dans la collection
« Éléments »
Accès libre
I. Le Reich et la social-démocratie
II. Le 29 septembre 1918
III. Octobre
IV. La révolution
V. Le 9 novembre
VI. L’heure d’Ebert
VII. Le 10 novembre. La bataille de la Marne de la révolution
VIII. Entre révolution et contre-révolution
IX. La crise de Noël
X. Janvier, le tournant décisif
XI. La traque et l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg
XII. La guerre civile
XIII. La république des conseils de Munich
XIV. Némésis
XV. Trois légendes
Franz Kafka raconte, dans sa nouvelle « Devant la loi I», l’histoire d’un homme qui demande à un huissier inflexible la permission d’entrer et qui, toujours éconduit, passe sa vie devant la porte à attendre et à espérer, réessayant sans cesse, et chaque fois en vain, de le fléchir. À l’heure de sa mort, son « ouïe qui s’éteint » perçoit la voix tonnante de l’huissier : « Cette porte n’était faite que pour toi. Maintenant, je pars et je la ferme. »
L’histoire de la social-démocratie et de l’Empire allemands rappelle ce récit. Nés presque en même temps, ils semblaient faits l’un pour l’autre : Bismarck avait créé un cadre étatique dans lequel la social-démocratie pouvait se déployer et qu’elle espérait remplir un jour, durablement, d’une vraie substance politique. Si elle y était parvenue, l’Empire allemand existerait peut-être encore aujourd’hui.
On sait qu’il n’en a rien été. L’Empire allemand est tombé dans de mauvaises mains et s’est écroulé. La social-démocratie, qui depuis le début s’était sentie appelée à le diriger et qui aurait pu le sauver, n’a jamais eu, durant les soixante-quatorze ans qu’il a duré, le courage ni la force de s’en emparer. Comme le personnage de Kafka, elle s’est installée devant la porte et y a passé sa vie. À son oreille aussi, l’Histoire aurait pu rugir en 1945 : « Cette porte n’était faite que pour toi. Maintenant, je pars et je la ferme. »
Il y a pourtant eu dans l’histoire allemande un moment où tout a semblé changer. En 1918, devant la défaite imminente, les huissiers de l’Empire ouvrirent d’eux-mêmes aux dirigeants sociaux-démocrates la porte si longtemps close puis les introduisirent, non sans arrière-pensées, dans l’antichambre du pouvoir ; et voilà que les masses social-démocrates se précipitèrent à l’intérieur, bousculèrent leurs dirigeants et les entraînèrent jusqu’à la dernière porte, jusqu’au pouvoir lui-même. Après un demi-siècle d’attente, la social-démocratie allemande semblait enfin parvenue à son but : alors ô stupeur, ses dirigeants, élevés malgré eux jusqu’au trône vide par la foule de leurs partisans et de leurs électeurs, n’eurent rien de plus pressé que d’ordonner aux anciens gardiens du palais, désormais sans maîtres, de mettre tout le monde dehors. Un an après, on les retrouve à nouveau plantés devant la porte fermée, et cette fois pour toujours. La révolution allemande de 1918, révolution social-démocrate, fut écrasée par des dirigeants sociaux-démocrates : en ce sens, elle constitue sans doute un cas unique.
C’est ce drame qui sera raconté ici, scène après scène. Mais avant de lever le rideau, jetons un regard sur son long prologue : le demi-siècle d’espoir de la social-démocratie, sa longue attente aux portes du pouvoir.