Dans la collection « L’Ordre des choses »
Traduit de l’anglais par Damien-Guillaume et Marie-Blanche Audollent
Titre original, Privilege. The Making of an Adolescent Elite at St. Paul’s School (Princeton University Press, 2011)
Accès libre
Ce livre est l’histoire d’une nouvelle élite, dont la connaissance réarme notre compréhension de ce qu’est l’inégalité dans une méritocratie.
« J’étais à peu près sûr de ce que j’allais trouver. J’allais revoir le monde de mon premier jour d’école. Intégrer un campus peuplé d’étudiants riches et issus de longues lignées, où quelques étudiants pauvres, noirs ou latinos seraient séquestrés dans leur dortoir. J’allais retrouver les avantages sociaux et culturels des étudiants qui, au moment où ils posent le pied dans cette école, forment déjà la prochaine génération de l’élite. Mais le lycée dans lequel je suis revenu était très différent de celui que j’avais quitté dix ans auparavant. L’arrogance des nobles avait laissé la place à un rapport décontracté au privilège. »
Ethnographie de Saint-Paul, lycée d’élite américain par lequel sont passées nombre de figures de premier plan du monde politique et administratif actuel, ce livre remet en cause de nombreux préjugés sur le fonctionnement des élites d’aujourd’hui. L’auteur, d’origine pakistanaise et issu d’un milieu comparativement modeste, a lui-même étudié à Saint-Paul avant de revenir y enseigner dans le but d’y mener cette enquête. Mesurant les changements réels qu’a connus ce pensionnat (où, voilà trente ans, les élèves dits « de couleur » dormaient dans des dortoirs à part), il montre comment, au-delà de la revendication d’une distinction fondée sur la maîtrise de la culture WASP, l’aristocratisme américain proclame désormais son ouverture d’esprit envers les minorités : une forme de cosmopolitisme au service du maintien des inégalités sociales.
Shamus Khan
Professeur à l’université de Columbia, Shamus Khan est spécialisé en sociologie des élites. Paru en 2011 aux Presses universitaires de Princeton (sous le titre Privilege. The Making of an Adolescent Elite at St. Paul’s School), La Nouvelle École des élites est son premier livre.
« Il faut que tout change pour que rien ne change. » La célèbre phrase du Guépard s’applique aux métamorphoses récentes de l’élite américaine. Entretien avec Shamus Khan, professeur à Columbia, sur les stratégies mises en œuvre pour relégitimer les privilèges et produire un contexte culturel évitant la contestation des inégalités croissantes.
À partir d’une ethnographie de Saint-Paul, un lycée d’élite américain par lequel il est passé, comme nombre de figures de premier plan du monde politique et administratif américain, il étudie comment les élites se sont ouvertes à la diversité ethnique et culturelle pour mieux prendre en compte les injonctions méritocratiques, tout en dévoyant les exigences démocratiques.
La « nouvelle élite » qu’il rencontre à Saint-Paul est constituée d’un groupe de jeunes gens très favorisés – les frais d’inscription sont considérables, même s’il existe des bourses importantes – mais « qui ne correspondent pas exactement à l’idée que l’on se fait en général des nantis. Ils ne sont pas tous nés dans des familles fortunées. Ils ne sont pas tous blancs. Leurs ancêtres n’ont pas tous mis le pied sur le sol américain il y a quatre siècles. Ils ne viennent pas tous du nord-est des États-Unis. Ils n’ont pas tous un même mode de vie BCBG ». Et cette incarnation de l’élite américaine qu’est Saint-Paul ne regroupe plus les étudiants « de couleur » dans un même dortoir, comme à l’époque pas si lointaine où Shamus Khan fréquentait lui-même ce lycée…
C’est à partir de cet étonnement que ce petit-fils de paysans désargentés, issu d’une immigration à la fois pakistanaise et irlandaise, s’intéresse en sociologue et anthropologue à la façon dont les élites s’ouvrent sans se démocratiser, et évoluent pour ne pas voir leurs privilèges fragilisés.
À partir des analyses de Bourdieu sur la domination et la reproduction sociale, Shamus Khan montre ainsi l’affinement des stratégies et les évolutions des comportements d’une élite passée de « l’arrogance » à « l’aisance ». En reconstruisant leur légitimité sur des éléments plus subtils et pernicieux, notamment la valorisation des talents individuels dans un contexte culturel où les privilèges de naissance sont moins acceptables, les nouvelles élites parviennent à justifier des positions acquises et des inégalités par ailleurs croissantes. Entretien.
Que désignez-vous par ces mots « d’inégalité démocratique » ?
Shamus Khan. J’affirme que la société américaine est une société d’« inégalité démocratique » à partir du constat qu’alors même que les institutions sociales, notamment dans l’éducation, se sont ouvertes à ceux qui en étaient auparavant exclus et ont accru l’accès des minorités, les inégalités n’ont cessé d’augmenter. Dans les écoles de l’élite américaine, la population étudiante est à la fois de plus en plus diversifiée au plan racial et de plus en plus riche. On a souvent tendance à penser que l’ouverture et l’égalité vont de pair, mais ce n’est en réalité pas le cas. Les institutions des sociétés démocratiques, même ouvertes, peuvent non seulement reproduire les inégalités, mais aussi les accroître, même si c’est avec des processus différents de ceux des sociétés aristocratiques.
En faisant une ethnographie de Saint-Paul, ce lycée d’élite américain par lequel sont passés notamment le secrétaire d’État John Kerry, l’actuel directeur du FBI Robert Mueller ou Garry Trudeau qui est l’un des plus grands dessinateurs américains des cinquante dernières années, j’ai pu constater que le fonctionnement des élites avait changé en profondeur.
Elles ont dû s’adapter à des exigences d’ouverture et de démocratisation, tout en développant des stratégies et des comportements qui leur permettaient de ne pas céder leur pouvoir. Elles se sont transformées sans perdre leurs positions. Pour faire face à la fois aux injonctions d’ouverture et de démocratisation de la société et « faire passer » la hausse historique des inégalités de richesses, l’élite se pense et se présente moins comme une classe, mais plutôt comme une collection des meilleurs, ouverte d’esprit et ouverte sur le monde et la diversité.
Le fait que les institutions d’éducation d’élite, et plus généralement la vie économique et politique du pays, se soient ouvertes aux minorités ethniques et aux femmes est une grande avancée. Mais, en parallèle, les inégalités se sont creusées de façon spectaculaire, alors même que les grandes universités constituent pourtant les voies royales de la réussite financière. Pour moi, il y a là un paradoxe qui va à l’encontre d’un grand nombre d’idées reçues et je pense même que c’est en partie grâce à cette ouverture formelle de l’élite que les inégalités ont pu ainsi se creuser sans susciter davantage de contestation.
En quoi ce double mouvement d’ouverture et de hausse des inégalités vous paraît-il paradoxal ? On pourrait dire que cela reflète le fait que les écoles prestigieuses ont pris en charge la question raciale, sans pour autant se soucier de la question sociale…
Oui, mais aux États-Unis, la race et la classe sont imbriquées en profondeur. Quand on parle de pauvreté, on parle de race. Quand on parle de problèmes urbains, on parle d’une combinaison entre la race et la classe. Les luttes pour l’égalité aux États-Unis sont d’ailleurs passées par les mouvements de lutte pour les droits des Noirs ou par les luttes féministes. Il est donc surprenant que l’ouverture réelle des grandes institutions d’enseignement – dans mon université de Columbia, on compte désormais 13 % de Noirs parmi les nouveaux inscrits, ce qui correspond à la proportion de la population noire aux États-Unis, alors que c’était dix fois moins il y a encore peu de temps – n’ait pas freiné les inégalités.
Comment l’expliquez-vous ?
On ne peut pas trouver d’explication causale stricte. Mais je pense que l’accroissement historique des inégalités aux États-Unis ces dernières décennies exige un contexte culturel qui le permette. L’inégalité sera acceptée plus facilement si elle est justifiée – ce qui ne veut pas dire qu’elle soit juste. Les inégalités durables ou systémiques, dans lesquelles les avantages et handicaps sont transmis de génération en génération, sont devenues difficilement acceptables. Le principe que la réussite puisse dépendre de sa race ou de sa naissance est dérangeant.
Les élites ont donc dû transformer leur manière de se comporter et de légitimer leurs privilèges, pour mieux les conserver. Et la manière dont les lieux d’enseignement sélectifs comme Saint-Paul ont évolué fait partie de cette stratégie. Je cite en exergue de mon livre cette phrase de Tocqueville : « La borne a changé de forme plutôt que de place. » L’idée que l’école non seulement reproduit les inégalités sociales, mais les valide a posteriori en transformant un héritage familial et social en « talent » individuel est importante. L’accroissement historique inédit des inégalités, que l’économiste Thomas Piketty a bien montré, oblige à donner des gages d’ouverture et à valoriser une rhétorique méritocratique pour, en réalité, l’utiliser afin de désamorcer les contestations.
Il existe déjà de très bonnes études qui expliquent pourquoi les riches sont riches. Mais ce qui me semblait important dans ce livre était de montrer la lutte des élites pour asseoir la légitimité de leur richesse et de leurs privilèges. Elles veulent se sentir sûres de leurs positions et pouvoir affirmer que celles-ci découlent de leurs qualités propres, de leurs compétences, notamment celles issues de leur éducation. Elles ont donc adopté le langage de la méritocratie, pour ne plus se vivre sur la défensive.
Tout cela ne passe pas seulement pas l’éducation. Cela passe aussi par le fait de se lever le matin pour aller travailler, plutôt que de simplement profiter de ses rentes, même si le chèque en fin de mois est autrement plus important que celui d’un ouvrier ; par le fait d’avoir une culture beaucoup plus éclectique et omnivore que la culture classique ; ou par le fait que c’est désormais l’aisance, bien plus que l’arrogance, qui est la vraie marque de l’élite.
Vous employez ce mot « d’aisance » plutôt que celui « d’habitus » employé par Bourdieu. Pourquoi ?
Pour moi, cette aisance est importante pour comprendre la nature de ces nouvelles élites. Elle se voit dans la vie de tous les jours. Regardez la façon dont s’habillent les stars de la Silicon Valley, avec un simple t-shirt et un jean, comme Mark Zuckerberg. Cela se situe diamétralement à l’opposé de l’élite patricienne dont les codes culturels, les manières de se comporter ou de s’habiller, étaient une manière perpétuelle de dire au reste du monde : « Restez à distance. »
Désormais, les élites veulent suggérer qu’ils seraient comme tout le monde, et peuvent affirmer préférer le rock à l’opéra. Alors qu’on aurait pu penser que l’élite serait en difficulté face à la déstabilisation de la culture et des codes classiques, celle-ci a, en fait, renforcé ses positions. Elle a réussi à renverser la phrase de Martin Luther King affirmant que ce « n’est pas la couleur de votre peau mais le contenu de votre personnalité qui compte », en ouvrant les institutions d’élite à la diversité et en défendant une logique très individualiste faisant croire que les goûts culturels, comme les positions dans la société, s’expliquent par des singularités personnelles et non des origines et des conditions sociales.
C’est pernicieux, car cela permet de tenir un discours estimant que les inégalités seraient liées avant tout au fait que les pauvres n’ont pas su saisir des opportunités qui leur étaient présentées et que ceux qui s’enrichissent ou s’élèvent le font avant tout parce qu’ils ont été plus travailleurs, énergiques, audacieux, mobiles que les autres… Ce qui est inexact.
Cette manière de justifier les inégalités est plus subtile que de se référer à un privilège de naissance, et plus dangereuse car plus difficile à combattre. En insistant sur ce que les individus ont réussi à faire, on donne le sentiment que les inégalités ne sont pas héritées et sont le fruit du mérite. En faisant croire que c’est leur talent et non leur fortune ou leur lignage qui compte, les élites reportent les causes de l’inégalité sur ceux pour qui notre idéal démocratique a échoué.
Vous débutez votre ethnographie du lycée Saint-Paul avec un personnage qui possède toutes les caractéristiques de « l’héritier » à la Bourdieu, et semble pourtant mal adapté à cette école de jeunes gens très privilégiés. Comment l’expliquer ?
Même si je ne l’écris pas comme ça, cette personne représente exactement ce que Bourdieu a décrit dans Les Héritiers ou La Noblesse d’État. Il est l’héritier d’une grande famille américaine, et incarne la quintessence de la culture et des comportements de l’élite WASP (White Anglo-Saxon Protestant). Il devrait être complètement à l’aise dans une institution comme Saint-Paul. Or, ce n’est pas vrai. Il se fait même parfois moquer par les autres étudiants, parce qu’il pense avoir tous les codes et en imposer par sa simple extraction. Alors qu’en réalité, une institution comme Saint-Paul valorise désormais les expériences plutôt que les ascendances.
C’est ainsi qu’il faut aussi comprendre que les jeunes gens très privilégiés de Saint-Paul écoutent du hip-hop ?
Il existe plusieurs raisons à cela. Une partie du hip-hop s’est institutionnalisée et est devenue accessible aux enfants de l’élite blanche depuis un moment. Cela participe aussi des manières d’être du nouveau capitalisme, qui prétend valoriser la transgression, la « disruption », l’innovation… Ce n’est pas très neuf. Déjà, les dominants aimaient aller écouter du jazz et être partie prenante d’une musique née dans l’oppression. Tout cela participe de l’idée que, pour les élites, tout doit être disponible et accessible, y compris ce qui vient du peuple.
Mais désormais, cela s’articule à cette volonté de faire croire que les élites sont démocratiques, méritocratiques, comme « tout le monde ». Dans une société ouverte et hiérarchique tout à la fois, l’exclusivisme en matière culturelle est paradoxalement la marque des perdants. À Saint-Paul, on étudie aussi bien la légende de Beowulf, ce grand poème épique du Moyen Âge anglo-saxon, que les Dents de la mer. Cette très grande ouverture culturelle à laquelle adhèrent les nouvelles élites, leur caractère omnivore, les aident à se définir elles-mêmes comme culturellement distinctes du reste de la société.
Selon vous, est-ce la méritocratie qui a été dévoyée ou est-ce que cette manière de penser la société contient, en elle-même, ses propres limites ?
Il faut se souvenir qu’à l’origine, le terme de méritocratie a été forgé dans les années 1940 par un sociologue britannique, Michael Young, membre du parti travailliste, pour fustiger un froid processus de bureaucratisation scientiste de la compétence et du talent. Aujourd’hui, le mot « méritocratie » a, au contraire, une tonalité très positive.
Mais en réalité la méritocratie est une forme d’ingénierie sociale qui consiste à distribuer les places sur des critères qui paraissent équitables. Cette manière de voir les choses a des conséquences dangereuses parce que cela donne une légitimité – presque une scientificité – à la façon dont les places sociales sont réparties. Pourtant, il n’y a rien d’inné dans le « mérite ».
Cette notion a permis le paradoxe de l’inégalité croissante dans une société dont le projet est d’être démocratique, et qui a pu être à la fois un succès formidable si l’on considère par exemple la manière dont les établissements d’enseignement d’élite ont évolué, et un échec retentissant si l’on considère que la mainmise sur les richesses et le pouvoir aux États-Unis n’a cessé de se renforcer.
Pour moi, il y a un vrai danger avec ce mot d’ordre de la méritocratie, parce que si l’on pense cela non comme un impératif moral mais comme une ingénierie sociale, on voit que cela produit des inégalités beaucoup plus difficiles à contester que les inégalités de naissance. Je pense que nous devons aujourd’hui rejeter certains aspects de la prétendue « méritocratie » pour se concentrer sur la justice, l’égalité et la dignité de tous.
France Culture : “La suite dans les idées” – Sylvain Bourmeau
Les nouvelles élites américaines : entre diversité et inégalités
Emission du 12/12/2015
http://www.franceculture.fr/emission-la-suite-dans-les-idees-les-nouvelles-elites-americaines-entre-diversite-et-inegalites-2015
Dix ans après y avoir été élève, un jeune sociologue américain est retourné enquêté sur le lycée très sélect où il avait étudié. Il y a découvert une nouvelle élite américaine, plus diverse.
Il y a trois semaines, La Suite dans les Idées recevait l’un des plus grands historiens africains, Mamadou Diouf, aujourd’hui professeur à Columbia University où il dirige l’Institute for African Studies. Quelques jours après les attentats de Paris, et au lendemain de celui qui venait de frapper de Bamako, il plaidait pour des sociétés ouvertes, insistant sur la différence notable à ses yeux entre la société américaine, dans laquelle il vit depuis plus de dix ans, et la société française qu’il connait bien pour y avoir fait ses études et y enseigner encore de temps en temps. Il soulignait à quel point le pluralisme et la diversité sont fondamentaux, et combien la République française avait encore beaucoup d’efforts à faire en ces matières. Il n’était pas dupe, pourtant, de la réalité d’une société américaine aussi sinon plus inégalitaire que la notre. C’est de ces questions là, du lien entre diversité et inégalités aux Etats-Unis dont il sera question aujourd’hui avec un collègue de Mamadou Diouf, professeur de sociologie à Columbia University, Shamus Khan.
Shamus Khan, professeur à l’université de Columbia et spécialisé en sociologie des élites, sera à Paris pour la parution de La Nouvelle École des élites, ethnographie du lycée d’élite américain où l’auteur a lui-même enseigné avant de revenir y enseigner dans le but de mener son enquête.
A partir de 19h à la librairie Libralire
116 rue Saint Maur
75011 Paris