“ Il reste des gens qui ne veulent pas nous rendre notre passé, car ils espèrent que notre futur sera pareil. ”
Kamil Ikranov
La vérité finit par vaincre la force, mais l’opération prend un certain temps — celui qui est nécessaire pour en désamorcer l’impact. Près d’un siècle après, la révolution russe de 1917 garde toujours une image brouillée par les impostures qui l’ont défigurée aux grés d’intérêts aussi opposés dans la forme que convergents sur le fond. Ces événements anciens influençant encore nos vies, il importe d’en comprendre les arcanes cachés, sinuant d’un “ empire du mal ” simpliste à un illusoire “ paradis des travailleurs ”.
Socialiste français, secrétaire de la IIIe Internationale sous Lénine, avec d’autres, fondateur du PCF, Boris Souvarine fut l’un des protagonistes de l’aventure bolchevique. Exclu de l’Internationale Communiste en 1924 pour indiscipline, il fonde en 1926 le “ Cercle communiste Marx et Lénine ”, devenu en 1930 le “ Cercle communiste démocratique ”, avant de créer en 1936 l’association “ les Amis de la vérité sur l’URSS ”. Il mènera plusieurs campagnes pour sauver des personnalités emprisonnées, tel Victor Serge, tout en tentant d’alerter l’opinion sur les millions de déportés et internés anonymes. En 1937, trois de ses articles paraissent dans des revues, sur les procès de Moscou en cours, la condition du paysan et de l’ouvrier soviétiques. Ils joignent à une analyse pénétrante un style percutant et caustique qui en font un bonheur de lecture.
“ Cauchemar en URSS ” explicite la plus audacieuse vague d’épuration menée par Staline, prenant prétexte de l’assassinat d’un apparatchik trop ambitieux, Kirov, par de prétendus trotskistes. Elle va éliminer par parodie de voie judiciaire les gloires de premier plan de la révolution d’octobre. Ils entraîneront dans leur supplice, plus discrètement et sans tribunaux, des centaines de complices ou témoins compromettants. Trotski l’a nommée “ une guerre civile préventive ”.
Malgré le tragique du propos, Souvarine arrive à nous faire sourire des délires de la propagande officielle. Grâce à ses connaissances en langue de bois il y déchiffre sans peine que Kirov a été exécuté par le Guépéou obéissant à des ordres du plus haut niveau. Mais l’apport essentiel de ces textes vient de l’éclairage porté sur les “ raisons obscures ” et les buts cachés du dictateur.
Tout paranoïaque sanguinaire qu’il soit, Staline ne se résume pas à sa pathologie. Il ne règle qu’à titre secondaire des règlements de compte personnels et des basses vengeances. Sa méthode expéditive pour débattre et solutionner les divergences est grossière, mais tire son efficacité des sacrifices humains propres à briser l’esprit de résistance des plus irréductibles. Testée dès 1928 sur des hauts fonctionnaires pour justifier des échecs dans les transports et l’approvisionnement, représailles et exécutions n’avaient pas cessé depuis, mais à la fin des années trente, la situation intérieure et internationale exige que le despote aille plus loin.
Directement menacé en 1933 par un appel de Trotski aux membres du Bureau politique qui avaient envisagé d’en finir avec lui, il regrettait d’avoir laissé échapper l’unique opposant d’envergure susceptible de le remplacer. Isolé, traqué, errant d’un pays à l’autre, haï tout autant par Churchill, Hitler, les dirigeants de l’ancien et du nouveau monde que par son vieux rival ; l’exilé gardait si bien des chances réelles de retour que cette hypothèse fut évoquée comme la pire des éventualités, lors d’une entrevue entre l’ambassadeur de France Coulondre et le Führer en 1939.
Voilà la réalité inavouable que cachaient les fantasmagoriques complots trotskistes censés ravager le pays et la raison pour laquelle il traitait de puissance à puissance un homme qui, tel un héros shakespearien, “ cheminait entouré de fantômes aux fronts troués ”.
De même, méditant le pacte germano-soviétique, “ le plus répugnant et malfaisant des traîtres ” va utiliser la tactique qui consiste à accuser le premier ceux qu’il veut perdre de collusion avec le fascisme allemand. Que le passé idéologique des victimes rende le motif invraisemblable importe peu. De promptes exécutions, après aveux extorqués et repentirs adéquats, le débarrasseront des gêneurs qui auraient pu s’en scandaliser ou s’y opposer. Son habileté initiale à se jouer des rivalités entre fractions a fait place à l’élimination par la classe bureaucratique, avide de pouvoirs et de privilèges, de la génération de 1917. Une contre-révolution masquée comprise alors par Maria Mikhaïlovna : “ Ce sont en réalité les procès de Lénine, de Trotski et de la révolution d’octobre. ” Elle n’osera l’écrire que quarante ans plus tard.
Plus courts, mais tout aussi documentés, les articles sur la vie des ouvriers et des paysans soviétiques — esclaves corps et âme d’un régime plus cruel que celui du Tsar — amènent à s’interroger sur un tel “ mensonge déconcertant ”. L’auteur n’étant pas devin ni même le seul à percer à jour ces desseins prémédités et révéler ces exactions inouïes, on peut en déduire qu’hors d’un pays bâillonné par la terreur, il fallait être bien complaisant pour se laisser abuser par ces manipulations. Un embrigadement inexcusable auquel le journaliste mexicain Francisco Zamora faisait un sort en 1940 : “ Aucun être humain mentalement et moralement sain ne peut continuer à être stalinien après la série de crimes, d’escroqueries, de bassesses et de falsifications des faits et des idées perpétrés par ce sinistre individu. ”
Là aussi, Boris Souvarine est parmi les premiers à fustiger la lâcheté des intellectuels de gauche et autres “ Ligue des droits de l’homme ” qui cautionnent sous l’étiquette communiste des faits qui les feraient hurler sous d’autres cieux : Le “ politiquement correct ” faisait là ses premiers débuts.
“ Cette tentative de tromper l’opinion sur la terre entière en notre génération et en la postérité ” dont Trotski fut bouleversé doit sa longévité à la victoire des Alliés. Elle balaya une réalité connue de tous. S’y ajouta la complicité des démocraties libérales ravies de l’élimination des révolutionnaires. L’Etat bureaucratique à oripeaux prolétariens allait leur fournir un épouvantail idéal pendant des décennies.
Aujourd’hui cette instrumentalisation repoussoir vise à nous persuader que le capitalisme est quasi génétique à l’homme. Contrarier la nature étant pernicieux — démonstration par
Livre noir du communisme à l’appui —, les révoltés de 1917 en ont été justement punis.
Boris Souvarine, après avoir rempli avec vaillance son devoir de vérité, finit par désespérer de son idéal de jeunesse. Il était pourtant bien placé pour savoir que la génération anéantie se composait des militants sincères, dévoués et estimables. Dans son avant-propos, Charles Jacquier retrace son itinéraire durant cette période et les raisons d’espérer en un mouvement d’émancipation sociale libéré des erreurs du passé, la principale étant de vouloir abattre le pouvoir par le pouvoir. “ Momentanément et avec de très bonnes intentions, je ne crois pas que les hommes puissent jamais arriver à leur véritable émancipation par ce chemin ” écrivait Voline dans
La Révolution inconnue. Nous ne pourrons avancer sur le chemin menant l’homme à sa plus haute expression qu’en rétablissant la geste d’une révolution russe trahie, mais aussi salie et déshonorée comme aucune autre.
Hélène FABRE
Gavroche, n°123-124,
05-08/2002
Ce recueil vient à point nommé pour rappeler l’apport des critiques révolutionnaires à la compréhension du régime soviétique, alors que s’esquissent les premiers bilans historiques du « siècle des communismes » - où ces réflexions hétérodoxes sont pourtant trop souvent escamotées (1). Charles Jacquier, fin connaisseur de Boris Souvarine (auquel il a consacré sa thèse) et directeur de la petite – mais remarquée – collection « Mémoires sociales » chez Agone (2), a choisi de republier des articles peu connus de l’auteur du remarquable
Staline. Écrits en 1937, presque à chaud et dans un style incisif, ces textes n’ont cependant rien perdu de leur pertinence.
Cauchemar en URSS livre une analyse percutante des procès de Moscou. Sont d’abord systématiquement passés au crible toutes les informations disponibles, dans un minutieux travail d’enquête. La conclusion ne se fait pas attendre, sibylline et implacable :
« ni véracité possible des faits, ni concordance éventuelle des dates. Superposition de preuves à rebours, contradictoires et incompatibles » (p. 63). Sont parallèlement décodés les ressorts de cette répression au sommet de l’État soviétique. Ainsi, Souvarine s’attarde longuement sur la naissance et la fonction du tristement fameux « complot hitléro-trotskiste » et le compare aux accusations émises pendant les premières purges. Là encore, la sentence est tranchante:
« Le mécanisme de ces machinations juridico-policières apparaît donc assez simple, après démontage. Un schéma uniforme tient lieu de support, l’actualité suggère les développements et les variantes. Les crimes sont toujours les mêmes, au fond comme dans les formes, et témoignent d’une rare pauvreté d’imagination tant des criminels que de la Guépéou » (p. 73). Du coup, en quelques pages, Souvarine jette un regard indirect sur tout un pan de la répression soviétique, en livrant en quelque sorte une première archéologie des purges staliniennes. Ce regard est complété par deux textes plus courts (mais très riches en informations) sur la situation de la population laborieuse en Union soviétique, s’appuyant notamment sur les témoignages de Français ayant vécu et travaillé en URSS. C’est là, pour le lecteur contemporain, l’occasion de découvrir au fil des pages des noms souvent restés dans l’anonymat : Kléber Legay, Pierre Pascal, Yvon…
À l’image de son avant-propos (« Alors qu’il est minuit dans le siècle » de Charles Jacquier), ce recueil invite à revenir, au travers d’itinéraires individuels ou collectifs, sur les enjeux et les impasses auxquels ont du faire face ces témoins privilégiés, plongés dans l’opposition révolutionnaire mais finalement noyés par les eaux staliniennes…
Le
Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français de l’entre-deux-guerres permet – comme souvent – une première exploration, affinée par quelques rares excursions biographiques (3), en attendant l’aboutissement des investigations en cours (on pense notamment à la confrontation entre anarchistes et communistes français, pierre de touche de la thèse préparée par Sylvain Boulouque sur le syndicalisme des années 20 et 30).
En outre, la lecture de
Cauchemar en URSS peut s’avérer stimulante comme contribution à l’intelligence du phénomène bolchevique, dans la droite ligne du
Staline (dont le sous-titre précisait déjà
Aperçu historique du bolchevisme) publié en 1935. Ainsi, lorsque Souvarine pointe « le Parti » comme instrument de coercition - pas seulement politique ou idéologique, mais clairement psychologique, mentale -, on retrouve là un des traits principaux de la postérité analytique de Souvarine dans l’historiographie du communisme. On la sait particulièrement présente au sein de l’école kriegelienne en France, mais elle est aussi un point de jonction avec l’approche sociétale développée ailleurs, aux centres de recherche des Université de Paris I et de Dijon, à l’IEP de Paris, à l’Institut d’histoire du temps présent… Les remarques de Souvarine sur ce qu’on peut appeler rapidement
« la logique de Parti » (p. 76-77) viennent rejoindre des réflexions et travaux aujourd’hui en cours de renouvellement sur la question de la violence politique dans le système communiste – on pense particulièrement aux apports théoriques de Claude Lefort dans son dernier ouvrage, et aux dernières recherches de Nicolas Werth ou de Claude Pennetier et Bernard Pudal sur l’encadrement communiste. Et c’est ce qui fait aussi et toujours, à côté de l’exigence de clarification nécessaire à la redéfinition des projets d’émancipation depuis la chute du mur de Berlin – position défendue par Charles Jacquier dans son avant-propos –, l’actualité de l’œuvre de Boris Souvarine.
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Notes
(1) Voir à ce sujet notre tribune « Communismes au pluriel ? Autour du Siècle des communismes », Dissidences (BIYNIR), n° 6, septembre 2000.
(2) À laquelle on doit notamment l’essai de N. Baillargeon,
L’ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l’anarchisme, chroniqué dans ces colonnes par Stéphane Moulain.
(3) Qui concernent surtout les figures marquantes que sont Boris Souvarine, Simone Weil ou Pierre Monatte. Quasi-inconnu, Yvon (Robert Guiheneuf) vient de bénéficier d’un coup de projecteur salutaire de la part de son petit-fils, Hervé Guiheneuf, Dix ans en URSS.
Aurélien Moreau
Dissidences, n°11,
06/2002
Retour au pays du mensonge déconcertant
La collection Mémoires sociales (éditions Agone), où sortit il y a quelques mois l’opuscule de Normand Baillargeon
l’Ordre moins le pouvoir (1), consacré à l’histoire et l’actualité de l’anarchisme, vient de faire paraître – sous le titre Cauchemar en URSS (2) – trois textes de Boris Souvarine, publiés tous les trois au cours de la même année 1937. Ce petit ouvrage est précédé d’une note liminaire du responsable de la collection, Charles Jacquier, qui éclaire le moment historique où s’insèrent ces trois articles, ainsi que le trajet de l’auteur jusqu’à l’année de leur publication.
De celui-ci, connu pour une fameuse étude sur Staline – qui reste, malgré sa date de parution, un véritable ouvrage de référence pour la compréhension du régime instauré par le successeur de Lénine (3) –, on sait surtout qu’il fut un des artisans de l’adhésion d’un secteur du socialisme français à la Troisième Internationale, dont il devint membre du Secrétariat et du Presidium, avant d’en être exclu en 1924.
À son retour en France, il est encore fidèle à une certaine forme d’idéal révolutionnaire, comme en témoigne sa participation à
la Révolution prolétarienne, la revue « syndicaliste-communiste » animée par Pierre Monatte, puis au
Bulletin communiste, dans le même temps qu’il s’efforce de rassembler les communistes oppositionnels dans un Cercle communiste Marx et Lénine, qui va se transformer en Cercle communiste démocratique en 1930, à un moment où il a déjà pris ses distances avec le bolchevisme. Dans un texte de 1927, cité par le préfacier, Souvarine reconnaissait encore à l’opposition menée par Trotski le mérite d’être descendue « dans l’arène en 1923 pour la démocratisation du Parti, étape nécessaire vers la démocratie soviétique », mais c’était pour ajouter qu’elle avait « donné l’impression de vouloir seulement supplanter les maîtres du pouvoir et de n’avoir songé à la démocratie que pour y parvenir ». En 1937, son jugement à l’égard de Trotski est bien plus tranché. Ainsi, dans le long texte – qui donne son titre au recueil – consacré à la mascarade sanglante des procès de Moscou, il affirme que « nul n’accorde créance » aux « promesses démocratiques de Trotski » : « en matière de démocratie pratique, écrit-il, toutes les fractions du bolchevisme se valent ». Plus cruellement encore, il ajoute qu’il « n’a subsisté en URSS de trotskisme en action que celui de Staline en personne, introduit dans l’évolution soviétique par l’industrialisation à outrance et la collectivisation forcée de l’agriculture : Trotski n’a pas craint d’y reconnaître ses idées, tout en regrettant leur application tardive, maladroite et aventureuse ».
Les procès de Moscou
De trotskisme, il est beaucoup question dans « Cauchemar en URSS », mais il n’a qu’un rapport des plus lointains avec le trotskisme réel, celui du Trotski qui défend, contre toutes les évidences et une partie de ses anciens camarades, le caractère « socialiste » de l’État dit soviétique. Il s’agit plutôt d’un trotskisme de fable, d’une sorte d’hydre aux mille têtes – « plus on fusille de trotskistes, et plus ils prolifèrent », remarque Souvarine – auquel on attribue les complots les plus extraordinaires : « faire assassiner tous les gouvernants… saboter toute l’industrie et les transports… vendre la patrie en gros et en détail au Japon et à l’Allemagne ». Un « trotskisme », du reste, où on n’hésite pas à englober des « ennemis acharnés de Trotski », « des apologistes serviles de Staline, comme Piatakov et Radek ». Souvarine rapporte que, au cours de l’année 1936, on aurait découvert des « nids de trotskistes dans toutes les institutions soviétiques, même, ajoute-t-il, au Tadjikistan, même dans les haras, même chez les Kirghizes ». Très pince-sans-rire, il précise qu’il « serait intéressant d’entendre de la bouche d’un Kirghize une définition du trotskisme ».
Malgré l’incontestable brillant du style de l’auteur, on serait presque tenté de tenir pour vaine la précision de son démontage, étant donné l’ineptie évidente des accusations proférées par le procureur Vychinski à l’encontre de toute la vieille garde bolchevique. Il convient cependant de garder à l’esprit que toutes ces énormités passaient alors pour des vérités d’évangile dans les partis inféodés au pays du « mensonge déconcertant » (4). Mieux même, la section espagnole de la IIIe Internationale essaierait, à son tour, de monter un procès de ce genre en 1938 contre les communistes dissidents du POUM (5), qu’on accusait – à l’aide de documents forgés de toutes pièces – de collaboration avec le fascisme, de la même façon qu’on avait essayé de faire croire que le créateur de l’armée rouge s’était mis au service de la Gestapo. L’obstination de Souvarine à hacher menu les « arguments » par lesquels le régime allait condamner à mort la plupart des fondateurs de l’État dit « soviétique » trouvait, à l’époque, sa justification non seulement dans la complicité des partis « communistes » du monde entier – et celle des travailleurs qui soutenaient ces partis – avec les procureurs de Moscou, mais aussi dans le terrible silence des « compagnons de route », de tous ceux qui, au nom du combat antifasciste, préféraient tirer un voile pas très pudique sur les noirceurs d’un régime qui passait encore, aux yeux de beaucoup, pour incarner l’espérance des déshérités du monde.
Si les pages que nous a laissées Boris Souvarine dans « Cauchemar en URSS » sont probablement ce qu’on a fait de plus brillant en la matière, son étude vaut surtout, à mon sens, pour l’analyse qu’elles nous proposent des causes des procès de Moscou, et pour la manière dont l’auteur parvient à les relier à une vue en profondeur de l’état politique et économique du pays. On notera d’ailleurs que l’intérêt que porte Souvarine à démonter, l’un après l’autre, les absurdes arguments des accusateurs ne l’empêche pas de voir ce qui se cache derrière le spectacle de ces modernes procès en sorcellerie, à savoir la terreur de masse menée sans tambour ni trompettes par un État qui pouvait d’autant plus se targuer de représenter le « peuple tout entier » que cette terreur s’appliquait effectivement au « peuple tout entier », et pas seulement à la fraction tombée en disgrâce du parti de Lénine. « Ne pas oublier, écrit Souvarine, que, dans l’intervalle des procès, la répression quotidienne n’a jamais cessé, des millions d’individus ont été exécutés chaque année sans publicité, des centaines de milliers et de millions enfermés dans des prisons, des “isolateurs”, des camps de concentration, ou déportés, bannis, transplantés sous des climats inhospitaliers ». Il évalue le nombre de ces victimes à quelque « dix millions d’âmes », un chiffre qu’il qualifie lui-même d’« incroyable », et auquel beaucoup, en effet, se refuseraient à croire.
Les causes de la terreur
Quant à la recherche de la cause de ces maux, elle exige, dit l’auteur, qu’on « découvre les honteuses réalités que recouvre tout le vocabulaire trompeur : soviets, prolétariat, démocratie, socialisme, paix, vie heureuse ». S’il accorde la part qui lui revient à l’idéologie léniniste du Parti – « sa tradition, sa structure, et l’habitude, cette seconde nature, en font un instrument aux mains du chef, une machine à ne pas penser. Le patriotisme de parti, la mentalité et la solidarité de parti interdisent de déroger à la ligne de conduite que fixe le “Parti” par l’intermédiaire soit du secrétaire général, soit du juge d’instruction » –, il met aussi l’accent sur la capacité de Staline à tirer parti des « âpres et sourdes compétitions » entre les fractions opposées de la caste dirigeante, et à « trouver sans peine, pour écarter de la scène publique des acteurs, des figurants et des choristes, le concours d’innombrables gens pressés de parvenir ». Enfin, dans les dernières pages de son essai, il essaye d’aller à la racine du phénomène, en utilisant pour ce faire un auteur « irrécusable pour les communistes », Engels en personne, pour qui la terreur (jacobine, en l’occurrence) était faite de « cruautés inutiles commises par des gens qui ont peur eux-mêmes ». Or, martèle Souvarine, « Staline a peur », et parce qu’il « se sent haï, se sait méprisé » et qu’il « connaît mieux que personne la précarité de son acier », il appelle « trotskisme son impopularité, le mécontentement général, la sourde hostilité latente qui le rend responsable de tous les malheurs, comme il appelle communisme sa dictature personnelle, oligarchique et inégalitaire ».
À ce propos, Souvarine note le rapport existant, à ses yeux, entre les « machinations juridico-policières » et les extraordinaires dysfonctionnements – l’expression n’est pas d’époque – de l’économie « soviétique » : « sur le “procès des 17”, se sont greffées les histoires de catastrophes et d’explosions parce que, de nouveau, tout va mal dans les chemins de fer, les mines, la sidérurgie, l’industrie chimique ».
Une analyse de classe
Un des mérites que Charles Jacquier reconnaît à l’auteur, c’est d’avoir tenté, dès 1927, de comprendre l’évolution du régime issu d’Octobre en allant au-delà de l’étude des conflits d’appareil et des rivalités personnelles dans la lutte pour le pouvoir, et d’avoir proposé – longtemps avant les premiers efforts en ce sens du groupe Socialisme ou Barbarie – une analyse de classe de la société dite « soviétique ». Cet intérêt porté aux « infrastructures » économiques, il apparaît encore dix ans plus tard dans les phrases citées plus haut ou dans telles autres, où Souvarine insiste sur le point que « les classes, au sens le plus large du terme et le plus vrai, subsistent dans la société soviétique sous des formes inédites », et que seuls varient « quant au mécanisme le mode d’exploitation de l’homme par l’homme et les procédés d’appropriation par une minorité privilégiée des fruits du travail de la majorité laborieuse », toutes remarques qui étaient passablement éloignées de celles qu’on pouvait lire dans les publications droitières où écrivait déjà Souvarine à cette époque (6), et le situaient encore sans conteste dans le camp des critiques de gauche du « socialisme » d’État stalinien.
On retrouve ce même souci de la nature sociale du régime « soviétique » dans les deux essais qui complètent le volume, consacrés aux conditions de travail et d’existence des ouvriers et des paysans « soviétiques », où Souvarine mettait à profit le contenu d’une brochure publiée par un Français sur ses onze ans passés en URSS (7), mais aussi sa propre connaissance d’une société où il avait lui-même vécu quelques années.
S’agissant des promesses faites aux paysans, Souvarine notait qu’il « en fut de la terre aux paysans comme du pain aux ouvriers, comme de la paix et de la liberté pour tous les travailleurs ». Si le programme de collectivisation forcée n’a pas permis, en 1937, à l’agriculture de retrouver le niveau qui était le sien sous le tsarisme, il a, en revanche, réduit le paysan à un « véritable servage », où l’État se substitue à tous les anciens propriétaires, et créé une « bureaucratie pléthorique et parasitaire », qui ne fait, en vérité, qu’exacerber l’inefficacité générale du secteur agricole.
Quant à la condition sociale des ouvriers « soviétiques », Souvarine en dressait un tableau en tous points opposé à la vision idyllique qu’en présentaient alors les propagandistes du régime. Astreint à l’obligation du livret de travail, et à celle du passeport intérieur, l’ouvrier « soviétique » risquait d’être congédié comme « déserteur » pour un jour d’absence injustifiée, et était passible de la peine de mort en cas de « manquements professionnels », tout cela pour un salaire moyen qui, en 1937, n’atteignait pas le tiers de son niveau d’avant-guerre. Enfin, l’auteur rappelle que ce salaire moyen cache l’existence d’énormes disparités salariales entre les ouvriers eux-mêmes (un ouvrier de base gagnait entre 100 et 125 roubles par mois, un stakhanoviste de 1200 à 1500 roubles), mais aussi entre ceux-ci et les cadres du Parti (dont les salaires allaient de 1500 à 10 000 roubles), en invalidant du coup la valeur de la critique libérale du « communisme », pour laquelle l’indifférence à l’égard des « libertés » serait censée provenir du désir d’instaurer, par la force, l’égalité totale entre les hommes.
À la lecture du tableau dressé par Souvarine en 1937 d’une réalité sociale à laquelle la « déstalinisation » postérieure au rapport Khrouchtchev n’apporta aucun changement notable, on comprend mieux pourquoi personne, ou presque, ne songe aujourd’hui à assumer l’héritage des régimes disparus du « socialisme réellement existant », et
a fortiori à parler, comme le fit naguère un des dirigeants du PCF, de leur « bilan globalement positif ». Du coup, devant le silence de mort de ceux qui avaient feint de croire que les sociétés bureaucratiques et policières de l’Est étaient la réalisation des vieux idéaux socialistes, il a été facile aux propagandistes du capital de faire passer l’effondrement de ces régimes pour la réfutation en actes de tout l’espoir porté par le mouvement ouvrier depuis le xixe siècle. La redécouverte des écrits de Boris Souvarine servira sans doute à montrer à ces piètres idéologues que ce qui s’est dissipé il y a plus de dix ans maintenant, ce n’est pas le spectre du « communisme » ou l’espérance d’une société de libres et d’égaux, mais une forme sociale inédite d’exploitation et de domination.
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Notes
1. Le livre de N. Baillargeon a été recensé dans le n° 222 (mai 2001) du
Combat syndicaliste.
2.
Cauchemar en URSS, Boris Souvarine, Agone, 2001, 108 pages, 9 Ä.
Je signale aussi la sortie, dans la même collection, d’un recueil de textes (
la Dictature du chagrin) de l’écrivain suédois Stig Dagerman, dont quelques-uns furent publiés à l’origine dans
Arbetaren, le journal édité par la SAC.
3. Il s’agit de
Staline. Aperçu historique du bolchevisme, qui parut en 1935 et a été réédité en 1992 par les éditions Ivréa.
4. Je rappelle que cette expression est empruntée au titre de l’ouvrage classique de Anton Ciliga,
Au pays du mensonge déconcertant. Dix ans derrière le rideau de fer (1938).
5. Sur le procès intenté aux dirigeants du POUM, on se reportera au livre
El POUM en la historia écrit par Wilebaldo Solano, qui fit partie pendant la guerre civile espagnole du comité exécutif de ce parti marxiste antistalinien. Une traduction française de cet ouvrage doit paraître incessamment aux éditions Syllepse.
6. Ch. Jacquier relève que, faute de trouver un écho « à gauche », Souvarine entama une dérive vers la « droite », dont les premiers signes apparaissent dès 1937, avec sa collaboration à des publications réactionnaires, comme
le Figaro ou
la Revue de Paris. Il n’en reste pas moins que, comme on l’a vu, la critique de l’URSS que présente Souvarine à cette date est encore fort éloignée de la critique coutumière à la droite libérale.
7. Il s’agit de la brochure de M. Yvon,
Ce qu’est devenue la Révolution russe.
Miguel Chueca
Combat syndicaliste, n°227,
11/2001