Dans la collection « Éléments »
Titre original : You Can’t Be Neutral on a Moving Train: A Personal History of Our Times (Beacon Press, 1994)
Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton
Préface de Thierry Discepolo
Réédition du livre L’impossible neutralité. Autobiographie d’un historien et militant
(coll. « Mémoires sociales », Agone, 2006, 400 p.)
Accès libre
Je peux comprendre que ma vision de ce monde brutal et injuste puisse sembler absurdement euphorique. Mais pour moi, ce que l’on disqualifie comme tenant de l’idéalisme romantique ou du vœu pieux se justifie quand cela débouche sur des actes susceptibles de réaliser ces vœux, de donner vie à ces idéaux.
La volonté d’entreprendre de tels actes ne peut se fonder sur des certitudes mais sur les possibilités entrevues au travers d’une lecture de l’histoire qui diffère de la douloureuse énumération habituelle des cruautés humaines. Car l’histoire est pleine de ces moments où, contre toute attente, les gens se sont battus ensemble pour plus de justice et de liberté, et l’ont finalement emporté – pas assez souvent certes, mais suffisamment tout de même pour prouver qu’on pourrait faire bien plus.
Les acteurs essentiels de ces luttes en faveur de la justice sont les êtres humains qui, ne serait-ce qu’un bref moment et même rongés par la peur, osent faire quelque chose. Et ma vie fut pleine de ces individus, ordinaires et extraordinaires, dont la seule existence m’a donné espoir.
Howard Zinn
Auteur d’Une histoire populaire des États-Unis et d’une vingtaine d’ouvrages consacrés à l’incidence des mouvements populaires sur la société américaine, Howard Zinn (1922–2010) a été tour à tour docker, bombardier, cantonnier et manutentionnaire avant d’enseigner à la Boston University. Militant de la première heure pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam, il a conçu son métier d’historien comme indissociable d’un engagement dans les luttes sociales.
• France Inter – « Là-bas si j’y suis », dans la série USA
Histoire populaire des USA (10 décembre 2003, rediffusion janvier 2010)
• Radio Grenouille (88.8 FM) – Sans actes de désobéissance civile, Obama ne mènera pas de politique de gauche,
série d’entretiens avec Howard Zinn (du 20 au 22 janvier 2009, rediffusion du 4 au 6 février 2010)
• France Inter – « Là-bas si j’y suis », dans la série USA
Howard Zinn – 1 (14 septembre 2004, rediffusion mars 2008)
• France Inter – « Là-bas si j’y suis », dans la série USA
Howard Zinn – 2 (14 septembre 2004, rediffusion mars 2008)
La mort de l’historien Howard Zinn (1922–2010) a laissé orphelin le mouvement pacifiste américain. Engagé, l’universitaire l’a d’abord été dans l’armée de l’air en 1943. Participant au bombardement au napalm de Royan (Charente-Maritime), il en conçoit un vif dégoût de la guerre. À son retour aux États-Unis, grâce à une loi dispensant les anciens combattants des frais d’inscription, ce fils d’ouvrier entame des études de sciences sociales, avant de devenir en 1956 le directeur du département d’histoire et de sciences sociales du Spelman College d’Atlanta, une université
réservée aux étudiantes afro-américaines. Il raconte avec malice comment, au coeur du mouvement pour les droits civiques, ses étudiantes et lui se sont évertués à mettre le système face à ses contradictions, en relevant pas moins de trente violations des premier et quatorzième amendements de la Constitution à Albany, Georgie. Il sera renvoyé en 1963 de Spelman pour insubordination… avant – signe que l’histoire lui a donné raison – d’y revenir en 2005 pour donner une conférence « contre le découragement ».
L’autobiographie ne peut se défaire de l’histoire, car chaque homme, par ses actions, même infimes, prépare et contribue aux plus grands bouleversements. Il est ainsi question, dans ce livre d’Howard Zinn, des droits civiques en faveur des Noirs au sud des États-Unis, du mouvement pacifiste contre la guerre du Vietnam et contre toute expansion militaire, d’actions de désobéissance civile, etc. Howard Zinn écrit ce livre en réponse à une question sur les raisons de l’optimisme qu’il affiche, alors même qu’il y aurait tant de raisons de désespérer. Car pour l’auteur, il y a toujours autour de soi des êtres humains qui donnent justement raison d’espérer. L’Impossible Neutralité fourmille d’exemples de ce type. « Si nous ne considérons que le pire, notre capacité d’agir est réduite à néant. En revanche, si nous considérons ces époques et ces lieux – si nombreux !- qui ont vu tant de gens se conduire avec générosité, nous aurons la force d’agir pour essayer au moins de faire tourner cette toupie qu’est le monde dans un autre sens. Et si nous agissons, même modestement, nous n’aurons pas à nous en remettre à un futur utopique. Le futur est une succession infinie de moments présents,
et vivre dès aujourd’hui comme nous pensons que les hommes devraient vivre, malgré tous les malheurs qui nous cernent, représente déjà une merveilleuse victoire. »
Lire l’article sur Gauche alternative
Découverte au Salon du livre 2013, la maison d’édition Agone, créée à Marseille en 1998, se caractérise par une ligne éditoriale à contre-courant, sans concessions, et engagée politiquement. Dans le catalogue d’Agone, nous avons pu découvrir un ouvrage symbole de cet engagement: « L’impossible neutralité, Autobiographie d’un historien militant » d’Howard Zinn.
Howard Zinn (1922–2010) est un historien et politologue américain, professeur au département de science politique de l’Université de Boston durant 24 ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engage dans l’armée de l’air et est nommé lieutenant bombardier naviguant. Son expérience dans l’armée a été le déclencheur de son positionnement politique pacifiste qui élève au rang de devoir la désobéissance civile. Il a été un acteur de premier plan du mouvement des droits civiques et du courant pacifiste aux États-Unis. Auteur d’une vingtaine de livres dont les thèmes (monde ouvrier, désobéissance civile et « guerre juste » notamment) sont à la croisée de ses travaux de chercheur et de son engagement politique, il est particulièrement connu pour son best-seller « Une histoire populaire des États-Unis », vivement critiqué lors de sa sortie, mais qui l’a consacré comme l’un des historiens américains les plus lus, et ce bien au-delà des campus américains .
L’impossible neutralité est plus qu’un essai prônant la désobéissance civile et le combat face à l’injustice. C’est le journal de l’expérience d’une vie, d’un combat de tous les instants mené avec conviction. Au delà d’une simple prise de conscience de la masse d’inégalités et d’injustices d’une vie d’homme, Howard nous permet d’entrevoir une lueur d’espoir. Car l’homme est surprenant. L’histoire nous a déjà montré que l’homme est capable de changement positifs, de faire évoluer une société qui a tendance à marcher sur la tête…
Derrière les symboles d’un Panthéon de héros se cachent des hommes et des femmes oubliés qui savent dire NON, et s’opposent à l’injustice en faisant valoir leurs droits. Leur combat est la désobéissance civile, l’action non violente. Pour Howard, lutter n’est pas synonyme de « révolte armée », mais plutôt d’affrontement courageux et d’obstination patiente.
« Comme je commençais à le comprendre, aucun piquet de grève même tristement peu suivi, aucun rassemblement même clairsemé, aucun échange d’idées en public ou en privé ne devait être considéré comme insignifiant. La force d’une idée audacieuse exprimée publiquement au mépris de l’opinion générale ne peut aisément s’évaluer. Les individus exceptionnels qui s’expriment ainsi pour secouer non seulement la suffisance de leurs ennemis mais également l’excessive complaisance de leurs amis sont de précieux catalyseurs du changement »
Pour Howard le vrai danger n’est pas la désobéissance civile, considérée comme une menace à l’ordre social, mais la soumission de la conscience individuelle à l’autorité gouvernementale. L’histoire nous a déjà montré que la soumission et l’obéissance ont conduit aux atrocités des régimes totalitaires, et à la légitimation de guerres dites justes des États démocratiques et libéraux.
Dans un monde qui marche toujours sur la tête, où l’homme dépossédé de ses moyens de subsistances a perdu tous repères et toutes valeurs, L’impossible neutralité d’Howard Zinn est une véritable bouffée d’oxygène, une véritable lueur d’espoir, une véritable Bible pour celui qui croit au changement, à la lutte, et à un futur possible de l’homme nouveau.
« Je peux comprendre que ma vision de ce monde brutal et injuste puisse sembler absurdement euphorique. Mais pour moi, ce que l’on disqualifie comme tenant de l’idéalisme romantique ou du vœu pieux se justifie quand cela débouche sur des actes susceptibles de réaliser ces vœux, de donner vie à ces idéaux. La volonté d’entreprendre de tels actes ne peut se fonder sur des certitudes mais sur les possibilités entrevues au travers d’une lecture de l’histoire qui diffère de la douloureuse énumération habituelle des cruautés humaines. Car l’histoire est pleine de ces moments où, contre toute attente, les gens se sont battus ensemble pour plus de justice et de liberté, et l’ont finalement emporté – pas assez souvent certes, mais suffisamment tout de même pour prouver qu’on pourrait faire bien plus. Les acteurs essentiels de ces luttes en faveur de la justice sont les êtres humains qui, ne serait-ce qu’un bref moment et même rongés par la peur, osent faire quelque chose. Et ma vie fut pleine de ces individus, ordinaires et extraordinaires, dont la seule existence m’a donné espoir. »
En avril prochain, Howard Zinn aura 86 ans. Autant dire qu’il a traversé le siècle presque de bout en bout, de la Grande dépression des années trente à la guerre contre le terrorisme du début du troisième millénaire. Le récit de ses luttes, notamment pour les droits des Noirs et contre la guerre du Vietnam, est un modèle de courage, de lucidité et de modestie. A lire d’urgence.
”Vous ne pouvez pas rester neutre dans un train en marche” : la traduction fidèle du titre original de l’autobiographie d’Howard Zinn (you can’t be neutral on a movie train) est probablement meilleure que ce fade L’impossible neutralité. Peu importe. Après la monumentale Histoire populaire des Etats-Unis, et Nous, le peuple des Etats-Unis, les éditions Agone nous ont offert le troisième volet des principaux textes militants d’Howard Zinn, l’intellectuel radical contemporain le plus important avec Noam Chomsky. Tous deux ne sont certes plus très jeunes (86 ans pour le premier, 79 pour le second), mais lire leurs textes est indispensable à quiconque ne veut pas désespérer des Etats-Unis.
L’histoire d’Howard Zinn, fils d’immigrés juifs, grandi dans la misère à Brooklyn, est complètement imbriquée dans celle de son pays : il a grandi pendant la Grande dépression, a connu le New Deal de Franklin Roosevelt [1], s’est engagé comme bombardier à la fin de la Seconde guerre mondiale [2], a été nommé professeur à l’université – noire – Spellman en Géorgie, dans les années 50, a combattu sans relâche l’engagement militaire au Vietnam dans les années soixante, allant même écrire un discours pour Lyndon Johnson.
Zinn raconte ainsi le combat terrible pour les droits civiques, à une époque, pas si lointaine, où régnait dans le sud des Etats-Unis une ségrégation proche de l’apartheid sud-africain. Sans répit, il s’est battu, contre sa hiérarchie enseignante, contre les représentants de l’ordre (shérifs racistes, juges remplaçant les lois fédérales par des lois coutumières, agents du FBI indifférents) et bien sûr contre la police. Plusieurs fois, il a été conduit en prison pour de courtes durées, suffisantes pour savoir de quoi il parle quand il évoque le système carcéral. Il nous fait aussi et surtout partager le courage et la détermination de ces militants inconnus qui ont osé défier, au risque de leur vie, un ordre économique et communautaire qui ne voulait pas d’eux.
Même s’il avoue sa sympathie pour le candidat de la gauche radicale Ralph Nader, Howard Zinn vivra peut-être assez longtemps pour assister à une chose tout bonnement inimaginable il y a cinquante ans : voir le fils d’un Noir kényan et d’une Américaine blanche devenir président des Etats-Unis. Si Obama est élu, Zinn ne lui fera sûrement aucun cadeau, n’en doutons pas. Mais quelque part, il aura remporté une victoire que l’on peut qualifier d’historique.
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1 Il y consacre d’ailleurs une analyse extraordinaire en une vingtaine de pages, où il pointe les faiblesses, les incohérences et les contradictions qui ont limité la portée d’une vraie politique sociale, sans précédent et sans lendemain dans l’histoire étatsunienne
2 Il a notamment participé au bombardement de Royan en avril 1945, où fut expérimenté pour la première fois le napalm
> À lire en ligne sur le blog Métaphores
UN MILITANT DES OUBLIÉS DE L’HISTOIRE
« Vous voyez tant de choses et vous en savez si peu. Personne ne lit-il l’Histoire ? Quel genre de merde enseigne-t-on dans les écoles par les temps qui courent ? », interrogeait un Kart Marx de fiction revenu du paradis sous la plume désopilante d’Howard Zinn (1), La pièce de théâtre résume bien la posture militante de cet historien et politologue américain de premier plan. Intello, certes, mais surtout activiste, artisan d’une contre-information et adepte d’une écriture accessible, plus proche de l’éducation populaire que de la vulgarisation. Né en 1922, son parcours raconte les grandes luttes de ce siècle. Pacifiste depuis toujours, (adolescent, son livre de chevet est Johnny Got his Gun de Dalton Trumbo), il découvre l’usine à 21 ans, devient marxiste et antifasciste. Après la Seconde Guerre è laquelle il participe dans l’US Air force, il bénéficie d’une bourse et poursuit ses études. Devenu enseignant dans les années 1950, il s’investit dans la cause noire dans le Sud du pays. Il poursuit plus tard son engagement pacifiste lors de la guerre du Vietnam et dans les luttes sociales. Dans les années 1980, Howard Zinn révolutionne la vision traditionnelle de l’histoire des États-Unis avec Une histoire populaire des États-Unis (2), vendue à plus d’un million d’exemplaires dans le monde, existant même en version courte et en version sonore lue par une star hollywoodienne, Matt Damon ! Il aura fallu attendre vingt ans pour que l’ouvrage traverse l’Atlantique, ce qui en dit long sur l’appétit de la France pour le réexamen critique de l’Histoire. D’une plume passionnante et accessible, Zinn braque ainsi le projecteur sur les zones d’ombre et les omissions des manuels, du génocide contre les Indiens à George Bush, en passant par les esclaves, déserteurs, ouvriers ou syndicalistes qui ont contribué à abîmer la conception unanimiste de l’histoire officielle. Dans son dernier ouvrage, L’Impossible Neutralité (3), Zinn creuse le même sillon. L’approche est autobiographique et on le suit avec un immense plaisir dans le XXe siècle, témoin de la construction de son engagement. La troisième partie théorise la désobéissance, ce droit de se révolter, qui semble avoir porté l’historien tout au long de sa vie et lui permet aujourd’hui d’affirmer un optimisme communicatif. R.D.
(1) Karl Marx, le retour, Agone, 2002
(2) Une histoire populaire des États-Unis, Agone, 2002
(3) L’impossible Neutralité, Agone, 2006
L’historien observe un « changement radical » de l’opinion publique américaine dans son rapport à la guerre. Pourtant, selon lui, si cette défiance grandit, se traduisant par la multiplication des actions locales, elle reste encore en deçà du nécessaire. Et les médias n’y sont pas pour rien.
Vous avez des « raisons d’espérer », écrivez-vous dans L’Impossible Neutralité. Qu’est-ce qui dans l’histoire récente vous fait conserver cet espoir ?
Howard Zinn. Ces dernières années, le mouvement anti-guerre grandissant m’a fait reprendre espoir. Il y a eu un changement radical de l’opinion publique en ce qui concerne la guerre. Quand celle-ci a commencé, 75% à 80% de la population la soutenait. Aujourd’hui, ce sont plus de 65 % des Américains qui y sont opposés et qui souhaitent que le pays se retire d’Irak. Les médias ne rapportent pas les centaines d’actions anti-guerre menées à travers le pays. Je crois qu’il y a aussi une prise de conscience générale, aussi lente soit-elle, au sujet de l’environnement.
Tout cela progresse sans l’aide des principaux médias et n’atteint toujours pas l’envergure du militantisme de l’époque du Vietnam, mais c’est en marche, ça se développe. L’opposition à la guerre en Irak, jusque là passive, est de plus en plus active.
Ceux qui ne s’engagent pas dans le mouvement anti-guerre aux États-Unis adhèrent-ils pour autant à la théorie du « choc des civilisations » défendue par les néo-conservateurs ?
Howard Zinn. La majorité de la population américaine soutenait la guerre lorsqu’elle a débuté, parce qu’elle avait subi un lavage de cerveau : les « armes de destruction massive », les « bombes nucléaires », l’Irak incarnait une menace. Saddam Hussein était décrit comme un nouvel Hitler. Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale est très présent aux Etats-Unis.
Par rapport au choc des civilisations, il faut souligner que la plupart des Américains ne connaissent pas grand chose à l’islam. Ce sont les politiciens, épaulés par les médias et les intellectuels tels que Samuel Huntigton, qui ont exagéré l’idée de « fanatisme islamique ».
De manière plus générale, sur le plan international, les Américains restent surtout attentifs à ce que l’administration et les médias considèrent comme menaçant. Les médias sont tellement puissants qu’aussitôt qu’un nouveau pays attire leur attention, souvent parce que l’administration a donné le signal en s’y intéressant, le public suit et se passionne pour ce pays.
Le tournant historique du 11 Septembre et les lois liberticides qui ont suivi ont-il produit de la résistance dans la population ? Les grands textes fondateurs américains, épris de liberté et d’égalité, peuvent-ils encore être le ferment de mobilisations ?
Howard Zinn. La résistance au Patriot Act et aux attaques contre les libertés civiles n’est pas encore générale. Il s’agit là d’une caractéristique commune à nos sociétés : les attaques à l’encontre des libertés civiles d’un petit nombre, même si elles sont flagrantes, n’indignent pas la majorité. Par ailleurs, une mobilisation sociale ne saurait être inspirée par des écrits classiques, mais par une reconnaissance des réalités de la guerre, de la domination de la société par la richesse des entreprises.
Comment se porte le multiculturalisme américain six ans après le 11 Septembre ?
Howard Zinn. Au niveau démographique,le multiculturalisme américain s’est accru. Il y a plus de Latinos, plus d’Asiatiques, les non-Blancs seront majoritaires dans cinquante ans. Cette réalité est visible dans le monde de l’éducation, puisque l éducation est bien plus multiculturelle. Cette tendance s’est cependant heurtée au fait que l’immigration est présentée comme une menace. Il y a donc cette contradiction ambiante : une population de plus en plus multiculturelle, et une partie de la population blanche hostile aux immigrés (loin d’être majoritaire mais véhémente malgré tout) qu’ils soient légaux ou illégaux.
Vous avez écrit : « Ce qui manque (à l’Histoire, ndlr), ce sont les innombrables petites actions entreprises par des inconnus qui ont pourtant ouvert la voie à ces grands moments. Si nous comprenons cela, nous comprenons également que les plus infimes actes de protestation peuvent constituer les racines invisibles du changement social. » Vous réfutez l’idée de l’apparente impuissance du peuple. Quelles sont les dernières victoires du peuple ? Où ces « infimes actes de protestation » vont-ils se loger ?
Howard Zinn. Des victoires récentes ? L’élection, en novembre, d’une majorité démocrate au Congrès ! Si ces démocrates n’auront sans doute pas l’audace escomptée, et qu’ils sont loin de représenter la volonté de l’électorat, c’est en tout cas un signe de réveil d’une partie de la société américaine, Il faut aussi évoquer les actions anti-guerre à l’échelle locale. Dans le Vermont, 35 villes ont organisé des meetings en faveur d’un impeachment (1) On parle beaucoup plus d’impeachment aujourd’hui, On trouve des groupes d’activistes, engagés contre la guerre, pour le droit au travail, pour la protection de l’environnement à travers tout le pays, même dans les plus petites villes.
(1) Mise en accusation, en anglais. Procédure permettant au pouvoir législatif de destituer un haut-fonctionnaire d’un gouvernement. Son but est permettre d’engager des poursuites judiciaires pénales à l’encontre des hauts fonctionnaires destitués. Deux fois la chambre des représentants a coté la mise en accusation du président des États-Unis, pour Andrew Johnson (1868) et Bill Clinton (1998). Tous deux ont été acquittés par le sénat. La Chambre avait débuté les travaux à mettre en accusation Richard Nixon (1974). Sa démission, la seul d’un président des États-Unis, a mis fin à la procédure.
Si l’on a lu Une histoire populaire des États-Unis (Howard Zinn, 2005), un document incontournable, nécessaire à la compréhension ou, tout au moins, à l’approche d’une société composite, écartelée entre les tendances les plus diverses, une société qui a toléré tout le long de son histoire les pires cruautés tout en prônant l’égalité des chances pour tous, on accueillera l’autobiographie de son auteur avec le sentiment de côtoyer un intellectuel puissant, mais surtout l’homme de sens et de cœur qu’on appréciait déjà.
De son Histoire populaire, basée sur une recherche minutieuse, qui, à la différence de bien des travaux pourtant bien documentés dans le domaine, donne leur place aux humbles, au peuple qui vit au quotidien le poids des décisions prises, des projets menés par ses représentants, l’on passe dans L’impossible neutralité, à l’histoire personnelle, et très publique, de l’auteur. La démarche du chercheur avait déjà, du fait de cette vision transversale de la société qu’il décrit, une allure, une signification exceptionnelle, l’historien s’étant révélé attaché aux principes de justice et d’égalité que les fondateurs entendaient faire régner dans la nouvelle terre d’Amérique. Son autobiographie nous fait connaître au quotidien le militant des droits civiques, l’homme de courage tout au long de son existence, qui ne recule pas devant la réprobation, les menaces, qui protesta dans la rue, manifesta contre la ségrégation et autres injustices sociales ; il perdit un emploi, connut la prison, les tribunaux. L’impossible neutralité raconte cette vie consacrée à défendre l’égalité des droits dans un pays qui a constamment été divisé sur la question.
Déjà, dans un recueil d’essais paru en 2002, Nous, le peuple des États-Unis, Howard Zinn donnait les clefs de sa réflexion sur la liberté et la justice dans son pays. L’autobiographie, L’impossible neutralité, vient donc compléter le tableau d’une vie consacrée à défendre un idéal, une « leçon d’enthousiasme et d’optimisme sans illusions » notent les éditeurs.
Si les militants se définissent à travers les causes qu’ils défendent, ceux qui, tel Howard Zinn, ont un jour décidé de prendre parti pour la justice, sont des « justes » dans le sens le plus exigeant du terme. Mais laissons parler l’homme : « Mes héros étaient les fermiers de la Révolte de Shays, les abolitionnistes noirs qui violèrent la loi pour libérer leurs frères et sœurs, ceux que l’on emprisonna pour leur opposition à la Première Guerre mondiale, les travailleurs qui se mirent en grève contre la puissance des entreprises et défièrent la police et les milices, les anciens du Vietnam qui militaient contre la guerre et les femmes qui exigeaient l’égalité des sexes dans tous les domaines ».
L’éditeur indépendant Agone poursuit son travail de traduction en français de l’œuvre de l’historien étasunien Howard Zinn. Après « Une histoire populaire des Etats-Unis » et la pièce de théâtre « Karl Marx, le retour », Agone publie son autobiographie. Howard Zinn commence sa carrière d’historien grâce à la guerre. Un décret, le GI Bill, offre quatre ans d’études gratuites et un salaire modique aux vétérans de la Deuxième Guerre mondiale. À 27 ans, Zinn, ouvrier sur les chantiers navals de Brooklyn, en profite pour entreprendre des études d’histoire à la New-York University et à Columbia. Le second conflit mondial est décisif pour Howard Zinn à un autre titre. S’il s’engage dans l’armée de l’air en 1943, c’est qu’il lui était « insupportable de rester en dehors de cette guerre contre le fascisme » qu’il considérait alors « comme une noble croisade contre le racisme, le militarisme, le nationalisme fanatique et l’impérialisme ». Son expérience de bombardier – l’aviateur chargé du largage des bombes – va changer sa vision. Trois semaines avant la fin de la guerre, Zinn participe en effet au bombardement de Royan. La France est libérée, mais une poignée de soldats allemands se tiennent encore dans cette station balnéaire des Charentes-Maritimes. D’après les rescapés, le bombardement est infernal. Outre les soldats allemands, il anéantit presque complètement la population civile de Royan. Pour la première fois, l’armée étasunienne utilisait le napalm. Après la guerre, Zinn reconstruit le puzzle. Reportages, témoignages, premiers documents critiques sur les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki mettent en perspective celui de Royan. Zinn reconsidère alors son engagement dans l’armée et la guerre en général. « J’ai été, écrit-il dans cette autobiographie, un bombardier très volontaire pendant la Seconde Guerre mondiale, pris dans une atmosphère de fanatisme qui me fit participer sans états d’âme à des crimes atroces. Après la guerre, j’ai commencé peu à peu à me demander si la guerre, aussi noble que pût être la cause défendue, permettait de résoudre quoi que ce soit étant donné les dommages causés à la morale, à la raison et à la sensibilité dont elle s’accompagne toujours. » La désobéissance, la résistance à une autorité illégitime, le pacifisme deviendront les thèmes centraux des travaux historiques d’Howard Zinn. Il les envisage sur un plan théorique – comment la désobéissance civile est-elle nécessaire à la démocratie, par exemple. Ce sont également les objets d’une histoire narrative qui vise à recenser les formes pratiques des luttes et des résistances (lire Une histoire populaire des Etats-Unis).
Un historien contre la guerre
Howard Zinn obtient son premier poste académique en 1956 au Spelman College d’Atlanta, en Géorgie. Il y dirige le minuscule département d’histoire et de sciences sociales. A l’époque, raconte Zinn, Atlanta « connaissait une ségrégation aussi stricte que Johannesburg en Afrique du Sud ». Le Spelman College est une université pour jeunes femmes noires entourée d’un mur haut de trois mètres soixante.
Encourageant ses étudiantes à franchir le mur qui les sépare de la ville, Zinn les soutient dans leurs actions locales. L’une d’entre elles consistera à se présenter à la « section blanche » de la bibliothèque municipale pour y demander la Constitution des Etats-Unis ou la Déclaration d’indépendance. Après quelques mois et la menace d’une action judiciaire, les autorités d’Atlanta abandonnent la ségrégation dans les bibliothèques publiques. Dès ce moment, Howard Zinn ne quitte plus le mouvement des droits civiques. Il s’engage aux côtés d’une organisation radicale et non-violente, spécifiquement destinée aux jeunes militants (SNCC).
Renvoyé du Spelman College à l’été 1963, Zinn enseigne à l’Université de Boston quand éclate la guerre du Viet-Nam. Cours, livres, teach-in1, à chaque occasion Howard Zinn affine sa théorie de la désobéissance civile. Dans le cadre de la répression du mouvement pacifiste, il la met en pratique devant les cours de justice où il est régulièrement cité. Pour justifier les actions anti-guerre, Zinn expliquera inlassablement aux juges que « la désobéissance civile […] n’[est] pas un problème, quoi qu’en disent ceux qui prétendent qu’elle menace l’ordre social et conduit droit à l’anarchie. Le vrai danger, c’est l’obéissance civile, la soumission de la conscience individuelle à l’autorité gouvernementale. » Cet engagement pacifiste se poursuit aujourd’hui au sein du mouvement « Historians against war » – collectif d’historiens opposés à la guerre en Irak – dont Howard Zinn, âgé de 84 ans, est un membre actif.
Optimisme historien
L’absence de rupture entre l’activisme et le travail de l’historien, chez Zinn, surprendra sans doute le lecteur. La critique, académique ou journalistique, n’admet pas d’ordinaire qu’on mêle politique et sciences sociales. L’occultation de l’engagement politique de l’anthropologue Marcel Mauss, les violentes critiques adressées à Pierre Bourdieu pour son soutien aux grèves de 1995, le refus absurde de publier en France un ouvrage de l’historien marxiste Eric Hobsbawm sont là, entre autres, pour en témoigner2.
Zinn ne cherche même pas à séparer les récits d’une vie académique et d’une vie militante dans le plan de son autobiographie. Les études d’histoire et la remise en question de sa propre participation à la Deuxième Guerre mondiale forment un point de départ unique. De là, tout vient d’un bloc. L’activisme irrigue la pratique historienne en suscitant des questionnements nouveaux. En retour, l’histoire donne à l’activiste un certain optimisme quant aux possibilités d’un changement social effectif. Le résultat de ce va-et-vient bouleverse les catégories paresseuses du raisonnement historique. Echec–succès; extrémiste–modéré; émotionnel–rationnel : Zinn montre comment ces oppositions transforment la description en discours idéologique accordant ou refusant la légitimité historique à un mouvement social.
L’éditeur français de L’impossible neutralité a intercalé entre les chapitres de l’autobiographie plusieurs textes qui illustrent cette approche. Dans l’un d’eux, datant de 1965, Howard Zinn propose une relecture du New Deal3 sur la base notamment de son expérience de la situation des Noirs dans le Sud des Etats-Unis. Il y résume aussi ses obsessions d’historien et militant : « […] une fois la crise passée, les problèmes de fond [restent] entiers, comme ils le restent encore aujourd’hui : comment faire profiter tout le monde des bienfaits des immenses ressources naturelles et de la stupéfiante capacité de production du pays ? Le corollaire politique de ce problème [reste] lui aussi sans réponse : quelle forme de mobilisation peut-elle permettre aux citoyens ordinaires d’adresser aux responsables politiques un message plus complexe que la simple plainte ? »
1 Le teach-in (le mot est formé sur sit-in) est une forme de manifestation typique des intellectuels radicaux étasuniens consistant à occuper une salle de cours pour y donner des conférences jour et nuit sans interruption aussi longtemps que possible.
2 Sur Mauss, lire François Athané, « Marcel Mauss, le don et la révolution » in Agone: Revenir aux luttes n°26–27, 2002. Sur Bourdieu et les grèves de 1995, lire Jacques Bouveresse, « Les médias, les intellectuels et Pierre Bourdieu » in Le monde diplomatique, février 2004, pp. 28–29. Sur le refus de Pierre Nora d’éditer Eric Hobsbawm en raison de l’excessive « stalinisation » de la France, lire Pierre Nora, « Traduire: nécessité et difficultés » in Le Débat, n°93, janvier-février 1997, p. 93–95; Eric J. Hobsbawm « Préface à l’édition française » de L’âge des extrêmes – Histoire du court vingtième siècle, Complexe, Bruxelles, 1999, p. 7–11 et Serge Halimi, « La mauvaise mémoire de Pierre Nora » in Le monde diplomatique, juin 2005, p. 35.
3 Le New Deal est le nom donné à une série de programmes d’intervention économique lancés sous Roosevelt dans le but de stabiliser l’économie étasunienne pendant la crise des années trente.
L’ universitaire fait un retour sur son expérience militante et souligne l’utilité et la portée des combats populaires du demi-siècle écoulé.
Les lecteurs de cet ouvrage y découvriront beaucoup plus que l’histoire d’un individu. Ils suivront l’itinéraire d’une vie ancrée dans le collectif et, à travers le prisme d’une expérience personnelle, saisiront l’histoire des grands mouvements sociaux qui ont marqué la société américaine dans la deuxième moitié du XXe siècle : le mouvement pour les droits civiques et le mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam. Enfin, ils y puiseront une réflexion approfondie sur l’action militante et une leçon d’« optimisme sans illusions ». L’intérêt du livre de Zinn1 tient à ce qu’il nous fait découvrir les multiples aspects, souvent inconnus et inattendus, du mouvement de masse pour les droits civiques, dont les acteurs anonymes ont fait preuve d’une obstination et d’un courage extraordinaire, risquant à tout moment leur vie pour le respect de leur dignité et de leurs droits. Quant au mouvement d’opposition à la guerre, le récit de l’auteur évoque des exemples d’actions impensables de ce côté-ci de l’océan : manifestation de masse devant le Pentagone, manifestations de combattants et d’anciens combattants, les uns dénonçant publiquement les horreurs de la guerre, les autres venant jeter leurs décorations sur les marches du Congrès à Washington, révoltes de soldats et désertions massives. Dans la dernière partie, les lecteurs verront un universitaire aux prises avec les autorités réactionnaires de son université se battre pied à pied pour défendre la liberté de pensée et le droit d’enseigner de façon non orthodoxe, au risque de perdre son emploi. L’auteur a fait tous les métiers avant d’être universitaire : en cela il est typique de beaucoup d’enfants d’immigrés juifs russes de sa génération (il a aujourd’hui plus de quatre-vingts ans). Mais il est hors de l’ordinaire parce qu’il fait partie de ces « radicaux » américains qui n’ont cessé de se battre pour plus de justice et de démocratie. À travers toutes ces luttes, les lecteurs découvrent des formes d’action militante qui pourraient nous inspirer, tout en ayant des traits spécifiquement américains. Le plus souvent, en effet, elles ne répondent pas à un mot d’ordre de parti politique mais à un sentiment d’indignation morale. Elles traduisent, comme l’analyse Marie-Christine Granjon (l’Amérique de la contestation, 1985), la méfiance à l’égard des partis, le refus « des voies ordinaires de l’action électorale ou partisane », le choix de « s’exprimer par des gestes symboliques destinés à émouvoir les consciences ». Le « radicalisme » américain a une prédilection pour des actions directes exemplaires et le plus souvent non violentes. Il est moral et existentiel, valorise l’engagement personnel, renvoie à « l’espérance d’un changement de société par la vertu de l’exemple ». Mais la non-violence n’est pas qu’une philosophie, religieuse ou pas, c’est aussi une tactique dans un rapport de forces qui n’est pas favorable à l’opprimé (dans une société prétendant respecter les valeurs morales et religieuses). Américain, enfin, ce pragmatisme de l’historien qui n’attend pas « le grand soir » mais qui croit que « l’histoire des changements sociaux est faite de millions d’actions, petites ou grandes, qui se cumulent à un certain moment de l’histoire jusqu’à constituer une puissance que nul gouvernement ne peut réprimer » (p. 238). En ces temps moroses, un livre tonique et lucide.
1 On sait gré aux Éditions Agone d’avoir inséré dans l’ouvrage des documents qui éclairent aussi divers aspects de la contestation aux États-Unis.
Une des idées maitresse d’Howard Zinn est que nous sommes tous des acteurs de l’Histoire. Il a une lecture de l’Histoire, passablement éloignée des discours officiels « ce qu’il y manque ce sont les innombrables petites actions entreprises par des inconnus qui ont pourtant ouvert la voie à ces grands moments. Si nous comprenons cela, nous comprenons également que les plus infimes actes de protestation peuvent constituer les racines invisibles du changement social » C’est d’ailleurs exactement dans cet esprit qu’il écrira Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours1
Cet engagement individuel, cette importance qu’il donne à nos actes, cet activisme qu’il prône a pour lui, une réelle portée « De tout temps c’est d’abord le radical – et seulement ensuite le modéré – qui tend la main à celui que l’ordre social a jeté au sol », et est même souvent le seul moyen de contrecarrer un pouvoir politique qui par définition a pour unique vocation d’arriver au pouvoir et de s’y maintenir en surfant la vague de l’opinion majoritaire. « du fait même du processus électoral, le politicien est à la fois un adepte du compromis et un opportuniste qui navigue au gré des vents. Sans les coups des réformateurs radicaux, ils resteraient immobiles ou se satisferaient aisément de la justice en vigueur ».
Zinn rejette aussi l’idée de la neutralité que l’on exige trop souvent des historiens ou sociologues (manque de neutralité qui fut tant reprochée chez nous à Bourdieu) « L’intellectuel n’aime guère les démonstrations d’émotivité. Il les considère comme une insulte à ce qu’il vénère par-dessus tout : la raison »… « et pourtant assis dans une baptiste noire du sud profond à écouter les gens chanter « we shall overcome… we shall overcome… » et crier « freedom… freedom… », notre intellectuel pourrait bien éprouver une bouffée de joie et d’amour vaguement teintée d’un léger malaise devant une démonstration aussi spontanée d’émotivité. Selon moi ce malaise est du à son incapacité à admettre plusieurs choses : que l’émotion est un instrument « moralement neutre » qui peut servir à une grande variété de fins, qu’elle sert un objectif positif lorsqu’elle est liée à un propos louable, qu’elle n’est pas irrationnelle mais non rationnelle parce que n’étant qu’un instrument, sa rationalité dépend uniquement de la valeur qu’elle sert » Pour Zinn, ne pas être neutre, être sujet à des émotions face aux événements, donne même un surcroît d’implication propice à renforcer la puissance d’analyse.
Zinn est aussi un vrai pacifiste. Engagé volontaire comme bombardier pendant la seconde guerre mondiale, il vivra là-bas l’absurdité de la guerre. Ce sera pour lui un déclic, et aussi en quelque sorte une chance puisque grâce au GI Bill (bourse d’études offerte par le gouvernement américain aux anciens combattants) Zinn deviendra historien. Nommé au Spelman Collège à Atlanta, il s’engagera dans le mouvement et la lutte des noirs pour les droits civiques. Il n’aura aussi de cesse de combattre toutes les guerres : guerre du Vietnam bien sur, souvent aux cotés de son ami Noam Chomsky, rencontré en 1965 et qui deviendra plus tard comme lui, professeur à la Boston University, et plus récemment comme un farouche opposant à la guerre en Irak.
L’engagement de Zinn, passe aussi par sa façon d’enseigner : « j’ai toujours insisté sur le fait qu’un bon apprentissage devait être, un synthèse entre la lecture des ouvrages et l’implication dans les mouvements sociaux, deux activités qui s’enrichissent mutuellement ».
En lisant ce livre vous découvriez un Zinn, indéfectible optimiste « je peux comprendre que ma vision de ce monde brutal et injuste puisse sembler absurdement euphorique. Mais pour moi, ce que l’on disqualifie comme tenant de l’idéalisme romantique ou du vœu pieux se justifie quand cela débouche sur des actes susceptibles de réaliser ces vœux, de donner vie à ces idées » et souvent touchant, proche et humain, s’excusant parfois de ne pas être assez radical, par envie de retrouver sa famille : « je dois reconnaître que mon ardeur révolutionnaire s’est maintes fois trouvée refroidie par le désir de retrouver ma femme et mes enfants »… quand ce n’est pas par phobie des cafards !!!
Didier Grouard
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1 Pourquoi ce livre ? parce que comme beaucoup, j’avais lu Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours publié comme celui-ci chez Agone, que j’ai eu ensuite la chance d’entendre Thierry Discepolo présenter cette autobiographie à la librairie le Roi Lire à Sceaux, et que bien sûr je l’ai lu d’une traite sans pouvoir le lâcher…
L’ universitaire fait retour sur son expérience militante et souligne l’utilité et la portée des combats populaires du demi-siècle écoulé.
Les lecteurs de cet ouvrage y découvriront beaucoup plus que l’histoire d’un individu. Ils suivront l’itinéraire d’une vie ancrée dans le collectif et, à travers le prisme d’une expérience personnelle, saisiront l’histoire des grands mouvements sociaux qui ont marqué la société américaine dans la deuxième moitié du XXe siècle : le mouvement pour les droits civiques et le mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam. Enfin, ils y puiseront une réflexion approfondie sur l’action militante et une leçon d’« optimisme sans illusions ».
L’intérêt du livre de Zinn1 tient à ce qu’il nous fait découvrir les multiples aspects, souvent inconnus et inattendus, du mouvement de masse pour les droits civiques, dont les acteurs anonymes ont fait preuve d’une obstination et d’un courage extraordinaires, risquant à tout moment leur vie pour le respect de leur dignité et de leurs droits.
Quant au mouvement d’opposition à la guerre, le récit de l’auteur évoque des exemples d’actions impensables de ce côté-ci de l’océan : manifestation de masse devant le Pentagone, manifestations de combattants et d’anciens combattants, les uns dénonçant publiquement les horreurs de la guerre, les autres venant jeter leurs décorations sur les marches du Congrès à Washington, révoltes de soldats et désertions massives.
Dans la dernière partie, les lecteurs verront un universitaire aux prises avec les autorités réactionnaires de son université se battre pied à pied pour défendre la liberté de pensée et le droit d’enseigner de façon non orthodoxe, au risque de perdre son emploi. L’auteur a fait tous les métiers avant d’être universitaire : en cela il est typique de beaucoup d’enfants d’immigrés juifs russes de sa génération (il a aujourd’hui plus de quatre-vingts ans). Mais il est hors de l’ordinaire parce qu’il fait partie de ces « radicaux » américains qui n’ont cessé de se battre pour plus de justice et de démocratie.
À travers toutes ces luttes, les lecteurs découvrent des formes d’action militante qui pourraient nous inspirer, tout en ayant des traits spécifiquement américains. Le plus souvent, en effet, elles ne répondent pas à un mot d’ordre de parti politique mais à un sentiment d’indignation morale. Elles traduisent, comme l’analyse Marie-Christine Granjon (l’Amérique de la contestation, 1985), la méfiance à l’égard des partis, le refus « des voies ordinaires de l’action électorale ou partisane », le choix de « s’exprimer par des gestes symboliques destinés à émouvoir les consciences ». Le « radicalisme » américain a une prédilection pour des actions directes exemplaires et le plus souvent non violentes. Il est moral et existentiel, valorise l’engagement personnel, renvoie à « l’espérance d’un changement de société par la vertu de l’exemple ».
Mais la non-violence n’est pas qu’une philosophie, religieuse ou pas, c’est aussi une tactique dans un rapport de forces qui n’est pas favorable à l’opprimé (dans une société prétendant respecter les valeurs morales et religieuses). Américain, enfin, ce pragmatisme de l’historien qui n’attend pas « le grand soir » mais qui croit que « l’histoire des changements sociaux est faite de millions d’actions, petites ou grandes, qui se cumulent à un certain moment de l’histoire jusqu’à constituer une puissance que nul gouvernement ne peut réprimer » (page 238). En ces temps moroses, un livre tonique et lucide.
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1 On sait gré aux Éditions Agone d’avoir inséré dans l’ouvrage des documents qui éclairent aussi divers aspects de la contestation aux États-Unis.
On connaît Howard Zinn pour sa formidable et iconoclaste Histoire populaire des États-Unis. Sa démarche d’historien est pour lui indissociable de l’ambition d’éveiller les consciences et d’un engagement au cœur de la société.
Mémoire des luttes menées sur le sol américain pour la reconnaissance des droits des noirs, contre la guerre du Vietnam, et contre toutes celles qui y firent suite, jusqu’au conflit irakien aujourd’hui, l’autobiographie d’Howard Zinn est tout entière une réponse à la question : « pourquoi gardez-vous espoir ? » Un livre lucide, émouvant, volontairement roboratif.
« Hiroshima et Royan furent les éléments déterminants de ma remise en cause progressive de ce que j’avais tout d’abord accepté sans résistance : la parfaite légitimité morale de la guerre contre le fascisme. » En avril 1945, Howard Zinn se trouvait à bord d’un bombardier américain au-dessus de la petite station balnéaire. 1 200 forteresses volantes participaient à ce raid qui a donné le coup de grâce à une ville déjà mise à genoux, en janvier de la même année, par deux bombardements que l’histoire peine à justifier. Dans les soutes, des bombes contenant de « l’essence gélifiée, sorte de feu visqueux ». « Ils n’employèrent pas le terme, mais j’ai compris bien après la guerre qu’il s’agissait d’une des premières utilisations du napalm. » Historien engagé, politologue, professeur émérite de l’université de Boston, Howard Zinn a fondé sa philosophie politique sur ce retour sur lui-même. Agé de 82 ans, cet opposant à toute forme de guerre reste aujourd’hui encore l’un des principaux contempteurs de l’intervention américaine en Irak. L’Impossible Neutralité, son autobiographie parue aux Etats-Unis en 1994, est aujourd’hui éditée en France.
Mensonge d’État. Aucune nostalgie passéiste dans le ton, mais la volonté d’éclairer le présent par l’enseignement du passé. Les Editions Agone ont intelligemment augmenté l’édition d’une série d’articles d’Howard Zinn dont le plus récent, publié en août dernier dans « Le Monde diplomatique », conspue en quelques mots l’interventionnisme américain : « L’Irak n’est pas un pays libéré, mais un pays occupé. » Soutenu par bon nombre d’intellectuels outre-Atlantique, par des acteurs comme Danny Glover ou Matt Damon, l’homme milite pour une prise de conscience populaire face à ce qu’il désigne comme un mensonge d’État, fustige l’iniquité d’un conflit voulu par une seule poignée d’hommes, conflit qui a endeuillé toutes les nations participantes.
Le combat du peuple noir. Howard Zinn ne s’est pas fait en un jour. Nommé pour un premier poste dans un lycée du sud des États-Unis, ce pacifiste convaincu a accompagné en militant le combat du peuple noir pour ses droits civiques, engagement qui a fini par lui coûter son poste. Il fut naturellement des premières lignes d’opposition à la guerre du Vietnam, puis du premier conflit dans le Golfe. Il reconstitue ce parcours en quelques événements clefs, livrant une part de lui-même, mais surtout une part d’histoire retranscrite du point de vue de ses acteurs. Un angle de considération qui ne l’a jamais quitté, refus de prendre en compte la seule parole des dirigeants dans l’élaboration de ce qui reste son grand œuvre, L’Histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours.