple qui, aveuglé par son ignorance (de classe), ne perçoit pas l’évidence de cette unique et immuable route du progrès et qui est à ce titre méprisé. En 2002, un journaliste évoquait ces « gens qui ne comprennent rien au monde qui les entoure » (p. 24) ; quinze ans plus tard, cette même idée transparaît dans le mépris des médias pour celles et ceux qui envisagent de ne pas voter « Macron » au second tour. Toutefois, leur propos se double d’une justification puisqu’ils considèrent que leur revient un devoir de « pédagogie ». Cette formule est employée tant par les grands médias que par le(ur) candidat favori. Une telle volonté de « pédagogie » a pour conséquence de transformer la relation entre la sphère médiatique et politique et les électeurs. Elle devient une relation de dominants qui « sermonnent les électeurs – comme des instituteurs réprimandent des mauvais élèves » (p. 118) par un « prosélytisme infantilisant » (p. 70). Cette isomorphie entre le vocabulaire du candidat Macron4 et celui du monde médiatique5 trouve ainsi son origine dans l’intensification d’une caractéristique idéologique fondamentale du capitalisme néolibéral : la mort du politique au profit de la gestion. Ce rapide exemple permet d’illustrer le fait que les collusions entre les mondes médiatique et politique présentées par l’auteur reposent sur, découlent de, et sont modifiées par des fondations idéologiques plus profondes, difficilement perceptibles et malheureusement peu abordées dans ce livre. Ces transformations ont pourtant un impact majeur sur les autres phénomènes mis en exergue : la « dépolitisation [qui privilégie] le jeu plutôt que les enjeux politiques » (p. 40), la personnification du monde politique, l’opposition entre émotions (toujours du côté des dominés) et raison (toujours du côté des dominants), le mythe des « lois universelles de l’économie » (p. 49), la possibilité d’existence de « philosophes de télévision » (p. 54), le « délire sondomaniaque » (p. 29) qui repose sur la croyance en l’existence d’une « “opinion publique” objectivable et mesurable » (p. 41), etc. Ce qui est présenté par l’auteur comme le « vrai pouvoir [des médias] : celui de circonscrire le débat et de dicter l’agenda » (p. 40) est lui-même façonné par ces mutations idéologiques. Dire le possible et l’impossible est en effet assurément plus simple au sein d’un système idéologique qui ne se reconnaît qu’une seule direction légitime.
En définitive, par l’étude de ces verres grossissants que sont les entre-deux-tours des élections présidentielles de 2002 et 2017, Mathias Reymond met en exergue les effets d’une « démocratie réduite à l’exercice électoral » (p. 105) sur un monde médiatique qui « confond démocratie et spectacle » (p. 23)6 et en vient à produire une dramaturgie aux multiples rebondissements mais au péril constant. C’est ce danger permanent – représenté en 2002 et 2017 par les deux candidats Le Pen mais qui peut prendre d’autres formes – qui lui permet de légitimer « au nom de la démocratie et au mépris du peuple » (p. 11) un ensemble de pratiques, d’actes et d’injonctions que plusieurs de ses représentants ou représentantes qualifient publiquement de « propagande à la soviétique [dont] il faut se réjouir du résultat » (p. 52)7.
Si ce livre peut se lire sans connaissance particulière des mécanismes socio-économiques et idéologiques qui permettent les pratiques présentées, il nous semble que le sentiment d’indignation que fait naître l’accumulation de tant d’éléments à charge sur 120 pages ne pourra devenir fécond qu’à la lumière d’analyses plus détaillées de ces mécanismes. À ce titre, des lectures complémentaires ne peuvent être qu’encouragées : l’étude de cas que constitue cet ouvrage les illustrera à merveille.
1 Acrimed, « Quelle critique des médias ? ».
2 Pour une introduction, se référer au classique et concis : Bourdieu Pierre, Sur la télévision, Raisons d’agir, 1996. Une présentation vidéo se trouve également sur internet : Bourdieu Pierre, « Le champ journalistique et la télévision ». Pour une étude de cas sur le monde médiatique des années 1990, lire le tout autant classique Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Raisons d’agir, 2005. Une adaptation documentaire du même nom se penche plus particulièrement sur la décennie 2000 : Balbastre Gilles, Kergoat Yannick, Les Nouveaux Chiens de garde, 2012.
3 Alain Accardo, Le Petit bourgeois gentilhomme. Sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes, Agone, coll. « Contre-feux », 2009, p. 31 ; compte rendu d’Igor Martinache pour Lectures.
4 Dès 2011 dans un article pour la revue Esprit, celui-ci déplorait déjà « un pouvoir politique [...] maternant plutôt que pédagogue » (Emmanuel Macron, « Les labyrinthes du politique. Que peut-on apprendre pour 2012 et après ? », Esprit, 2011/3, p. 109). Pour les usages de cet élément de langage durant son mandat présidentiel, se référer à cet article de RTL, « Macron et le gouvernement ont-il trop usé de l’argument de la pédagogie ».
5 Bien que puisant dans d’autres imaginaires – ceux de la « participation citoyenne » et de l’organisation d’entreprise –, l’évocation et les louanges d’un éditorialiste de France Inter pour « l’esprit coopératif ambiance coworking de Benoît Hamon » (p. 29) fournit une illustration éloquente de ces emprunts linguistiques partagés par le monde médiatique et Emmanuel Macron. Éric Hazan propose une étude toujours d’actualité de ce langage qu’il considère être « à la fois l’émanation du néolibéralisme et son instrument » (Hazan Éric, LQR La propagande du quotidien, Raisons d’agir, 2006, p. 14).
6 Le sens de cette citation est altéré. Ce reproche initialement fait par Bernard-Henri Lévy aux électeurs de 2002 s’avère décrire avec une lucidité rare le principe fondateur du système médiatique qui permet à cet écrivain de prospérer.
7 Jean-François Khan, François Darras et Thomas Vallières dans un article de Marianne daté du 6 mai 2002.