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Catherine Coquery Vidrovitch
Professeure émérite d’histoire contemporaine de l’Afrique (université Paris-Diderot), Catherine Coquery-Vidrovitch a notamment fait paraître Des victimes oubliées du nazisme (Le Cherche-Midi, 2007) ; et L’Afrique noire de 1800 à nos jours (avec Henri Moniot, PUF [1999] 2005).
La question coloniale est venue brutalement, depuis une dizaine d’années, faire changer d’échelle les tensions entre histoire et politique ; elle a porté sur grand écran la politisation interne de l’histoire. D’autant qu’au même moment, ou à peu près, l’histoire coloniale se trouvait relayée par les problèmes que posait l’avènement d’une histoire mondiale.
Deux débats anciens, mais qui ont pris une intensité politique, l’un avec la réalité de la mondialisation économique et financière, l’autre avec la loi Taubira, en 2001, qui criminalisait l’esclavage et la traite atlantique, suivie en 2003 du Livre noir du colonialisme (Robert Laffont), dirigé par Marc Ferro, et surtout par la loi de 2005 sur “la présence positive de la France outre-mer” et la bataille autour de son article 4, qui obligeait les professeurs et les manuels à faire droit à cette vision des choses, lequel finit par être retiré.
En un sens, la question coloniale n’est que la dernière venue des explosions mémorielles qui, depuis les années 1980, avaient atteint toutes les minorités, portée principalement par l’immigration africaine et antillaise. Et ce qu’elle paraît réclamer est du même ordre que les précédentes, juive, ouvrière, féministe, corse, etc. Catherine Coquery-Vidrovitch le formule clairement au début de son livre sur Les Enjeux politiques de l’histoire coloniale (Agone éditeur, 2009) : “Notre histoire nationale n’a-t-elle ou n’a-t-elle pas à inclure l’histoire de la colonisation et de l’esclavage colonial français dans notre patrimoine historique et culturel commun ?” Ainsi posée, la question ne souffre guère de discussion.
La question va en réalité beaucoup plus loin, en opposant ceux qui pensent que la part coloniale de notre histoire a peu engagé des constantes de l’identité nationale, et ceux qui estiment nécessaire de repenser l’ensemble de cette identité nationale en termes postcoloniaux, l’identité nationale n’étant pas loin de révéler sa vérité dans l’oppression coloniale et dans son déni. Il s’agirait donc non plus d’inscrire la colonisation au grand registre de l’histoire nationale, mais de réécrire cette histoire nationale à la lumière noire de la colonisation. Bonaparte a rétabli en 1802 l’esclavage à Haïti. Or l’esclavage a été déclaré crime contre l’humanité. Donc Bonaparte est un criminel contre l’humanité. Et puisqu’il n’est pas là pour répondre de son crime, les historiens doivent le faire à sa place.
Bien entendu, histoire mondiale et études coloniales relèvent de domaines différents, encore que les mêmes interrogations portent sur la manière de les écrire et sur quelles bases les aborder. Si le thème de ces Rendez-vous de l’histoire, l’Orient, permet cependant de les rapprocher, c’est que l’histoire mondiale (ou, comme on l’appelle, “globale”, “comparée”, “connectée”) débouche sur le procès de l’européo-centrisme, comme l’histoire coloniale sur le procès de l’histoire nationale. Et que, dans les deux cas, le lien intrinsèque est établi entre nation et histoire comme entre Europe ou Occident et histoire.
Cette mise en cause compose un très large spectre de courants de pensée, que, en m’inspirant de l’analyse que fait Krzysztof Pomian des rapports de la “world history” avec l’histoire universelle, je vais m’efforcer, par souci de clarté pédagogique, d’identifier. Ils consistent en effet à :
1 – affirmer que l’essor de la modernité occidentale s’est fait par l’exploitation du reste du monde : argument de base du marxisme et du néomarxisme ;
2 – établir le parallèle entre le développement scientifique et la domination, entre la connaissance ou la fabrication illusoire des exotismes et l’impérialisme. C’est le thème d’Edward Saïd dans son célèbre ouvrage, L’Orientalisme (Seuil), livre pionnier de la critique anti-occidentaliste, en 1978, que le monde arabe a perçu à tort, dit l’auteur dans une importante postface de 2003, comme une défense et illustration systématiques de l’islam et des Arabes ;
3 – minorer les apports de l’Occident et son rôle dans l’unification du monde, et reconstruire l’histoire de manière à en effacer la spécificité occidentale. La démonstration consiste alors à reporter toutes les innovations occidentales à des inventions bien antérieures et faites ailleurs qu’en Europe : en Chine, en Inde, dans le monde arabe, depuis la numération décimale et le zéro jusqu’à l’imprimerie à caractères mobiles, en passant par la boussole et la poudre à canon. Ou en allant jusqu’à contester l’unicité et la modernité du capitalisme ;
3 – refuser d’accepter pour penser l’histoire toutes les catégories d’intelligibilité émanées de l’Occident, en particulier celle de “civilisation” sur laquelle reposent l’œuvre de Toynbee ou la thèse de Huntington ;
4 – dénoncer l’affirmation, non plus seulement de l’impérialisme politique de l’Occident, mais de son impérialisme historique en prétendant démontrer comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde. C’est ce que veut montrer par exemple Jack Goody dans son livre récent, Le Vol de l’histoire (Gallimard, 2010), à propos de la compréhension de l’Asie. On mesure la distance, sur cinquante ans, de cette position extrémiste avec le relativisme historique de Lévi-Strauss dans son célèbre opuscule de 1952, _Race et histoire_ ;
5 – récuser le concept même de l’histoire au sens moderne, celui, justement, qui s’était donné comme l’Histoire avec un grand “h” et se présentait comme l’étalon pour établir qui était ou n’était pas dans l’Histoire et pour mesurer à quelle distance se trouvait de l’Histoire telle ou telle population lointaine. C’est un écho de cet argument qui, par exemple, a provoqué la réaction négative des Africains au discours de Dakar de Nicolas Sarkozy en 2007, discours qui comportait pourtant de fortes condamnations du colonialisme mais faisait état du “retard des Africains à entrer dans l’Histoire” ;
6 – récuser enfin toute pensée de l’universel au nom du fait que c’est une autoglorification et une autojustification impérialiste de la civilisation qui a inventé et défini les formes de l’universel.
Dans cette nouvelle “situation faite à l’histoire”, comme disait Péguy, faite d’une tension dilatée entre l’histoire et la politique, la France qui, il y a encore une génération, à la belle époque de l’école des Annales, brillait d’un rayonnement mondial, paraît, Jean-François Sirinelli l’a dit fortement dans l’opuscule qui vient de paraître, L’histoire est-elle encore française ?(CNRS éditions), se retirer du devant de la scène internationale.
S’il est vrai que cette scène est dominée par la recherche d’une histoire du monde, par la “world history”, il est clair que ce sont les Américains qui sont à la pointe – peut-être parce que, se souvenant d’avoir été les premiers décolonisés de l’histoire, ils ont une forte raison de s’identifier au refus de l’européo-centrisme. Il est clair également que, si c’est l’attachement à l’histoire nationale qui est la raison du retard à se mettre à l’histoire mondiale, c’est la France qui, de tous les pays européens, a le plus de raisons d’éprouver ce retard. Sur ce point, il est inutile de revenir.
En revanche, c’est sur sa difficulté à assumer sans hypertension son passé colonial que je voudrais insister pour finir. La passion qui l’anime, les blocages qui la paralysent me paraissent moins tenir au ressentiment et à la mauvaise conscience qu’à deux circonstances historiques.
La première tient sans doute au fait qu’à la différence de l’Angleterre, par exemple, la dépossession coloniale s’est achevée pour la France dans la guerre, la guerre d’Algérie, qui suivait celle d’Indochine. Deux défaites sur fond de défaite de 1940. La fixation sur l’Algérie a de multiples dimensions, moitié colonie et moitié trois départements français.
La guerre d’Algérie a pris des allures de guerre de Sécession. Elle a marqué pour la métropole un changement de régime et de République, et c’est l’homme qui avait lavé la France du désastre de 1940 qui a baissé le drapeau en Algérie. Et les conséquences de la défaite algérienne sont aussi loin d’être terminées que les conséquences de la défaite de 1940.
La deuxième raison tient à l’attitude de la gauche, hésitante et ambiguë vis-à-vis de la colonisation. L’association rétrospective entre la gauche et l’anticolonialisme est une idée reçue et fabriquée. Bien au contraire. Non seulement les partis de gauche se sont convertis tardivement à l’anticolonialisme, mais c’est au nom des Lumières, au nom de l’idéal révolutionnaire et jacobin que s’est opérée l’expansion coloniale.
Ici encore, l’exemple algérien serait probant. Par nature et par définition, le nationalisme algérien a pris à contre-pied la gauche française, qui s’est concentrée sur la défense des petits pieds-noirs de Bab el-Oued ; de telle sorte que la lenteur de la guerre d’Algérie tient en partie à la lente et difficile conversion de la gauche à l’idée de l’indépendance algérienne. L’intensité de l’affaire algérienne a rejailli sur l’ensemble de l’affaire coloniale, devenue une crise de conscience vite refermée et mal digérée.
Voici un petit livre d’une heureuse opportunité. Il fallait certes la plume concise et souvent malicieuse de l’africaniste Catherine Coquery-Vidrovitch pour éclairer la problématique franco-française sur l’histoire des colonies et de la traite négrière. Il n’est pas acquis par tout le monde, on le sait, que cette histoire doit prendre toute sa place dans l’enseignement et faire l’objet de recherches sans concession comme n’importe quel autre pan de notre passé national. Il suffit de rappeler pour s’en convaincre les polémiques qui ont accueilli la sortie récente du film Hors la loi ou celles qu’avait déclenchées en 2005 une loi qui prétendait obliger les enseignants à évoquer dans leurs classes les conséquences positives de la colonisation.
Catherine Coquery-Vidrovitch rétablit les faits et, revenant sur l’historiographie déjà longue sur ce sujet sensible, elle traque ici les silences et les non-dits, là les outrances et les confusions. Elle reprend en main les querelles autour de la « repentance » ou de la « fracture coloniale » et les resitue dans leur vrai contexte. Un chapitre consacré au « postcolonial » aidera à démêler ce que recouvre ce concept encore trop souvent intimidant. Une jolie contribution à un débat brûlant.
Catherine Coquery-Vidrovitch a situé dans ces_ Enjeux politiques de l’histoire coloniale_ la responsabilité des acteurs concernés par les problématiques ayant trait à la mémoire, dans la constitution de l’histoire nationale française. Peut-on faire l’histoire nationale de la France voire de l’Europe sans tenir compte de la période coloniale ? L’auteure répond en soulignant la nécessité de reconnaître l’histoire coloniale comme étant une partie intégrante de l’histoire nationale française. Avant de présenter le débat tel qu’il se pose actuellement en France, elle retrace les différentes étapes qui ont marqué son évolution.
Ainsi consacre-t-elle les premiers chapitres de cet ouvrage à l’historiographie coloniale en mettant l’accent sur les moments-clés du débat qui s’est déroulé en deux temps selon elle : l’époque coloniale où personne ne mettait en cause le bien-fondé de la « mission civilisatrice » de l’Occident, et la période postcoloniale marquée par l’implication des historiens des anciennes colonies dans le débat. Elle situe les débuts de la prise de conscience de cette question encore taboue dans l’opinion en France aux premières heures de la IIIe République entre les « colonistes » et les « anticolinistes », et constate que depuis lors, les historiens de la colonisation n’ont jamais cessé de réfléchir sur le sujet. Mais pour l’auteure, la recrudescence des polémiques autour de la colonisation et des aspects positifs ou négatifs de celle-ci dans les années 2000, résulte du fait que pendant longtemps on a considéré en France qu’il fallait fermer cette parenthèse douloureuse qui n’honore pas la République.
Le livre dénonce aussi la confusion entre l’histoire et la politique, laquelle réduit la problématique à une opposition histoire vs mémoire. Ainsi les lois dites « mémorielles » qui ont mal posé les termes du débat, ont souvent confondu la morale et le savoir, la repentance et la reconnaissance de faits avérés. L’instrumentalisation à la fois de l’histoire et de la mémoire par les pouvoirs politiques, en France comme dans les ex-colonies ne permet pas de réfléchir sur la question avec toute l’objectivité que cela requière. Mais Catherine Coquery-Vidrovitch constate que les historiens eux-mêmes, se sentant obligés de réagir par rapport l’actualité politique du moment, sont aussi pris dans le jeu comme tout citoyen, et ont souvent montré des divergences qui rendent encore plus confus le débat. La loi du 23 février 2005 sur le rôle positif de la colonisation ou le discours du président Sarkozy à Dakar en juillet 2007 sont autant de manifestations de la part du politique à vouloir faire œuvre d’historien.
Ce petit ouvrage sur les Enjeux politiques de l’histoire coloniale détermine bien la place du passé dans le présent. Il est une source incontestable pour comprendre les tenants et les aboutissants du débat actuel en France, tant sur l’histoire coloniale que sur les questions identitaires qui ont fait surface ces dernières années.
Historienne reconnue et confirmée de la colonisation1, Catherine Coquery-Vidrovitch s’associe au travail de réflexion initié par le CVUH, tentant d’y voir un peu plus clair au sein des multiples contributions ayant trait à l’histoire coloniale et qui se sont particulièrement multipliées durant la décennie, endossant souvent des habits fortement polémiques. Son louable souci, a contrario, est de dissocier histoire et mémoire, savoir et usage politique.
Pour cela, elle effectue d’abord un retour sur l’historiographie, déplorant que tous ses acquis ne soient pas toujours suffisamment bien connus et valorisés. Elle insiste à cet égard sur les approches privilégiant la base, celle des colonisés (et non des indigènes, terme dont elle rejette l’utilisation actuelle), souvent ignorées des spécialistes français, à la vision justement trop « francocentrée ». La ligne de faille, ancienne et profonde, entre historiens conservateurs et historiens progressistes qu’elle diagnostique, est tout spécialement intéressante, renouant en cela avec les réflexions d’un Jean Chesneaux (Du passé faisons table rase ? – chroniqué sur notre site) ; de même, la périodisation qu’elle esquisse, faite d’alternance de phases d’essor de l’historiographie et de recul, de moments dépassionnés (les années 1990) et plus polémiques, mérite qu’on s’y arrête.
Sur l’exemple des traites négrières, plus développé, elle critique ainsi la démarche d’un Olivier Pétré-Grenouillau (dont Jean-Paul Salles a d’ailleurs rendu compte de l’ouvrage sur notre site), non exempte selon elle d’une volonté sous jacente de relativiser la responsabilité européenne dans ce trafic. Face à cette impossible objectivité de l’historien, marqué politiquement dans l’interprétation des faits, elle défend la nécessité d’une recherche approfondie du savoir, transmis par le biais de l’école, et celle du travail en équipe, ce avec quoi nous ne pouvons qu’être en accord. Elle présente également, en la défendant, l’apport de la démarche postcoloniale, et plaide pour la prise en compte de l’héritage colonial dans cette insaisissable « identité nationale », dédramatisant le communautarisme et balayant également l’idée de repentance.
Enfin, au sujet des lois mémorielles, à l’exception de l’article de 2005 touchant au rôle censément positif de la colonisation, elle a tendance à les valider. On le voit, il y a là matière à discussions constructives, tant ce petit opuscule fournit d’éléments utiles pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants de l’histoire coloniale.
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1 Citons en particulier sa contribution à la série collective Histoire de la France coloniale.
Nous sommes probablement nombreux, à éprouver régulièrement sinon une vraie douleur, du moins un profond malaise, lorsque les hommes politiques français nous parlent d’identité nationale. Non pas que la question soit en soi gênante, ou qu’il faille ne pas en parler. Mais surtout parce que, cette problématique semble toujours posée de façon partiale et partielle, alors qu’elle porte en toile de fond, de nombreuses autres questions, dont celle fondamentale du « patrimoine historique national », pour reprendre les mots de Catherine Coquery-Vidrovitch, professeur émérite d’histoire contemporaine.
Lire l’article sur le site de Cultures Sud
Dans ses mémoires, Charles de Gaulle exprime un dilemme profond en consignant les atermoiements qui ont présidé au triomphe du cartiérisme en France, c’est-à-dire cette volte-face qui en l’espace de quelques années troque un discours (“l’homme blanc est en Afrique pour y rester parce que son intérêt lui commande d’y être et d’y rester”) pour son contraire (“la Corrèze avant le Zambèze”). De Gaulle, qui comme une grande partie de la classe politique française, a accompagné Raymond Cartier dans ce grand écart politique nous livre son désarroi dans une vision eschatologique de fin d’empire qui en dit long sur le destin de l’histoire coloniale en France : “Quelle épreuve morale ce serait donc pour moi de transmettre notre pouvoir, d’y replier nos drapeaux, d’y fermer un grand livre d’Histoire !”. Catherine Coquery-Vidrovitch vient justement de rouvrir “ce grand livre d’Histoire” en faisant paraître un petit livre (Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Marseille, Agone, 2009) riche en grandes leçons d’histoire et d’humanité.
Je suis généralement avare de compliments à l’égard des africanistes français pour plusieurs raisons que j’ai analysées dans un essai sur la crise de l’africanisme en France (Africanisme : La crise d’une illusion, 2007). Mais il me paraît important de juger l’ouvrage de Catherine Coquery-Vidrovitch pour son mérite, celui de quitter les sentiers battus du déni, de la repentance et du révisionnisme pour parler de la colonisation sans ambages et sans tabous. Son mérite est aussi de remettre les pendules à l’heure à un moment où en France l’histoire coloniale refait surface alors que les Français s’interrogent sur leur identité à l’aune de la mondialisation, dans le cadre d’une Europe qui s’élargit et d’une France qui se diversifie. Il s’agit ici donc de l’histoire coloniale française vue de France. L’auteur présente de manière circonspecte tous les maux dont cette histoire a souffert, de l’émiettement au déni en passant par la surenchère mémorielle et la confusion entre savoir et mémoire. Parfois, son plaidoyer s’assimile davantage à une leçon d’histoire lorsque par exemple elle brosse un tableau érudit de la “traite négrière” pour expliquer ensuite l’oubli, ou plutôt le déni, dont le traitement de la traite a fait l’objet durant une décennie, 1980–1990, qui correspond étrangement à la montée de la gauche au pouvoir en France.
Enjeux politiques de l’histoire coloniale bat en brèche les dogmes aux relents racistes qui continuent à encadrer la prise en compte de l’histoire de la France en montrant qui ni “acte de repentance” ni “affaiblissement de la conscience nationale”, restituer l’histoire coloniale dans le cadre de l’Hexagone est une obligation si l’on veut, sans tabous ni anachronismes, comprendre les enjeux de l’histoire en France. L’auteur fait preuve de ce que j’appelle une “vigilance sémantique” qui consiste à épingler les dérives sémantiques, les contresens et les termes qui véhiculent, sans souvent que ceux qui les utilisent s’en aperçoivent, des notions racialistes que l’on croirait d’un autre âge. Elle explique avec précision et pédagogie ces “gros mots” en vogue aujourd’hui en France dans les discours politiques, les conversations de table et les pamphlets publiés tous azimuts, de la droite souverainiste à la gauche jacobine, pour défendre la République. Ainsi sa croisade contre les expressions “arts premiers” et “arts nègres” qui continuent à qualifier le troisième musée le plus visité de France. Qu’entend-on par “communautarisme”, “repentance”, “postcolonialité”, se demande t-elle. Pour elle ces mots tout faits sont devenus des poncifs commodes que l’on brandit comme autant d’épouvantails pour mobiliser les opinions dans des projets idéologiques et réduire au silence ceux qui disent non à la France intolérante. Elle les passe donc tous en revue en en soulignant les contresens partisans et les dévoiements. De même son explication de la “fracture coloniale” me paraît judicieuse. Pour elle cette notion demeure une construction contemporaine et non pas, comme on le fait accroire dans les médias et les cercles savants, un simple héritage du passé (page 165).
En formulant donc la question fondamentale de l’inclusion de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage colonial dans le patrimoine historique “national” de la France, Catherine Coquery-Vidrovitch lève le voile sur un objet et un sujet passionnels. Elle explique bien qu’il existe sur ce champ une véritable joute politique entre deux courants irréductibles, celui qui se réclame du “postmoderne” ou du “postcolonial” et le courant nationaliste qui tend à observer “l’aventure coloniale” (terme que ce courant affectionne) du petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire du point de vue hexagonal. Son but n’est pas de prendre parti ni de renvoyer ces courants dos à dos, mais de se cantonner à comprendre, pour pouvoir ensuite expliquer, travail que l’on attend de toute historienne digne de ce nom. Expliquer pour elle, c’est d’abord présenter l’historiographie coloniale en France, ensuite démontrer que l’histoire coloniale doit faire partie intégrante de l’histoire et du bagage mémoriels de la France.
Il est vrai que la récurrence de tropismes hégéliens dans le discours politique en France aura contribué, plus que tous les travaux africanistes, à banaliser l’intolérance vis-à-vis du domaine colonial. Les colonies n’étaient pas la France, nous rebat-on les oreilles, mais l’expansion du génie français. Mais ne sont-ce pas les mêmes qui nous assurent que Vichy n’était pas la France, mais la “négation de la République” ? Lors du procès Papon on a vu toute la classe politique française taire ses différences et présenter un front commun contre la repentance. Je me souviens encore de Jospin déclarant au Palais Bourbon le 21 octobre 1997 que le procès de Maurice Papon était celui d’un homme et non d’une époque. Devant un hémicycle acquis à la cause, il affirmait qu’il n’y a “pas de culpabilité de la France parce que Vichy était la négation de la France et en tout cas la négation de la République”. Ses propos seront relayés dès le lendemain par le chef de file de l’opposition, Philippe Séguin, revendiquant que l’on déparie une bonne fois pour toutes Vichy et France. Vichy n’était donc ni la France ni la République. L’historien américain Robert Paxton a pourtant démontré l’inanité d’une telle affirmation dans des ouvrages remarquables, notamment Vichy France : Old Guard and New Order (1972 ; paru l’année suivante aux éditions du Seuil sous le titre de La France de Vichy).
La répudiation de Vichy comme l’antithèse de la République opère dans un registre hagiographique où la République est couronnée de gloire et d’une sorte de sainteté laïque. Quand on tourne le chapitre de Vichy pour se retrouver en Algérie, c’est le même réflexe qui taraude le politique et l’historien en France. Comment la patrie des Droits de l’Homme s’est-elle métamorphosée en bourreau ? Comment est-elle passée étrangement du sympathique Docteur Jekyll au démoniaque Monsieur Hyde ? Et pourtant la République a fossoyé à Sétif (1945) comme elle l’a fait à Thiaroye (1945) et à Madagascar (1947), et ailleurs. Il y a donc, d’une part, cette détermination à passer par pertes et profits tous les errements de la République (puisque la République est toujours du côté de ceux qui revendiquent la liberté et l’égalité) et, d’une part, cette répugnance à traduire dans les lois et dans les faits les idéaux universalistes et égalitaires de la République. L’historienne américaine Élizabeth Ezra l’a articulé avec clarté en écrivant : “it is the atrocities of its colonial past that France represses, retaining only sanitized memories of the pomp and circumstance, the valor and the glory of France’s mission civilisatrice” (The Colonial Unconscious : Race and Culture in Interwar France, 2000).
La contribution la plus importante de l’ouvrage de Catherine Coquery-Vidrovitch est justement de montrer que la France a toujours été coloniale. Elle l’exprime d’ailleurs avec beaucoup plus d’emphase et de courage que je ne saurais le faire en écrivant que “l’âme de la France a toujours été métissée” (page 145, c’est moi qui souligne). Même si elle ne fait pas mention des concepts clés de “la plus grande France” et de “la France nouvelle” pour étayer son argument, elle épingle du moins la grande contradiction républicaine en démontrant que “l’universalisme à la française reste hostile à la différence” (page 167). Les mots, puisqu’elle met leur mésusage sur la sellette, ont leur importance et il est heureux qu’elle ne tombe pas elle-même dans ce travers. Dans la phrase citée ci-dessus, le réflexe hexagonal aurait pu la conduire à écrire “reste hostile à l’Autre” (c’est moi qui souligne). Il n’y a pas ici place pour “l’Autre” puisque la France par définition est plurielle (expression hélas émasculée pour avoir été galvaudée), et cela l’auteur l’explique avec conviction et grâce à une approche qui se veut aussi didactique. Autre preuve : le choix de retracer les racines de l’esclavage et du commerce négrier pour en dégager des décombres de l’histoire les faits essentiels qu’une certaine tradition révisionniste en France a souvent occultés. De même le recours, lui aussi didactique, au concept de “postcolonial” pour expliquer comment la “société et la culture françaises sont pétries d’héritages coloniaux multiples, à la fois totalement intégrés et, sinon niés, du moins ignorés par la quasi-totalité de nos concitoyens” (pages 100–101). Tout cela, Coquery-Vidrovitch le fait avec une grande dose de lucidité et de raison.
L’ouvrage n’est cependant pas sans défauts. Ayant établi à l’instar de Hannah Arendt que le colonialisme doit être rangé parmi les trois fléaux, les trois totalitarismes du XXe siècle (les deux autres étant le fascisme ou nazisme et le communisme), Coquery-Vidrovitch s’évertue paradoxalement à vouloir sauver le bébé en se débarrassant des eaux sales du racisme colonial. Son explication de ce que Pierre Tévanian a analysé avec beaucoup plus de perspicacité comme étant le “racisme républicain” n’est pas sans failles. C’est dans la création du “vouloir vivre en commun” à la Renan, du “nous” français (l’équivalent américain de “We the People”), sous la IIIe République, que naît le racisme. Elle a donc raison d’établir le racisme avant tout comme une logique coloniale dans le droit fil des idéaux prométhéens du “white man’s burden” de Kipling. Pourtant il est dommage de trouver dans l’ouvrage les débris d’une histoire qu’elle s’attelle à enterrer. Comment autrement interpréter la phrase suivante : “Bien sûr, tous les colons n’étaient pas racistes, tous les colonisateurs non plus” (page 152) ? Ce simple aveu prouve la difficulté pour l’historienne de se dégager totalement des enjeux de sa société. Le racisme, on le sait, n’a rien à voir avec les sentiments individuels, mais existe en tant qu’idéologie dominante qui se traduit par des lois, des discours, des pratiques, bref une culture raciste. La présence de Français de bonne volonté n’a pas empêché ni le Vel d’Hiv ni les lois anti-juives. Les résidents français anti-coloniaux, je concède qu’il en ait existé en Algérie, n’ont empêché ni les tortures ni les viols des femmes ni les meurtres d’enfants. L’histoire a connu très peu de John Brown, cet Américain blanc qui organisa une série d’insurrections contre les Blancs, allant même, dans son exécration de l’esclavage des Noirs, jusqu’à massacrer plusieurs planteurs blancs. Jugé et pendu en Virginie en 1859 (à l’âge de 59 ans) John Brown sera jugé encore plus sévèrement par l’histoire, non pas comme une anomalie mais comme un illuminé (madman). Il n’y pas eu de John Brown dans l’enfer colonial français. Tout au plus a t-il existé ici et là ce qu’Albert Memmi appelle un “colonisateur de bonne volonté”, un personnage tragique, apathique, plongé fatalement dans l’aporie : “Lorsqu’il lui arrive de rêver à un demain, un état social tout neuf où le colonisé cesserait d’être un colonisé, il n’envisage guère, en revanche, une transformation profonde de sa propre situation et de sa propre personnalité. […] il espère continuer à être Européen de droit divin dans un pays qui ne serait plus la chose de l’Europe […]”. En fait, continue Memmi, “le colonisateur de bonne volonté est condamné au seul choix qui lui est permis, non pas entre le bien et le mal, mais entre le mal et le malaise”.
Je ne range pas Coquery-Vidrovitch du côté des promoteurs de la loi du 23 février 2005, notamment ceux qui y ont glissé le fameux article 4. Catherine Coquery-Vidrovitch ne fait pas l’apologie de la colonisation. Comment le ferait-elle, elle qui eu le courage dans l’un de ses plus importants travaux d’exposer les abus des compagnies concessionnaires françaises au Moyen-Congo en montrant qu’ils ne différaient en rien de ce qui se passait dans l’enfer léopoldien, sur l’autre rive du fleuve Congo ? Ce que je soutiens, en revanche, est cette tendance à vouloir à tout prix traiter le colonialisme comme s’il s’agissait d’une entreprise qui aurait mal tourné, d’en regretter les dérives sans souligner que c’est dans la nature de la colonisation de produire des tas de cadavres, les tortures, les mains coupées, les femmes violées et de réduire, selon le mot de Césaire, “l’humanité au monologue”, en dévaluant l’homme et en surévaluant l’or.
Ce monologue fait qu’aujourd’hui l’africaniste français ou n’importe quel historien français qui s’aventure sur le domaine de la colonisation prend rarement la peine de consulter ce qui se produit ailleurs que dans l’Hexagone et certainement pas les travaux des chercheurs africains basés en Afrique. À trop vouloir faire de l’histoire coloniale une histoire francocentrique, on oublie hélas qu’il s’agit également de l’histoire de l’Afrique. Voilà pourquoi Enjeux politiques de l’histoire coloniale apparaît parfois comme un recueil de débats franco-français. L’auteur plaide bien pour une inclusion de la voix des vaincus en insistant qu’il faut “s’interroger sur la vision des vaincus” (page 36) et “faire parler le colonisé” (page 39), une posture ventriloquiste digne d’un Placide Tempels. Comment cela serait-il possible alors qu’il existe en France une consubstantialité telle entre histoire et politique que faire parler les vaincus reviendrait à réduire les dimensions de l’Hexagone ? Pour les Africains et leurs descendants en France cela ne serait qu’une supercherie de plus à un moment où, comme le préconisent d’éminents savants tels que Valentin Mudimbe et Paulin Hountondji, c’est une “prise de parole” qui est à l’ordre du jour. Libérer la parole africaine, selon l’historienne française Armelle Cressent, porte en soi un drame : le “drame que nous pressentons”, écrit-elle, est que les Africains “se mettent à parler de nous, non pas pour faire une ethnologie du Larzac, comme ce fut à la mode dans les années 70, mais pour nous surprendre au cœur des grands massacres”.
Catherine Coquery-Vidrovitch y fait d’ailleurs rapidement allusion en se demandant si “La France doit […] déterrer ses cadavres” (page 128). Le sous-entendu ici est qu’il s’agit de cadavres coloniaux dont les tombes aussi bien que la mémoire dispersés aux quatre vents ne sont plus que vagues souvenirs. À Madagascar, où la tranche de 0–25 ans constitue la grande majorité de la population, qui se souvient de Moramanga ? L’histoire de l’Afrique ayant été criminellement prise en otage en France, on ne s’étonnera pas du travail acharné qui a consisté à effacer la mémoire des victimes des massacres de la France à Moramanga. Mais les massacres ne se sont pas arrêtés là et c’est à ce tournant que j’attendais le plus l’ouvrage de Catherine Coquery-Vidrovitch qui, fidèle émule des Annales, sait que l’histoire est avant tout une “science” du présent. Pourtant, nulle allusion aux massacres perpétrés par la France au Rwanda (1994), au Congo (1997) et à Abidjan (2004) où en novembre l’armée française tire sur une foule pacifique qui manifeste contre les ingérences de la France et sa poursuite d’objectifs néocoloniaux dans un pays souverain.
Si la France ouvre avec peine et réticence le livre noir du colonialisme, comment saurait-elle même accepter l’idée que les indépendances n’ont pas tourné la page des abus, des complots et des massacres, que le pays des Droits de l’Homme continue au XXIe siècle à bafouer l’humain pour assurer son hégémonie culturelle et son accès aux matières premières dans ses anciennes colonies ? C’est sur ce terrain-là, et non pas celui de la colonisation, que les jeunes Africains et les jeunes Français Noirs veulent aujourd’hui engager ce débat sur notre histoire mutuelle et ses enjeux.
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Le titre de l’ouvrage est parfaitement clair. En 170 pages, cette grande historienne de l’Afrique contemporaine, amie et intervenante de la CADE, nous donne « un petit manuel de ce qu’il faudrait savoir pour comprendre la crise profonde qui s’est déclarée depuis quelques années en France sur une question controversée de notre histoire « nationale » : a- t-elle ou n’a-t-elle pas à inclure l’histoire de la colonisation et de l’esclavage dans notre patrimoine historique et culturel commun ? ».
Il s’agit bien d’un « petit manuel » et non d’un ouvrage savant, (même si les 16 pages de notes et de références bibliographiques en font un précieux outil de travail), destiné aux citoyens que nous sommes, préoccupés par un certain nombre de questions dérangeantes liées au retour brutal dans le débat politique de nos affaires coloniales que beaucoup d’entre nous pensaient oubliées. Que faire de notre patrimoine colonial sans tomber dans la nostalgie ou la « repentance » ? Pourquoi cette prise de conscience de la question coloniale révélée par la violence des banlieues, « la fracture coloniale », les crises de l’outre-mer, la création du CRAN, le discours de N. Sarkozy à Dakar ? Que penser des réponses législatives apportées par les lois mémorielles sur l’esclavage, la colonisation de l’Algérie ? Comment articuler Histoire et Mémoire ?
L’histoire coloniale existe, elle a même pris un nouveau et vigoureux départ depuis 1960 avec de nouveaux historiens, y compris africains. Mais un « tabou » fait d’amnésie – non pas d’ignorance – et de silence l’a maintenue à distance du champ de la grande histoire et à l’écart de l’école, si bien que nos concitoyens ont du mal à comprendre que cette réalité oubliée – refoulée – refasse brutalement irruption dans le débat public avec l’esclavage, la torture en Algérie, le « rôle positif de la colonisation ».
Le terrain ainsi déblayé, il est alors possible d’expliquer ce que doivent être les études postcoloniales, ces fameuses post colonial studies dont l’appellation anglo-saxonne a parfois servi d’alibi pour ne pas les pratiquer en France. Pour l’auteur, l’histoire de l’épisode colonial doit être celle de l’aventure commune aux colonisateurs et aux colonisés, faite de « contacts étroits et réciproques », de rencontres, d’échanges, d’accommodements et de résistances. Ce qui impose de se détacher des clichés de la « bibliothèque coloniale » et, s’agissant du présent, de décrypter ce qui relève de cet héritage dans notre patrimoine « national ». En fait, cette pratique plurielle de notre histoire coloniale permet de dépasser l’affrontement des mémoires douloureuses et contradictoires, le choc entre colonialistes et anticolonialistes.
Cette base théorique assurée, Catherine Coquery-Vidrovitch qui est aussi membre du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) montre comment cette approche clarifie les rapports entre Histoire et Mémoire et permet de sortir de la confusion entre Histoire et Politique qui a plombé le débat sur les lois mémorielles de ces dernières années. Son dernier chapitre consacré aux « faux concepts » qui polluent les « vraies querelles » sur les « abus coloniaux », « la fracture coloniale », le « communautarisme », « les arts premiers » est particulièrement instructif.
Car la « fracture coloniale » est plus qu’un simple héritage ; elle est une production contemporaine, résurgence d’une réalité, pas seulement d’un imaginaire. Elle est le signe de la non-décolonisation de la société française, c’est à dire de notre attachement à un « universalisme à la française », qui se dit républicain mais qui reste hostile à la différence. « Beaucoup s’en inquiètent plutôt que de comprendre qu’il s’agit d’une société en reconstitution, d’une modernité en partie postcoloniale ». L’historienne qui a vécu et vit encore pleinement les tragédies de son temps nous propose cette réflexion pour clore son propos : « La grande question de notre temps est en effet la contradiction et les interactions entre le global et le local, l’universel et le spécifique, qui, pour la première fois, se posent à l’échelle de la planète entière ».
Est-il besoin d’ajouter que les pages de ce « manuel » éclairent et justifient la position prise par la CADE de regarder l’Afrique coloniale comme un héritage que nous avons en commun et les Africains comme des contemporains avec qui nous vivons et partageons un même présent.
Après les polémiques sur le « rôle positif » de la colonisation, ce livre érudit incite à un retour à l’histoire.
Contrairement à ce qui est parfois affirmé aujourd’hui, l’histoire de la colonisation a suscité de nombreux travaux, même si elle a été assez négligée de la décennie 1980 jusqu’au début des années 2000. Depuis, le passé colonial est revenu en force dans les débats politiques en raison de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 ordonnant aux historiens d’enseigner « le rôle positif de la présence française outre-mer » puis, en réaction au discours, tenu en juillet 2007 à Dakar, par le président Sarkozy pour qui le « drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez dans l’histoire ». Ce discours a choqué la majorité des pays africains, comme l’ont montré, dès l’automne 2007, les rapports convergents envoyés par les 42 ambassadeurs français du continent africain. Émanant du plus haut responsable de l’État, ces propos ont conforté l’image d’une France oscillant entre « attirance et répulsion » à l’égard de ses anciennes colonies, une France donneuse de leçons qui n’en avait pas fini avec son passé colonial.
Mission civilisatrice ?
Nulle autre que Catherine Coquery-Vidrovitch, spécialiste confirmée de l’histoire de l’Afrique, n’était mieux en mesure de dresser un bilan des enjeux politiques de cette histoire et de pointer le caractère illusoire d’une distinction entre les aspects « positifs » et « négatif » de la colonisation. Sur la base d’une bibliographie imposante, Catherine Coquery-Vidrovitch montre de façon détaillée comment l’histoire de la colonisation s’est construite durant plusieurs générations. Entreprise dès la période coloniale, elle fut d’abord le plus souvent empreinte d’hagiographie, à l’heure où l’immense majorité du pays croyait au bien-fondé de la colonisation et à la « mission civilisatrice » de l’Occident. Les années 1960 qui ont suivi la décolonisation ont vu une révision de cette histoire, du côté des Français comme celui des anciens colonisés et pas seulement dans une optique marxiste. Puis, des années 1975 à 1990, les historiens se sont davantage consacrés à l’Hexagone comme si la colonisation avait constitué une sorte de parenthèse qu’il fallait refermer au plus vite. Aujourd’hui, cette histoire qui reste à approfondir sur bien des points est l’objet de fréquents télescopages avec des enjeux politiques et mémoriels. De plus, cette histoire, menée à bien depuis longtemps par des chercheurs français et étrangers, a souffert d’une mauvaise communication entre les spécialistes et le public : telle est une des raisons pour laquelle la France a encore tant de mal avec son passé colonial, comme on le constate aujourd’hui.
Le rappel des nombreuses exactions ayant émaillé l’histoire du colonialisme a suscité, de 2006 à 2008, en réaction, la publication d’une série d’ouvrages, plus polémiques que scientifiques – Catherine Coquery-Vidrovitch en cite une dizaine : tous déplorent la perte ou l’oubli de notre histoire et de notre mémoire républicaine, l’atteinte à la gloire de la nation française et la non-reconnaissance de ses racines judéo-chrétiennes. Au nom d’une « repentance » qu’ils rejettent et qu’ils dénoncent, tous ces ouvrages récusent le procès intenté à la colonisation sur la base de conceptions reposant sur « un impensé hérité d’un passé bien réel, celui de la supériorité blanche, c’est-à-dire à proprement parler le racisme occidental ». Pourtant l’analyse historique montre combien, à ses débuts, la colonisation a été indissociable de la IIIe République. Ceci ne vaut pas que pour la France. De façon plus générale, les principales puissances occidentales – Grande-Bretagne, Belgique, Pays-Bas, plus tardivement l’Allemagne – se sont largement construites au XIXe siècle, comme l’écrit Catherine Coquery-Vidrovitch sur « l’intégration des terres et la ségrégation envers les hommes… L’universel de la Révolution française de 1789 s’est mué un siècle plus tard en un univers occidental, male, blanc, fier de sa révolution industrielle, expansionniste, raciste et chrétien ».
L’histoire pour comprendre
L’histoire de la colonisation renvoie donc très largement à celles des nations qui l’ont mené à bien et qui, pour certaines au moins, en restent largement imprégnées même si elles n’en sont pas toujours conscientes. Tout aussi éloignée du réquisitoire que de l’hagiographie, l’histoire permet de prendre – de la distance et facilite une meilleure compréhension de ce passé qui a tant de mal à passer. Pour toutes ces raisons, on ne saurait trop conseiller la lecture de ce livre qui fait si bien le point sur cette question très complexe.
Le fait colonial n’en finit pas d’être un sujet de controverses. Doit-il, ou non, être intégré dans l’histoire nationale française et sous quelle forme ? Pour les uns, cela revient à soulever la question de la repentance, voire du mauvais esprit de ceux qui sont hérissés par le « rôle positif de la présence française outre-mer » et par le discours de Dakar prononcé par le président Sarkozy en juillet 2007.
Selon Catherine Coquery-Vidrovitch, le débat est mal informé et mal posé. Car, écrit-elle, « le savoir sur l’histoire coloniale française est riche de travaux qui ont fait faire des bonds à nos connaissances depuis bientôt un demi-siècle ». Mais ces travaux sont peu, voire pas connus du grand public, mis à part l’histoire de la guerre d’Algérie. L’histoire coloniale est restée déconnectée de l’histoire de la France. Elle aboutit pourtant au « fait postcolonial ». Un terme qui « ne doit pas faire peur », assure l’auteure. D’autant moins que « ce qu’on appelle l“identité nationale”, elle-même complexe, ne peut s’entendre sans sa part coloniale ».
Les débats, hargneux, confondent obscurément histoire et mémoire, histoire et politique. Il est donc important de déceler pourquoi et comment se sont « enclenchés ces évolutions et mécanismes qui ont pu entrainer tant de hargne ». Si la « mission civilisatrice » dans les colonies fut un élément de construction de l’identité française, cette dernière n’en reste pas moins une donnée complexe et évolutive, qui conduit « à penser la diversité de la société française dans la convergence des histoires ».
Les spécialistes d’histoire coloniale viennent de vivre une décennie paradoxale : alors qu’ils avaient naguère l’impression de labourer des terres quelque peu oubliées de leur discipline, leur domaine de recherche est devenu en quelques années une mode. Tout le monde écrit, tout le monde parle, tout le monde donne désormais son avis sur le colonialisme. Les historiens, certes, mais aussi les journalistes, les politiques : la loi de février 2005 n’en fut qu’une manifestation (détestable), la campagne présidentielle de 2007 prolongeant ce débat biaisé.
Cette arrivée en grand du sujet sous les lumières n’a pas eu, loin s’en est fallu, que des avantages. Chacun a été sommé de choisir son camp : aspects positifs ou repentance ? Mise en valeur ou extermination ? Puis chacun a été invité à dresser un bilan, forcément avec des « plus » et des « moins », des « clartés » et des « ombres ». Exercice méthodologiquement et sociologiquement impossible, et politiquement nuisible. Après une décennie de passion(s), le temps de la raison arrive enfin. Ce livre de Catherine Coquery-Vidrovitch en est un signe parmi d’autres. L’ouvrage est publié sous les auspices du comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH). Et, d’emblée, on en comprend la raison : l’auteure était l’une des rares à pouvoir tenter – et réussir – ce pari : présenter les enjeux historiographiques et sociétaux des débats en cours sur le passé colonial et sur le présent postcolonial de la France.
Dans son esprit, analyse sereine, raisonnable, ne signifie nullement attitude neutre, exempte d’engagements, équidistance prudente entre des thèses extrêmes. Les pages qu’elle consacre à une classification fine des « lois mémorielles » (qu’elle ne range pas du tout dans une même catégorie floue de textes attentatoires à la liberté de la recherche) sont à lire et à relire. Elle répond, avec une certaine malice, à ceux qui portent une pseudo-neutralité en bandoulière, que toutes les positions sur cette question sont, immanquablement, à fondement politique. Elle affiche les siennes : que chacun fasse de même.
Mais il ne s’agit pas d’un débat académique entre spécialistes. Les conclusions de l’auteure débouchent sur le très contemporain. Elle part d’une constatation qui devrait aller de soi, mais qui a besoin d’être répétée sans cesse : l’histoire coloniale n’a pas été une « parenthèse » à oublier après fermeture, mais une partie constitutive de l’histoire française depuis (au moins) quatre siècles : « Il s’agit de comprendre, écrit-elle, à quel point l’identité nationale, plurielle, inclut aussi le colonial. » Et cette remarque porte loin : si « l’identité nationale » inclut « le colonial », la nation compte désormais en son sein des millions d’êtres qui sont issus de cette histoire-là. Ce n’est donc plus d’intégration à un bloc donné une fois pour toutes qu’il doit être question, mais de fusion en un tout qualitativement nouveau. « À la fois grâce et par-delà la diversité de nos passés reconnus et intégrés, le creuset français va comme naguère remodeler le sentiment d’être français », écrit Catherine Coquery-Vidrovitch. Certains, attachés à une notion, « Français de souche », qu’ils sont bien incapables de définir – et pour cause – s’en effraient. L’auteure, en historienne, constate, puis analyse, décortique cette « société en reconstitution ». Une lecture salutaire !