Dans la collection « Mémoires sociales »
Titre original : A People’s History of the United-States: 1492-Present (Harper Collins, 1999)
Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton
Accès libre
Howard Zinn
Auteur d’Une histoire populaire des États-Unis et d’une vingtaine d’ouvrages consacrés à l’incidence des mouvements populaires sur la société américaine, Howard Zinn (1922–2010) a été tour à tour docker, bombardier, cantonnier et manutentionnaire avant d’enseigner à la Boston University. Militant de la première heure pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam, il a conçu son métier d’historien comme indissociable d’un engagement dans les luttes sociales.
Extrait
« Mettre l’accent sur l’héroïsme de Christophe Colomb et de ses successeurs en tant que navigateurs et découvreurs, en évoquant en passant le génocide qu’ils ont perpétré, n’est pas une nécessité technique mais un choix idéologique. Et ce choix sert – involontairement – à justifier ce qui a été fait.
Je ne prétends pas qu’il faille, en faisant l’histoire, accuser, juger et condamner Christophe Colomb par contumace. Il est trop tard pour cette leçon de morale, aussi scolaire qu’inutile. Ce qu’il faut en revanche condamner, c’est la facilité avec laquelle on assume ces atrocités comme étant le prix, certes regrettable mais nécessaire, à payer pour assurer le progrès de l’humanité : Hiroshima et le Vietnam pour sauver la civilisation occidentale, Kronstadt et la Hongrie pour sauver le socialisme, la prolifération nucléaire pour sauver tout le monde. Nous avons appris à fondre ces atrocités dans la masse des faits comme nous enfouissons dans le sol nos containers de déchets radioactifs. Bref, nous avons appris à leur accorder exactement autant de place que celle qu’ils occupent dans les cours et les manuels d’histoire prescrits et écrits par les professeurs. Appliqué avec une apparente objectivité par les universitaires, ce relativisme moral nous paraît plus acceptable que s’il l’était par des politiciens au cours de conférences de presse. C’est pourquoi il est d’autant plus dangereux.
Le traitement des héros (Colomb) comme celui de leurs victimes (les Arawaks), ainsi que l’acceptation tranquille de l’idée selon laquelle la conquête et le meurtre vont dans le sens du progrès humain, ne sont que des aspects particuliers de cette approche particulière de l’histoire, à travers laquelle le passé nous est transmis exclusivement du point de vue des gouvernants, des conquérants, des diplomates et des dirigeants. Comme si, à l’image de Christophe Colomb, ils méritaient une admiration universelle, ou comme si les Pères Fondateurs1, ou Jackson, Lincoln, Wilson, Roosevelt, Kennedy et autres éminents membres du Congrès et juges célèbres de la Cour suprême incarnaient réellement la nation tout entière ; comme s’il existait réellement une entité appelée « États- Unis ». Une nation, certes sujette à des conflits et querelles occasionnels, mais qui n’en constituerait pas moins, au fond, un groupe d’individus partageant des intérêts communs. Cet « intérêt national », censé exister réellement et s’incarner aussi bien dans la Constitution, l’expansion territoriale, les lois votées par le Congrès, les décisions des cours de justice, que dans le développement du capitalisme et la culture de l’éducation et des médias de masse.
« L’histoire est la mémoire des États », écrivait Henry Kissinger dans A World Restored, son premier livre, dans lequel il s’attachait à faire l’histoire du xxe siècle européen du point de vue des dirigeants autrichiens et britanniques tout en passant à la trappe les millions d’individus qui avaient eu à souffrir de leurs politiques. Selon lui, la « paix » qui caractérisait l’Europe avant la Révolution française fut « restaurée » par l’activité diplomatique d’une poignée de dirigeants nationaux. Pourtant, pour les ouvriers anglais, les paysans français, les gens de couleur en Asie et en Afrique, les femmes et les enfants partout dans le monde excepté dans les classes sociales les plus favorisées, il s’agissait d’un monde de conquêtes, de violences, de famine et d’exploitation. Un monde plus désintégré que « restauré ».
Le point de vue qui est le mien, en écrivant cette histoire des États-Unis, est bien différent : la mémoire des États n’est résolument pas la nôtre. Les nations ne sont pas des communautés et ne l’ont jamais été. L’histoire de n’importe quel pays, présentée comme une histoire de famille, dissimule les plus âpres conflits d’intérêts (qui parfois éclatent au grand jour et sont le plus souvent réprimés) entre les conquérants et les populations soumises, les maîtres et les esclaves, les capitalistes et les travailleurs, les dominants et les dominés, qu’ils le soient pour des raisons de race ou de sexe. Dans un monde aussi conflictuel, où victimes et bourreaux s’affrontent, il est, comme le disait Albert Camus, du devoir des intellectuels de ne pas se ranger aux côtés des bourreaux.
Ainsi, puisque le choix de certains événements et l’importance qui leur est accordée signalent inévitablement le parti pris de l’historien, je préfère tenter de dire l’histoire de la découverte de l’Amérique du point de vue des Arawaks, l’histoire de la Constitution du point de vue des esclaves, celle d’Andrew Jackson vue par les Cherokees, la guerre de Sécession par les Irlandais de New York, celle contre le Mexique par les déserteurs de l’armée de Scott, l’essor industriel à travers le regard d’une jeune femme des ateliers textiles de Lowell, la guerre hispano-américaine à travers celui des Cubains, la conquête des Philippines telle qu’en témoignent les soldats noirs de Lusón, l’Âge d’or par les fermiers du Sud, la Première Guerre mondiale par les socialistes et la suivante par les pacifistes, le New Deal par les Noirs de Harlem, l’impérialisme américain de l’après- guerre par les péons d’Amérique latine, etc. Tout cela, bien sûr, si tant est que quiconque – et quels que soient les efforts qu’il y consacre – puisse effectivement « voir » l’histoire en épousant le point de vue des autres.
Il n’est pas dans mon propos de me lamenter sur les victimes et de stigmatiser les bourreaux. Les larmes et la colère, lorsqu’elles ont pour objet les événements du passé, ne peuvent que nuire à la combativité qu’exige le présent. En outre, les frontières ne sont pas toujours clairement délimitées. Sur le long terme, l’oppresseur est aussi une victime. Sur le court terme (et jusqu’ici, semble-t-il, l’his- toire de l’humanité n’a jamais été qu’une question de court terme), les victimes elles-mêmes, exaspérées et inspirées par la culture qui les opprime, se retournent contre d’autres victimes.
C’est pourquoi, étant donné la complexité du problème, ce livre se montrera radicalement sceptique à l’égard des gouvernements et de leurs tentatives de piéger, par le biais de la culture et de la politique, les gens ordinaires dans la gigantesque toile de la « communauté nationale » censée tendre à la satisfaction des intérêts communs. J’essaierai, en outre, de ne pas minimiser les violences que les victimes se font subir les unes aux autres, embarquées comme elles le sont dans la grande galère du système. Si je ne souhaite pas les idéaliser, je me souviens néanmoins (le paraphrasant un peu brutalement) d’un propos que j’ai lu quelque part : « La plainte du pauvre n’est pas toujours juste, mais si vous ne l’entendez pas vous ne saurez jamais ce qu’est vraiment la justice. »
1 Inspirateurs et rédacteurs de la Constitution américaine. Les plus célèbres sont George Washington, Thomas Jefferson, Alexander Hamilton, James Madison et John Jay.
• France Inter – « Là-bas si j’y suis », dans la série USA
Histoire populaire des USA (10 décembre 2003, rediffusion janvier 2010)
• Radio Grenouille (88.8 FM) – Sans actes de désobéissance civile, Obama ne mènera pas de politique de gauche,
série d’entretiens avec Howard Zinn (du 20 au 22 janvier 2009, rediffusion du 4 au 6 février 2010)
• France Inter – « Là-bas si j’y suis », dans la série USA
Howard Zinn – 1 (14 septembre 2004, rediffusion mars 2008)
• France Inter – « Là-bas si j’y suis », dans la série USA
Howard Zinn – 2 (14 septembre 2004, rediffusion mars 2008)
Mercredi 20 janvier à 20 h 30 l’Atelier propose un ciné débat (5 €) autour du film «Une histoire populaire américaine». Éditeur en France du livre à l’origine du film «Une histoire populaire des États-Unis» d’Howard Zinn, Thierry Discepolo animera le débat.
Parlez-nous du livre et de son auteur.
Ce livre-somme de 800 pages est un best-seller hors norme dans le domaine des sciences sociales. Plus de 2 millions d’exemplaires vendus dans son pays depuis sa parution en 1980, sans compter la multitude d’éditions étrangères. Cet ouvrage a la modeste prétention de changer notre vision des États-Unis en retournant ses mythes fondateurs et en mettant les sans-grade au premier rang de son histoire. Son auteur, fils d’immigrants juifs né à Brooklyn en 1922, fut ouvrier dans un chantier naval avant de s’engager dans la seconde guerre mondiale pour combattre le fascisme. Il devient ensuite enseignant d’histoire à l’université sans jamais avoir oublié ses origines ni ses expériences politiques fondatrices : la prise de conscience dans les conflits sociaux, le pacifiste né de l’expérience de la guerre et l’engagement militant avec la lutte pour les droits civiques dans le Sud. On dit de lui qu’il est mort comme il a vécu à l’âge de 87 ans d’une crise cardiaque entre une conférence et une manifestation politique…
Quels ont été les objectifs des réalisateurs de ce film Olivier Azam et Daniel Mermet (bien connu des auditeurs de France-Inter) ?
Faire connaître sous une autre forme cette œuvre écrite pour en démultiplier l’impact par la force de l’image, avec les effets politiques et sociaux attendus, nourrir la prise de conscience des dominés et donc leur émancipation.
Le film a été produit par une coopérative audiovisuelle «Les Mutins de Pangée». Qu’apporte cette forme de production ?
Une certaine cohérence entre l’organisation d’une production et le genre de message politique qu’elle diffuse. Pour faire la preuve que nous ne sommes pas condamnés à l’opposition mortifère entre l’amateurisme militant et le professionnalisme mercantile, toutes les vertus du second sans les vices de la quête du profit qui lui est le plus souvent associé comme s’il n’y avait pas d’alternative…
À l’occasion des 25 ans de la revue Agone et de l’avant-première marseillaise, ce jeudi soir, du film sur Howard Zinn, un parallèle: celui de l’émancipation de la pensée pour se réinventer.
« J’ai absolument confiance dans le fait, non pas que le monde va s’améliorer mais qu’il ne faut pas abandonner la partie avant d’avoir joué toutes ses cartes », écrivait Howard Zinn. L’inlassable optimiste avait su transformer la représentation de l’histoire des États-Unis. Avec son histoire populaire américaine, Zinn retrace l’histoire des oubliés de l’histoire. Sept ans après sa sortie outre-atlantique, l’unique version française de son livre sera publiée par les éditions Agone (2002). Le livre fait toujours référence et s’offre une nouvelle jeunesse puisqu’il fait l’objet d’une trilogie documentaire, avec le film d’Olivier Azam et de Daniel Mermet qui sera projeté ce jeudi soir en avant-première marseillaise au Gyptis.
La ligne éditoriale d’Agone, revue militante née dans la région marseillaise en 1990 et qui fête cette année ses 25 ans, est restée fidèle à elle-même. « Nous sommes toujours indépendants. Nous avons toujours continué à fonctionner avec les ventes des ouvrages et les subventions. Nous ne sommes adossés à aucun groupe », explique Marie Hermann, la directrice éditoriale. C’est précisément en faisant des choix qui lui imposeront une rigueur quasi militaire qu’Agone a su tirer son épingle du jeu. Sa production annuelle, à raison de 18 titres, reste volontairement modeste et permet de continuer à approfondir le travail d’accompagnement des auteurs.
Faire peu mais bien
Leur principe est de faire peu de livres mais de pouvoir bien les faire. Leur modèle s’est développé ainsi. Ce qui a impliqué un certain nombre de sacrifices et permis à la maison d’édition de continuer à éditer un fond de catalogue de livres qui se vend depuis des années.
Marie Hermann refuse de s’adresser à une élite. « Le but d’Agone est de rendre accessible des écrits de qualité au plus grand nombre. » Un niveau d’exigence auquel la maison ne veut pas déroger. Agone se définit souvent comme étant un pont entre militants. Elle rassemble tous ceux qui se situent à la gauche du PS : anarchistes, communistes et retrouve dans les fondements qui l’ont fait naître, le concept bafoué qu’est la vérité. « Une vérité plus complexe que celle du journal de 20h. » Dans un monde qui va de plus en plus vite, Agone a développé régulièrement des projets. Pour ses 25 ans, des rencontres sont organisées avec les libraires, un cycle de conférences à l’Alcazar a même vu le jour. Agone a aussi sorti une nouvelle collection « 100 000 signes » et une nouvelle collection littéraire à prix réduit mais belle. Pour s’éloigner du réalisme sordide et réinventer un imaginaire de gauche.
Femmes, esclaves, indiens, syndicalistes, déserteurs… Ils se sont battus de l’intérieur contre le système qui a fait des États-Unis une superpuissance. Howard Zinn raconte leur histoire.
C’est l’un des meilleurs livres d’histoire qui soit. Un modèle du genre, loin des manuels qui ne relatent que les conquêtes, les guerres, les grands hommes et les heures glorieuses. Car l’histoire d’un pays, c’est son peuple qui la construit, c’est lui qui la subit aussi. Howard Zinn, mort en janvier 2010, était l’un des intellectuels les plus en vue dans la gauche radicale américaine. Même s’il a écrit beaucoup de livres et mené bien des combats, Une histoire populaire des États-Unis restera son chef d’œuvre, salué comme tel par Noam Chosmky. Édité pour la première fois en 1980, cet essai iconoclaste et ravageur a connu plusieurs mises à jour (1995, 1998, 1999) avant d’être traduit en français par Frédéric Cotton pour les éditions Agone, en 2002. C’était quelques mois après la plus grave attaque que les États-Unis aient subi en deux siècles d’histoire, et à l’époque où George W. Bush avait lancé — contre l’Afghanistan — sa fameuse guerre contre le terrorisme.
Une histoire populaire des États-Unis raconte, depuis 1492, l’histoire de tous ceux qui ont combattu le système de l’intérieur : Indiens, esclaves, femmes, syndicalistes, réfractaires du Vietnam… « la mémoire des États n’est résolument pas la nôtre », souligne Howard Zinn, en opposition à la phrase de Kissinger (« l’Histoire est la mémoire des États »). Partir de la Conquête de l’Amérique par les Européens n’est bien sûr pas un choix innocent : c’est la description des « débuts violents d’un système intégré de technologies, d’affaires, de politiques et de cultures qui devait dominer le monde au cours des cinq siècles suivants. » Et il n’est pas utile de forcer le trait pour trouver des parallèles frappants (à tous les sens du terme) entre ces temps lointains et les nôtres : ainsi, en 1676, quand les Puritains anglais massacrèrent les Indiens Wampanoags dans la baie du Massachusetts, « pour prévenir des agressions futures ». Une guerre préventive, donc.
Les longs et instructifs développements sur la mise en place de l’esclavage (qui accompagne le système des plantations, très gourmand en main d’œuvre) sont aussi très importants car ils expliquent comment le racisme a été cultivé et provoqué dans la jeune Amérique : la grande peur des possédants, c’était une alliance entre esclaves et Blancs misérables, alliance potentiellement incontrôlable. D’où l’émergence d’une classe moyenne et le développement d’une ségrégation visant à séparer les Noirs du reste de la population (ailleurs et en d’autres temps, on appellerait ça l’apartheid). Le récit des combats menés en commun, tout au long du 19e siècle, par des Blancs et des Noirs prouve à quel point la menace était réelle.
La conquête et son pillage systématique du Nouveau Monde avait jeté les bases du capitalisme, l’esclavage avait fourni une main d’œuvre gratuite aux États du sud, la guerre de Sécession allait voir l’expansion économique des États du nord (grâce notamment à la main d’œuvre noire à très bon marché et aux immigrants européens arrivés en masse). L’État allait donc donner aux entreprises géantes (les trusts) les moyens d’engranger toujours plus de profits et réprimer brutalement les mouvements sociaux naissants, ce que Zinn appelle l’autre guerre civile.
C’est d’ailleurs la guerre qui allait, pendant la première moitié du vingtième siècle, donner aux États-Unis le statut de superpuissance. Pourtant, là aussi, de nombreuses voix se sont élevées contre les guerres de conquête (Philippines, Cuba) ou de soutien aux alliés européens en 1917 et en 1941. Il ne faisait pas bon être pacifiste ou plaider contre la conscription en ces années-là.
L’économie de guerre (plus encore que le New Deal) avait fait sortir les États-Unis d’une crise dévastatrice qui avait bien failli emporter le système. C’est pourquoi, depuis la fin du deuxième conflit mondial, le budget militaire a pris une place de plus en plus grande, et avec lui la nécessité d’entretenir des conflits (Corée, Vietnam, Amérique centrale, Irak, Kosovo, Afghanistan) propres à le justifier. Zinn raconte dans le détail une période à laquelle il a activement participé, celle des mouvements d’opposition au Vietnam dans les années soixante.
Ses héros ne s’appellent pas George Washington, Abraham Lincoln ou Franklin Roosevelt, mais plutôt John Brown1, Frederick Douglass2, Sojourner Truth3, Eugene Debs4 ou Daniel Berrigan5. Vous ne les connaissez pas ? Normal, ils sont généralement oubliés par l’histoire officielle et par ceux qui la racontent.
C’est « une histoire irrespectueuse à l’égard des gouvernements et attentive aux mouvements de résistance populaire », comme l’explique Howard Zinn dans l’avant-dernier chapitre, intitulé « L’imminente révolte de la Garde » dans lequel il exprime l’espoir de voir les gardiens du système (les classes moyennes) se révolter aux côtés des prisonniers (les classes populaires). Nul ne peut dire, en 2010, alors que la crise financière fait des ravages et menace le fragile équilibre social, si cet espoir sera bientôt réalisé. En attendant, il est toujours possible (et même souhaitable) de lire Howard Zinn, tout en regrettant qu’un travail semblable n’existe pas encore sur l’histoire de France.
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1 1800–1859, Blanc abolitionniste au milieu du 19e siècle, mit en place une filière d’évasion vers le nord pour les esclaves. Russell Banks lui a consacré un magnifique roman, Pourfendeur de nuages
2 1818–1895, esclave évadé, il apprit seul à lire et à écrire et devint professeur, journaliste et écrivain vers la fin du 19e siècle
3 1797–1883, femme noire, esclave émancipée et militante. Quelques années après la guerre de Sécession, elle déclarait lors d’un meeting : « j’ai à peu près quatre-vingts ans et je ne vais pas tarder à quitter cette terre. J’ai été quarante ans esclave et quarante ans libre. J’aurais voulu rester encore quarante ans pour voir l’égalité des droits pour tous. » Celle-ci ne sera effective qu’un siècle plus tard.
4 1855–1926, militant syndicaliste et socialiste au tournant du vingtième siècle, condamné à trois ans de prison en 1918 pour son opposition à la conscription.
5 né en 1921, jésuite qui passa à la clandestinité après s’être opposé à la guerre du Vietnam en 1967.
> À lire en ligne sur le blog Métaphores
Entretien avec Howard Zinn, spécialiste des sciences politiques et historien. A 86 ans, ce professeur à la retraite de l’université de Boston ne cesse d’explorer, dans ses écrits, la part la plus sombre de la mémoire de l’Amérique. Fidèle à ses idées de gauche, Howard Zinn a été aussi l’une des figures du mouvement des droits civiques.
La littérature américaine contemporaine témoigne du délabrement du système néolibéral, en montrant l’affliction de ses vainqueurs – comme l’a récemment fait Jonathan Franzen dans Les Corrections – et le dénuement de ses vaincus, à l’instar de Russell Banks dans Trailerpark. Pourtant, si cette littérature reflète les défauts et injustices de la société américaine, elle ne s’aventure guère à la remettre en cause dans son ensemble. Un «miroir que l’on promène le long d’un chemin», pour reprendre et étendre la métaphore stendhalienne? Oui, mais un miroir brisé. «Le reflet d’une Amérique fragmentée», telle que la voit le spécialiste des sciences politiques et historien Howard Zinn, 86 ans. Un témoin d’exception.
Vous avez écrit la postface d’American Protest Literature, somme dirigée par Zoe Trodd sur l’histoire de la littérature contestataire américaine. Quelles formes adopte aujourd’hui cette littérature ?
Absolument toutes : essai, fiction, prose, poésie, théâtre, chanson. Quelle que soit la forme, elle doit renseigner les lecteurs sur un sujet qu’ils ne connaissent que vaguement, une information qui pourra les conduire à s’indigner, à agir. Elle recrée une réalité que le lecteur a identifiée, mais pas encore absorbée. Elle est souvent ironique, satirique, dans la tradition américaine des romans de Kurt Vonnegut ou de Joseph Heller. Elle reflète la part insatisfaite par l’Amérique actuelle, ses inégalités, ses atteintes aux citoyens et son jingoïsme1.
Curieusement, les écrivains témoignent des injustices aux États-Unis, mais rechignent à remettre en cause le système qui les a causées… Pourquoi ?
Parce que la plupart des auteurs américains sont des libéraux, non des radicaux ! Norman Mailer l’avait d’ailleurs bien compris. Lorsque le magazine Playboy l’avait appelé «libéral», il leur avait écrit : «S’il vous plaît, traitez-moi d’anarchiste, de bolchevik, d’intouchable même, de conservateur de gauche si vous voulez, mais ne m’appelez plus jamais libéral!» Aujourd’hui, les romanciers socialistes comme Upton Sinclair se font extrêmement rares… En revanche, on trouve de nombreux artistes dotés d’une très forte conscience sociale. Des écrivains, tels Alice Walker, Marge Piercy, Martin Espada et Daniel Berrigan. Mais aussi des acteurs, comme Danny Glover, Viggo Mortensen ou Sean Penn…
La littérature américaine semble tout compte fait fragmentée. Jay McInerney écrit sur Manhattan, les écrivains noirs s’intéressent pour la plupart à leur communauté, Martin Espada, que vous citiez, se penche sur le sort fait aux Hispaniques…
C’est vrai, les États-Unis demeurent un pays fragmenté, et la littérature le reflète… Cependant, il existe des points, dans l’histoire, où les fragments qui les composaient, et leurs littératures avec eux, se sont unis dans une lutte commune. Je pense au mouvement contre l’esclavage, au mouvement socialiste du début du XXe siècle, à la guerre du Vietnam. Mais il ne s’agit jamais que de coalitions temporaires. Une fois la cause gagnée, les gens retournent à leurs préoccupations communautaires.
Le succès de votre Histoire populaire ne montre-t-il pas cependant que de nombreux lecteurs sont prêts à accueillir des idées politiques concernant les États-Unis dans leur ensemble ? Tout comme le succès des fictions de Toni Morrison, qui dépasse largement le cadre communautaire ?
Une histoire populaire s’est vendu à deux millions d’exemplaires. Ni mon éditeur ni moi ne nous attendions à de tels chiffres. Cela nous a rendus très optimistes. Cela prouve effectivement que de très nombreux Américains recherchent un point de vue différent sur leur histoire, et nourrissent donc déjà une vision critique du militarisme et du caractère inégalitaire des États-Unis. Quant au succès de Toni Morrison ou d’Alice Walker, il s’explique d’abord par leur talent à s’emparer de l’histoire par la fiction ou la poésie, à lui insuffler de la vie, de la passion, et une dimension qui transcende les enjeux temporels. Elles confèrent ainsi à leurs points de vue une force beaucoup plus grande que ne pourrait le faire un simple essai.
Justement. Vous-même avez écrit deux pièces politiques, En suivant Emma et Karl Marx, le retour. Comment réagit le public américain lorsqu’on l’entraîne ainsi dans le champ d’idées longtemps perçues comme anti-américaines ?
Bien. Emma se joue toujours, à Boston et ailleurs, et Marx in Soho a connu des centaines de représentations dans tout le pays, devant de vastes publics estudiantins. Curieusement, ces spectateurs, qui ne sont pas des radicaux, acceptent et embrassent même ces idées radicales le temps de la pièce. D’ailleurs, le théâtre contestataire n’a pas disparu avec les années 1970. Beaucoup de dramaturges, aujourd’hui, choisissent une perspective politique. Guantanamo, l’administration Bush, le système judiciaire américain, sont quelques-unes de leurs cibles. Mais leurs pièces sont condamnées à être représentées dans les petites salles. Jamais vous ne les verrez à Broadway ni dans le réseau des grands théâtres.
La littérature américaine s’intéresse beaucoup à la population étudiante, au point que le « campus novel » (roman de campus) est devenu un genre littéraire, dont Moi, Charlotte Simmons, de Tom Wolfe, ou le récent Guerre à Harvard, de Nick McDonell, représentent l’acmé. Ces romans montrent une jeunesse indifférente à tout, sauf à elle-même. Vous qui l’avez côtoyée, partagez-vous cette vision ?
Non, parce qu’il n’existe pas de vérité sur la population étudiante. Vous trouverez toujours des gens qui seront d’abord centrés sur eux-mêmes, et d’autres qui chercheront à s’impliquer. Ce qui change, c’est la proportion des uns et des autres. Celle-ci évolue en fonction des événements. La plupart des étudiants, il me semble, sont des activistes potentiels, et quand la situation le demande, ils saisissent l’occasion, comme pendant le mouvement des droits civiques dans le Sud… On ne peut figer les étudiants dans une description, tant leur réalité d’un jour apparaît volatile.
Vous avez comparé les effets de l’art sur le gouvernement Bush au travail de l’érosion sur la roche. Avec trois mois de recul, l’élection de Barack Obama peut-elle être interprétée comme une victoire de la communauté artistique ?
L’érosion est une bonne métaphore. Et oui, l’élection de Barack Obama est aussi la conséquence de ce travail de contestation mené par les écrivains durant l’ère Bush. Il s’agit d’un pas en avant, mais peut-être d’un trop petit pas, eu égard à la crise à laquelle nous sommes confrontés. À moins que les soutiens littéraires d’Obama ne l’obligent à quitter sa position centriste et à se montrer plus audacieux en matière de politique intérieure ou étrangère… Cependant, il reste à voir si la déception que ressentent déjà ses électeurs, écrivains compris, se transformera en cynisme, ou débouchera sur des protestations.
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1 Jingoïsme : terme anglais synonyme de chauvinisme patriotique. Il apparaît en 1878, au moment d’une grave crise en Orient, et désigne alors les partisans d’une guerre.
A l’heure où la première puissance (militaire) mondiale s’apprête à changer de dirigeant, mais probablement pas de politique (du moins de façon significative), je ne résiste pas à l’envie de vous parler du dernier ouvrage que je viens de lire. Cela fait un certain temps que je n’avais pas fait de chronique “littéraire” pour la bonne et simple raison que ce livre, Une histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn aux éditions Agone, m’a occupé pas mal de temps car il s’agit d’un “pavé” de 800 pages, plutôt facile à lire, mais tellement passionnant qu’il est hors de question de le “survoler”. L’histoire présentée ici n’est pas une histoire classique, enchaînant la simple description chronologique d’évènements et de personnages jugés importants. Certes l’auteur suit le fil du temps depuis l’invasion par les premiers Européens jusqu’à la toute récente guerre en Irak, mais il décrit ce qui s’est passé, en orientant son récit, chaque fois que c’est possible, selon le point de vue des colonisés plus que des colons, des pauvres plus que des riches, des esclaves plus que des maîtres… Je dois dire que cet exercice est parfaitement réussi et que le livre d’Howard Zinn fourmille de citations, de témoignages, d’anecdotes, qui le rendent absolument captivant. Le point de vue de l’auteur n’est pas neutre, bien entendu, mais ses démonstrations sont solidement étayées et elles ont le mérite de nous permettre de mieux comprendre la façon dont fonctionne actuellement la vie politique dans ce pays par exemple. Beaucoup de mythes concernant la “démocratie”, les “pères fondateurs” de la République, l’émancipation des noirs, l’égalité des droits, sont passés au crible et sérieusement écornés.
Ce que je trouve particulièrement intéressant c’est que cette histoire populaire examine à la loupe des évènements politiques et économiques que nous connaissons fort peu, nous autres citoyens de la “vieille Europe” parce qu’ils ne sont que très peu abordés dans les livres d’histoire que nous avons eus entre nos mains, au lycée par exemple. Je pense par exemple au développement de l’industrialisation aux USA pendant le XIXème siècle et aux crises économiques à répétition qui ont jalonné cette période. D’autres thèmes, traités par les autres historiens, sont largement approfondis dans le livre de Zinn et il en ressort bien souvent un éclairage différent de la réalité : c’est le cas par exemple pour les rapports complexes existant entre les blancs pauvres, les esclaves noirs et les autochtones “indiens” pendant les premiers siècles de colonisation. Les nombreux documents rassemblés permettent également de comprendre quelle était l’attitude des différentes fractions de la population à l’approche des nombreuses guerres coloniales dans lesquelles se sont lancés les dirigeants US pendant la seconde moitié du XIXème siècle. Cela rappelle étrangement le comportement de ce même pays depuis une cinquantaine d’années. Personnellement, j’avoue que j’ignorais une bonne part de ces “opérations”. Le prétexte n’était point à l’époque la lutte contre le terrorisme mais, en façade, la volonté (déjà) d’apporter la démocratie dans des pays jugés arriérés, et dans la réalité, une défense vigoureuse des intérêts américains. Pour mémoire : débarquement des Marines en Argentine en 1852, intervention au Nicaragua en 1853, en Uruguay en 1855, en Chine en 1859, en Angola en 1860, à Hawaï en 1893, à nouveau au Nicaragua, à Cuba… Le comble de l’horreur (si comble il y a) fut atteint lors de la guerre contre les Philippines. Les soldats US se livrèrent alors à un massacre systématique de la population indigène. Ce n’étaient que des “nègres” révoltés et leur vie ne valait pas bien cher au regard des intérêts de l’Amérique toute puissante. Howard Zinn analyse l’attitude des soldats noirs sous l’uniforme US pendant cette période et témoigne des premiers mouvements de révolte, d’insoumission et de désertion. Toute ressemblance avec la guerre au Vietnam n’est que purement fortuite… Mais l’on voit, grâce à ce livre, que le comportement impérialiste de cet état n’est pas une nouveauté dans l’histoire.
L’émergence des courants tels que le féminisme ou le pacifisme sont également examinés à la loupe. Une partie importante du volume est consacrée au développement du syndicalisme et aux longues grèves ouvrières qui ont marqué également l’histoire du pays. On voit, tout au long de ces évènements, la stratégie de division qui a été largement employée par les différents gouvernements pour maintenir l’ordre à tout prix : fermiers blancs pauvres installés sur la “frontière” avec les Indiens et victimes de tous les affrontements, immigrants “installés” opposés aux immigrants fraîchement débarqués, travailleurs noirs fréquemment utilisés pour “casser” les mouvements de grèves et cristallisant la haine des ouvriers blancs… Ce qui est tragique c’est que cette stratégie, à laquelle a eu recours le pouvoir quel que soit le parti auquel appartenaient ceux qui l’exerçaient, a bien souvent été payante. L’un des autres mérites de cette “histoire populaire” est aussi de montrer comment est né le bipartisme politique aux États-Unis et de quelle façon les deux tendances dominantes, Républicains, Démocrates (ou autre appellation antérieure pour ces deux partis), ont toujours été étroitement associées au “milieu des affaires”, ne tenant compte des intérêts des couches populaires que par opportunisme et n’ayant aucune intention de modifier de façon importante les rapports sociaux au sein du pays. Cette étude permet de mieux comprendre le décalage qui ne manquera pas de se produire entre les promesses plutôt vagues du candidat Obama et la politique “réaliste” qu’il va sans doute être obligé de mettre en place.
Tout au long des pages, on croise des personnalités connues ou inconnues des livres d’histoire classique, syndicalistes, militants socialistes ou anarchistes, écrivains plus ou moins engagés… Emma Goldman, Mark Twain, Mary Jones, Joe Hill, Alexandre Berkman apparaissent au fil des récits et des témoignages. La description de certains mouvements de grève et de la répression qui a suivi fait froid dans le dos… En Avril 1914, dans le Colorado, après une longue grève des mineurs, eut lieu le massacre de Ludlow. Onze mille travailleurs, pour la plupart des immigrants grecs, italiens ou serbes, résistèrent aux provocations de la garde nationale et aux pressions patronales pendant plus de six mois. Le mouvement se termina par un carnage : la famille Rockfeller, propriétaire des mines, n’hésita pas envoyer une milice privée équipée d’armes automatiques “nettoyer” les camps de grévistes dans les collines de Ludlow. Après le massacre, on retrouva dans des fosses communes des corps carbonisés de femmes et d’enfants. Il n’y a pas qu’en France que l’on faisait tirer sur les grévistes et Clémenceau avait des émules outre-Atlantique ! Le récit d’Howard Zinn permet aussi de découvrir l’histoire de certains personnages qui ont marqué et marquent toujours la Finance toute puissante : JP Morgan, Carneggie, Rockfeller, Gould… ont bâti leur fortune sur “l’aventure” du chemin de fer dans les grandes plaines de l’Ouest ou sur les ventes frauduleuses de fournitures frelatées à l’armée pendant la guerre de Sécession ou la guerre du Mexique. L’image de marque des “pères fondateurs”, de Lincoln à Franklin en passant par Washington est sérieusement corrigée : ce dernier dirigeant par exemple était l’un des plus gros propriétaires fonciers et possédait l’une des plus grandes fortunes parmi les membres de l’élite aristocratique gouvernant les nouveaux États américains lors de la guerre d’Indépendance. Ces gens veillèrent bien entendu attentivement à ce que la nouvelle constitution ne remette pas en cause les droits qu’ils avaient acquis grâce à des manœuvres la plupart du temps douteuses.
Pour ceux qui s’intéressent principalement à l’histoire contemporaine des États-Unis, dont je reconnais avoir fort peu parlé dans cette chronique (je ne voudrais pas qu’elle devienne trop longue !), les Éditions Agone proposent une version petit format de ce livre, moins onéreuse, ne comportant que la partie XXème siècle de l’étude. Personnellement, je trouve la version complète plus intéressante car elle traite d’une période et surtout de sujets qui sont un peu moins connus que la deuxième guerre mondiale ou le conflit du Vietnam. A vous de faire le choix en fonction de votre intérêt, mais, version courte ou longue, je trouve que la lecture de cet ouvrage est incontournable pour quiconque veut analyser de façon un peu approfondie la politique US actuelle. Je conclurai en vous proposant cette citation du “grand” Théodore Roosevelt en 1897 à propos des États-Unis confrontés à une énième crise économique : “J’accueillerais avec plaisir n’importe quelle guerre tant il me semble que ce pays en a besoin…” en émettant le vœu pieu que M. Obama fasse preuve d’un peu plus de retenue et ne suive pas les conseils des “faucons” qui veillent dans son entourage. Tout cela me parait mal engagé ! La lecture de ce livre ne rend guère optimiste mais elle reflète la réalité.
Notes : au même titre que Noam Chomsky, Murray Bookchin ou le Canadien Normand Baillargeon, Howard Zinn me parait être un “penseur” américain contemporain dont la lecture semble incontournable. Outre cette “histoire populaire”, il a par ailleurs écrit L’impossible neutralité, autobiographie d’un historien et militant, Karl Marx, le retour, En suivant Emma, Nous, le peuple des États-Unis … La lecture de ces auteurs est revigorante, tant il est dommage que nous n’ayions plus, pour l’essentiel, de ce côté de l’Atlantique, que des philosophes de salon dont la pensée militante principale n’a qu’un objectif : se faire inviter dans les “talk shows” télévisés !
À lire sur le blog la feuille charbinoise
Ce n’est pas la énième histoire des États-Unis, mais une “histoire populaire”, c’est-à-dire une histoire du conflit entre oppresseurs et opprimés, entre exploiteurs et exploités aux États-Unis, une histoire donc qui s’inscrit en faux contre les mythes unanimistes qui caractérisent, aux États-Unis plus qu’ailleurs peut-être, la conception idéologique de l’histoire.
Zinn commence par l’arrivée des Européens et l’extermination des Indiens des Carabaïbes, puis le véritable génocide des Indiens d’Amérique du Nord. Il continue avec l’histoire de l’esclavage, un esclavage dont il rappelle qu’il n’était pas seulement celui des Noirs mais aussi celui des migrants qui, pour payer le voyage vers l’Amérique, se vendaient pour de nombreuses années comme esclaves aux propriétaires fonciers. Zinn termine son histoire sur les mouvements anti-guerres et les mouvements sociaux très importants des dernières décennies.
Bref, c’est une autre Amérique que Zinn nous donne à voir, une Amérique largement inconnue de ce côté-ci de l’Atlantique. Une Amérique dont l’histoire est bien l’histoire de la lutte des classes. Une histoire d’une grande violence : la guerre de Sécession, exemple emblématique, a fait plus de 600.000 morts. Zinn montre que l’Indépendance américaine ne fut pas une révolution populaire (c’est l’énorme différence avec la révolution française) mais un mouvement indépendantiste conduit par des aristocrates fortunés qui n’ont eu de cesse de garder leurs privilèges, fût-ce en les parant de déclarations ronflantes. La classe dominante a toujours cherché à maintenir, sans le moindre partage, son pouvoir sur les classes opprimées et les fameuses libertés n’ont jamais été vraiment garanties que pour les Blancs, anglo-saxons, fortunés et conservateurs. Dès que son pouvoir est un tant soit peu menacé, cette classe dominante fait preuve d’une brutalité, y compris contre la simple liberté d’expression, dont on ne trouve d’exemples ailleurs que dans les régimes dictatoriaux et tyranniques.
Mais les États-Unis connaissent aussi des mouvements très radicaux. Zinn consacre de nombreuses pages au mouvement ouvrier et singulièrement aux IWW, les “Wooblies”, et aux grands soulèvements prolétariens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Cela ne remplace pas la lecture des livres de Philip Foner (abondamment cité par Zinn, mais introuvable en français…) mais on dispose avec l’ouvrage de Zinn d’une bonne approche. Il passe très vite sur les évolutions internes au mouvement syndical, tant dans les années Trente avec la création du CIO, que dans les dernières décennies. Mais les contraintes du projet d’ensemble expliquent qu’on reste un peu sur sa faim.
Politiquement, les États-Unis sont une oligarchie, où l’alternance entre démocrates et républicains n’est qu’un changement de personnel sur la base d’orientations profondément semblables, aussi bien dans la politique étrangère, nationaliste et impérialiste, que dans la soumission aux intérêts du “big business”. Si la démocratie existe en Amérique, c’est uniquement dans la formidable vitalité de la résistance populaire dont il faut remercier Zinn (professeur émérite à l’université de Boston) de nous avoir donné un beau tableau.
L’ universitaire fait un retour sur son expérience militante et souligne l’utilité et la portée des combats populaires du demi-siècle écoulé.
Les lecteurs de cet ouvrage y découvriront beaucoup plus que l’histoire d’un individu. Ils suivront l’itinéraire d’une vie ancrée dans le collectif et, à travers le prisme d’une expérience personnelle, saisiront l’histoire des grands mouvements sociaux qui ont marqué la société américaine dans la deuxième moitié du XXe siècle : le mouvement pour les droits civiques et le mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam. Enfin, ils y puiseront une réflexion approfondie sur l’action militante et une leçon d’« optimisme sans illusions ». L’intérêt du livre de Zinn1 tient à ce qu’il nous fait découvrir les multiples aspects, souvent inconnus et inattendus, du mouvement de masse pour les droits civiques, dont les acteurs anonymes ont fait preuve d’une obstination et d’un courage extraordinaire, risquant à tout moment leur vie pour le respect de leur dignité et de leurs droits. Quant au mouvement d’opposition à la guerre, le récit de l’auteur évoque des exemples d’actions impensables de ce côté-ci de l’océan : manifestation de masse devant le Pentagone, manifestations de combattants et d’anciens combattants, les uns dénonçant publiquement les horreurs de la guerre, les autres venant jeter leurs décorations sur les marches du Congrès à Washington, révoltes de soldats et désertions massives. Dans la dernière partie, les lecteurs verront un universitaire aux prises avec les autorités réactionnaires de son université se battre pied à pied pour défendre la liberté de pensée et le droit d’enseigner de façon non orthodoxe, au risque de perdre son emploi. L’auteur a fait tous les métiers avant d’être universitaire : en cela il est typique de beaucoup d’enfants d’immigrés juifs russes de sa génération (il a aujourd’hui plus de quatre-vingts ans). Mais il est hors de l’ordinaire parce qu’il fait partie de ces « radicaux » américains qui n’ont cessé de se battre pour plus de justice et de démocratie. À travers toutes ces luttes, les lecteurs découvrent des formes d’action militante qui pourraient nous inspirer, tout en ayant des traits spécifiquement américains. Le plus souvent, en effet, elles ne répondent pas à un mot d’ordre de parti politique mais à un sentiment d’indignation morale. Elles traduisent, comme l’analyse Marie-Christine Granjon (l’Amérique de la contestation, 1985), la méfiance à l’égard des partis, le refus « des voies ordinaires de l’action électorale ou partisane », le choix de « s’exprimer par des gestes symboliques destinés à émouvoir les consciences ». Le « radicalisme » américain a une prédilection pour des actions directes exemplaires et le plus souvent non violentes. Il est moral et existentiel, valorise l’engagement personnel, renvoie à « l’espérance d’un changement de société par la vertu de l’exemple ». Mais la non-violence n’est pas qu’une philosophie, religieuse ou pas, c’est aussi une tactique dans un rapport de forces qui n’est pas favorable à l’opprimé (dans une société prétendant respecter les valeurs morales et religieuses). Américain, enfin, ce pragmatisme de l’historien qui n’attend pas « le grand soir » mais qui croit que « l’histoire des changements sociaux est faite de millions d’actions, petites ou grandes, qui se cumulent à un certain moment de l’histoire jusqu’à constituer une puissance que nul gouvernement ne peut réprimer » (p. 238). En ces temps moroses, un livre tonique et lucide.
1 On sait gré aux Éditions Agone d’avoir inséré dans l’ouvrage des documents qui éclairent aussi divers aspects de la contestation aux États-Unis.
C’est l’un des meilleurs livres d’histoire qui soit. Un modèle du genre, loin des manuels qui ne relatent que les conquêtes, les guerres, les grands hommes et les heures glorieuses. Car l’histoire d’un pays, c’est son peuple qui la construit, c’est lui qui la subit aussi. Howard Zinn est un des intellectuels les plus en vue dans la gauche radicale américaine. Son livre, indispensable pour qui veut comprendre d’où viennent les États-Unis et comment ils se sont édifiés, raconte l’histoire de tous ceux qui ont combattu le système de l’intérieur : Indiens, esclaves, femmes, syndicalistes, réfractaires du Vietnam… De ceux-là, on ne parle jamais et pourtant, ils ont fait preuve de courage, de solidarité, d’un esprit de justice qui fait tant défaut aux gouvernants. Les suites de l’ouragan Katrina, dont les victimes ont été les essentiellement les Noirs précarisés, montrent à quel point cette analyse est d’actualité.
Lire l’article sur le site Métaphores
Voici la traduction en langue française d’un manuel classique d’histoire américaine, A People’s History of the United States, dont la première édition américaine remonte à 1980. Dans les éditions suivantes, Howard Zinn a progressivement ajouté quatre chapitres relatifs aux deux dernières décennies du XXe siècle, mais l’essentiel de son opus magnum est fondé sur des travaux historiens des années 1960 et 1970. À ce titre, cet ouvrage de synthèse fournit un instantané assez net de quelques-uns des traits les plus notables de cette historiographie, en faisant malheureusement l’impasse sur ce qui a été publié depuis. Il convient donc, en lisant ce livre élégamment traduit, de garder à l’esprit son ancienneté relative, qui permet d’en comprendre ses caractéristiques, notamment l’engagement militant de l’auteur, vétéran des mouvements de gauche américains.
L’ouvrage déroule un récit chronologique, depuis les premiers massacres d’Indiens Arawaks en 1492 jusqu’à la « catastrophe humanitaire provoquée par les bombardements américains en Afghanistan ». D’un ton dont la véhémence ne se dément pas, Zinn instruit minutieusement un procès à charge contre les puissants et les bourreaux, et il entend se faire le porte-parole des gens ordinaires : « La plainte du pauvre n’est pas toujours juste, mais si vous ne l’entendez pas, vous ne saurez jamais ce qu’est la justice » (p. 16). Chaque chapitre présente une galerie souvent saisissante de héros et de vilains. Les noms changent, mais c’est toujours la même histoire. En voici les grandes lignes : 1. les Indiens, les Noirs, les miséreux, les ouvriers, la multitude des gens de peu, sont les victimes de l’histoire américaine. 2. Il faut leur donner une parole confisquée par les élites, non seulement pour leur rendre justice mais aussi pour faire prendre conscience aux Américains « des moyens les plus appropriés de s’accorder avec le reste de la communauté humaine partout dans le monde » (p. 770). 3. Les élites disposent de la quasi-totalité des pouvoirs politique, économique et judiciaire. Le gouvernement sert systématiquement les intérêts des plus riches (sauf quand il cède à une pression populaire irrésistible). 4. Les principes de démocratie, de liberté ont servi de paravents idéologiques aux puissants pour masquer la réalité des rapports de classe. 5. Malgré tout, les dominés se sont courageusement battus pour défendre ou conquérir des droits. Vingt-quatre chapitres, de qualité inégale, sont au service de cette thèse. Certains souffrent moins que d’autres de l’appareil idéologique de l’auteur. Ainsi celui sur l’esclavage (« esclavage sans soumission, émancipation sans liberté »), qui bénéficie des publications majeures et toujours actuelles des années 1970, quitte à les interpréter de manière parfois caricaturale. Par exemple, à propos de la religion des esclaves : un paragraphe (p. 206) la présente comme ayant servi « au contrôle des Noirs ». Si, en effet, l’instruction religieuse et les prêches dispensés par les maîtres avaient cet objectif, les esclaves n’en développèrent pas moins des formes d’expression religieuses propres qui ne participaient pas de l’ordre esclavagiste. Zinn le reconnaît d’ailleurs discrètement lorsqu’il fait référence à un ouvrage de Lawrence Levine (p. 208), sans pour autant s’appuyer dessus pour nuancer la thèse première. D’autres chapitres sont franchement datés. Voyez, par exemple, celui sur l’entre-deux-guerres, qui fait pratiquement l’impasse sur les mutations sociales, celles liées notamment à l’arrêt de l’immigration, à l’essor de la consommation de masse ou au « réalignement politique » du New Deal, pour leur préférer une chronique répétitive des grèves ouvrières et des conseils de chômeurs, comme si la résistance ouvrière résumait à elle seule l’histoire sociale américaine du moment. On apprend tout des grèves du textile de Caroline du Nord ; rien, par exemple, des conséquences culturelles de l’apparition des produits de consommation de masse à partir du milieu des années 1920. Le parti pris ouvriériste de Zinn donne une coloration univoque et monochrome à l’histoire américaine. D’autres chapitres souffrent simplement de leur ancienneté : ainsi celui sur le mouvement pour les Droits civiques, pas retouché depuis 1978 : l’analyse des oppositions trop nettes tracées entre les Noirs modérés (Martin Luther King) et radicaux (Carmichael), ou bien la prédiction d’un mouvement noir à venir auraient pour le moins mérité un dépoussiérage.
Bref, Une histoire populaire des États-Unis, chronique minutieuse des malheurs des gens de peu, gouvernée par des mécanismes explicatifs simplistes et datés, illustre presque jusqu’à la caricature les impasses de l’histoire ouvrière des années 1960 et 1970. Que ce type d’ouvrage ait été nécessaire, il y a vingt ans, pour corriger une histoire officielle qui était trop souvent celle des puissants, on l’admettra aisément. Mais le livre de Zinn néglige trop de grands problèmes (pour le XXe siècle, on mentionnera l’histoire de la classe moyenne, l’essor et le déclin de l’État comme puissance régulatrice, le racisme de la classe ouvrière) pour être nécessaire aujourd’hui. En dépit de l’empathie qu’il manifeste pour le « peuple », cet ouvrage manque de nuance, d’attention aux débats, aux interrogations, et, au fond, de générosité intellectuelle. Tout entier pénétré de sa mission politique de porte-parole des victimes, H. Zinn brosse un tableau misérabiliste, plutôt que populaire, de l’histoire américaine.
Lire la recension sur le site de Genèse
Une histoire qui dénonce les « omissions » de l’histoire officielle de l’Amérique
Cette histoire des États-Unis présente le point de vue de ceux dont les manuels d’histoire parlent habituellement peu. L’auteur confronte avec minutie la version officielle et héroïque (de Christophe Colomb à George Walker Bush) aux témoignages des acteurs les plus modestes. Les Indiens, les esclaves en fuite, les soldats déserteurs, les jeunes ouvrières du textile, les syndicalistes, les GI du Vietnam, les activistes des années 1980–1990, tous, jusqu’aux victimes contemporaines de la politique intérieure et étrangère américaine, viennent ainsi battre en brèche la conception unanimiste de l’histoire officielle.
Édité en 1980 aux États-Unis, il a fait l’objet de 5 rééditions. Vendu à plus d’un million d’exemplaires en anglais, il n’a été publié en français qu’en 2002.
« “Une autre histoire” aurait pu donc être le titre de ce livre. Un livre qui rassemble d’ailleurs à peu près tout ce qui fait la ligne éditoriale d’Agone, notamment dans ce travail d’éducation populaire qui doit plus à la contre information qu’à la vulgarisation. Car Zinn ne livre pas seulement une synthèse de la connaissance historique disponible sur le pays qui prend le plus de place dans le quotidien de bien des gens qui s’en priveraient volontiers… On trouve déjà sur le marché une telle production savante et semi-savante. Mais il s’agit là des versions officielles d’une histoire des dominants par leurs clercs – telles que déclinée par un universitaire de presse comme Nicole Bacharan (attachée au Monde et à France Inter), avec son Good morning America : ceux qui ont inventé l’Amérique (paru en 2001) –, qui installent le lit sur lequel peut croître et se développer la production d’une vieille ganache réactionnaire comme Jean-Francois Revel – son L’Obsession anti-américaine : son fonctionnement, ses causes, ses inconséquences vient de paraître, aussitôt loué par le quotidien du soir Le Monde.
Plutôt donc qu’une actualisation de ces histoires du point de vue du pouvoir, Zinn en propose comme le contre-modèle, l’antidote qui nous permet de nous soigner de l’histoire écrite par les dominants pour désespérer les dominés de tout changement. (…)
La synthèse que constitue cette histoire populaire s’appuie sur les recherches hétérodoxes accomplis depuis les années 1970 sur l’esclavage, sur la période révolutionnaire, sur la formation du capitalisme d’État, sur l’expansion territoriale – que l’on connaît sous le nom poétique de “conquête de l’Ouest” mais qu’il convient de voir comme la première étape de l’impérialisme américain. Une synthèse qui exprime clairement le point de vue – habituellement occulté – de l’opprimé, que l’histoire officielle traite en figurant : l’Indien, le Noir, le Chicano, le Portoricain, le simple soldat, le prisonnier politique, le gréviste, le sans-travail et la femme. » (extrait de la présentation de Thierry Discepolo, éditeur de l’ouvrage)
« Faire prendre conscience de l’histoire réelle, des mensonges commis par les gouvernements pour justifier les guerres est donc important. Il en retrace les hauts faits depuis la conquête du Mexique à celle de Cuba, puis des Philippines – légitimées, comme aujourd’hui, par le dieu invoqué par Bush pour envahir l’Irak – à la guerre au Vietnam “sous le prétexte d’une fausse agression dans le golfe du Tonkin”. Le mouvement contre la guerre au Vietnam montre la voie à suivre. Au début, deux tiers des Américains étaient pour. À la fin, deux tiers étaient contre. Ce peuple a développé une force réelle qui a obligé le gouvernement à envisager l’idée de quitter le Vietnam. Il faut s’en souvenir, car on entend souvent qu’on ne pourra jamais rien changer. » (extrait d’un article de Jacques Coubard, L’Humanité, 12 mai 2003)
Le titre existe en version courte (seulement le XXe siècle); Ce livre a reçu le prix des Amis du Monde diplomatique 2003.
« L’histoire que j’écris doit être un outil pour les luttes à venir »
Les États-Unis sont actuellement l’une des premières matrices au monde d’images-pouvoir. Non seulement parce qu’à travers son cinéma, son économie, sa propagande, l’Amérique renvoie une image de toute-puissance, non seulement parce qu’elle s’institue comme regard total, auquel rien ne devrait échapper… mais surtout parce qu’elle a réussi à se mettre elle-même à distance, à s’instaurer comme altérité absolue, comme source de pouvoir et de vérité.
L’Histoire est une construction idéologique, tout comme l’image d’unité que les États-Unis cherchent à renvoyer. Afin de déconstruire ce mythe, de rendre leur place aux Indiens, aux noirs, aux femmes, aux travailleurs, dans le tableau américain, nous avons interviewé Howard Zinn, historien américain, professeur émérite à la Boston University, auteur d’ Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, qui traite de ces questions dans son ouvrage, récemment publié en Français chez Agone. Hélas pressé par le temps, il ne nous a consacré qu’un bref entretien que nous reproduisons ici dans son intégralité, tout en nous renvoyant à son livre. Nous nous permettons de faire de même.
Les États- Unis essayent d’apparaître comme un pays uni, un peuple uni, sans distinction de classes, et sans tension interne. Pourtant comme vous le montrez dans votre livre Une Histoire Populaire des États-Unis, il n’en est rien et la société américaine est le théâtre de nombreux rapports de force. Quelles furent les méthodes employées pour construire ce semblant d’unité ?
À l’époque de la domination anglaise, les États-Unis étaient composés de 13 colonies distinctes, sans véritable lien entre elles. Ce n’est que leur colère à l’égard des Anglais (colère qui s’exprimait contre des impôts trop élevés, contre la présence de troupes anglaises ainsi que contre le contrôle exercé par le gouvernement anglais sur les colonies) qui leur permit de se rapprocher. Ces liens naissant prirent forme avec les articles de la Confédération, qui créèrent un début d’unité, et rendirent possible une guerre révolutionnaire contre la Couronne.
À la fin de la guerre, lorsque les meneurs coloniaux furent confrontés à d’éventuels conflits internes (maintenant que la guerre était finie, des révoltes éclataient dans diverses régions des colonies, dont une particulièrement forte dans l’ouest du Massachusetts, connue sous le nom de la révolte de Shays), les Pères Fondateurs décidèrent qu’un gouvernement fort était nécessaire. Celui-ci devait être capable de contrôler les révoltes (de fermiers, d’esclaves, ou celles qui résulteraient du conflit avec les Indiens suite au déplacement des colons vers l’ouest) et de prendre soin des intérêts économiques des détenteurs de bons et des marchands. Ils se réunirent donc à Philadelphie en 1787 afin de rédiger une Constitution pour les États-Unis d’Amérique.
Dans votre livre, vous parlez d’un vocabulaire de la Liberté et de l’Égalité créé par les Pères Fondateurs « capable de séduire suffisamment de Blancs pour provoquer un soulèvement contre l’Angleterre. » Ce vocabulaire a permis aux élites nationalistes de dresser la population contre la Couronne, tout en contrôlant sa colère pour ne pas en être également la victime. Comment cela a-t-il été possible ?
De nombreux exemples de ce phénomène s’offrent à nous dans l’Histoire moderne. Détourner la colère des pauvres et des opprimés contre un ennemi réel ou même inventé a toujours été chose facile. Lorsque l’on se sert du vocabulaire de la Liberté et de l’Égalité comme ont pu le faire les Pères Fondateurs (Jefferson, Adams, etc.) dans la Déclaration d’Indépendance de 1776, et qu’on se focalise sur les griefs qu’ils avaient contre la Couronne et le Parlement, alors il devient possible d’unir une population (dans ce cas il s’agit des colons) contre une menace extérieure. À cela vient s’ajouter le fait que l’Angleterre jouait véritablement le rôle d’oppresseur: qu’il s’agisse des impôts exorbitants ou bien du « massacre de Boston » du 5 mars 1770 lorsque l’armée anglaise tira sur la foule, tous ces éléments font des Anglais un ennemi idéal. Les griefs contre l’Angleterre étaient d’une évidence telle qu’il fut aisé de faire croire aux colons qu’ils se battaient pour la liberté et la démocratie tout en leur faisant oublier, au moins temporairement, qu’ils avaient aussi des griefs contre les meneurs de cette révolution.
Ce vocabulaire des Pères Fondateurs repose sur un paradoxe : tout en créant un sentiment d’unité chez les colons, il excluait volontairement certaines franges de la population (les noirs, les femmes, les pauvres, etc.) Ce double mouvement est-il toujours d’actualité? Qui ce langage exclut-il maintenant ?
La Déclaration d’indépendance ne prend pas en compte les droits des noirs. Quand les Pères Fondateurs écrivent que « tous les hommes naissent égaux » c’était à prendre au sens littéral : cela n’incluait en aucune façon les femmes. Elles ne faisaient pas partie de l’équation. Les esclaves noirs représentaient 20 % de la population des colonies sans que le terme « d’égalité » ne s’applique à eux. Idem pour les Indiens, qui étaient des ennemis, qui contrôlaient les territoires que les colons convoitaient. Ces termes de démocratie et d’égalité étaient limités à une certaine partie de la population. C’est toujours le cas à l’heure actuelle, mais la situation a quelque peu évolué.
Les noirs sont moins concernés car ils se sont battus pour leur liberté, à la fois contre l’esclavage et contre la ségrégation. Même si le racisme et l’inégalité raciale subsistent aux États-Unis, des pas ont néanmoins été faits vers l’égalité entre les blancs et les noirs. Il y a aussi eu du progrès en matière d’égalité entre les hommes et les femmes. Le simple fait que l’on reconnaisse les mêmes droits aux femmes qu’aux hommes en témoigne lorsque l’on sait qu’à l’époque de la colonisation elles n’étaient jamais prises en compte. En ce qui concerne les noirs et les femmes, même s’ils ne sont pas encore égaux aux hommes blancs, on ne peut que constater un certain progrès.
Aujourd’hui, l’idée que tous les hommes naissent égaux connaît deux principales contradictions. La première concerne l’égalité économique : on ne s’en est même pas rapproché, le fossé entre les riches et les pauvres s’étant creusé. Alors qu’il s’agit du pays le plus riche du monde, 40 millions de personnes y vivent dans des conditions déplorables, sans assurance maladie, et doivent souvent avoir deux emplois, s’ils ont la chance d’être employés, afin de survivre. Il n’y a absolument pas d’égalité économique. Cette expression ne s’applique pas à une grande partie de la population. Le terme d’égalité ne s’applique pas non plus aux gens qui vivent en dehors des frontières des États-Unis. Le gouvernement américain a l’impression qu’il a le droit de déclarer la guerre à d’autres peuples. Ils n’ont pas le même droit à la vie.
À l’époque des colonies, le vocabulaire de l’Égalité et de la Liberté jouait un rôle important dans ce phénomène d’exclusion. Quel rôle joue-t-il à présent ?
Le vocabulaire permet de dissimuler ce qui se passe réellement. C’est un vocabulaire qui a pour but de regrouper tout le monde derrière un intérêt commun, et de faire croire que les mesures du gouvernement s’appliquent à tous. L’expression « sécurité nationale » sert à défendre les mesures du gouvernement. Elle ne prend pas en compte le fait que le terme « sécurité » peut recouvrir des choses différentes d’une personne à l’autre. Ce qui favorisera la sécurité des plus riches ne favorisera pas la sécurité des pauvres ni même celle de la classe moyenne. L’expression « sécurité nationale » implique que ce que l’armée américaine fait à l’étranger, elle le fait au nom de la défense de tous. Il se peut néanmoins qu’il ne s’agisse pas de défendre toute la population américaine mais seulement les intérêts d’un petit nombre qui profite des guerres à l’étranger. Ce vocabulaire sert à dissimuler la lutte des classes, les conflits de classes, les intérêts de classe.
Le vocabulaire justifiant les guerres sert à dissimuler la nature de ces guerres : la guerre contre le minuscule état du Panama sous le gouvernement du premier Bush en 1989 s’appelait « Opération Cause Juste ». L’expression « Cause Juste » sert à cacher le fait que ce n’en était pas du tout une, et que cette guerre n’avait pour but que de maintenir l’emprise des États-Unis sur cette région qu’ils contrôlaient depuis le début du XXe siècle. Maintenant nous avons « Opération Liberté pour l’Iraq ». Cette expression permet d’étiqueter quelque chose tout en travestissant complètement la réalité. « Opération Liberté pour l’Iraq » ne libère aucunement le peuple iraquien. Cette opération entraîne au contraire la destruction du pays, la mort de ses habitants, et l’apparition de fil barbelé autour des villages. Le langage est un outil très important. Paradoxalement, maintenant que la majeure partie de la population sait lire, la classe dominante se voit offrir un nouveau moyen de contrôle.
Un des buts de la Constitution était d’instaurer un équilibre des forces. Néanmoins, les deux seules forces à être prises en compte dans la Constitution sont la classe dominante, et à la rigueur la classe moyenne. Le système de bi-partisme semble découler de là. Comment cette situation a-t-elle été mise en place ? Quelles en sont les conséquences ?
Le système de bi-partisme est apparu parce qu’il y avait des différences d’intérêts au sein même de la classe dominante. Les deux partis ne représentent pas les riches et le reste de la population. Chaque parti représente une faction de la classe dominante. Avant la guerre civile, le parti démocrate représentait principalement le Sud, les propriétaires d’esclaves ainsi que les propriétaires de plantations. Le parti républicain, qui avant s’appelait le parti whig, représentait les intérêts des banquiers du nord et des détenteurs du capital. Ce lien entre les partis politiques et la classe dominante est toujours d’actualité : aussi bien le parti républicain que le parti démocrate sont rattachés à des intérêts économiques, mais à des intérêts économiques différents. Aucun parti aux États-Unis ne représente les travailleurs de ce pays. Le parti démocrate essaye de récupérer les voix des travailleurs qui ne sont pas représentés en leur promettant de meilleures propositions législatives que celles du parti républicain. Mais elles ne le sont que très légèrement. Il en résulte qu’une grande partie de la population américaine n’est tout simplement pas représentée par les deux plus grands partis. C’est pourquoi au moment des élections présidentielles, 50 % des électeurs potentiels ne votent pas. Ils ont l’impression que leurs intérêts ne sont pas en train d’être servis, et qu’ils n’ont besoin d’aucun des deux candidats des deux principaux partis.
La création d’une unité illusoire passe également à travers l’utilisation de symboles, qu’il s’agisse de symboles physiques ou rhétoriques. Quels sont ces symboles ? Comment fonctionnent-ils ?
Comme premier symbole, il y a le langage, dont on a parlé avant, qui sert à regrouper tout le monde derrière l’idée d’un intérêt commun. On pourrait aussi parler du drapeau. C’est peut-être le pays ou le drapeau est le plus omniprésent : dès qu’on entre en guerre, le drapeau apparaît partout. Il suffit de marcher dans n’importe quelle rue américaine pour l’apercevoir. Les enfants, dès qu’ils entrent à l’école, prêtent serment d’allégeance aux États-Unis. On les conditionne très tôt à devenir de bons patriotes, au pire sens du terme. Ici « patriotique » signifie prêter serment au gouvernement et le suivre dans tous ses agissements. En plus des symboles visuels, il y a des symboles auditifs : The Star Spangled Banner est joué par exemple à chaque match de base-ball.
Toutes ces méthodes participent à l’amalgame qui est fait entre gouvernement et pays. La confusion des deux entraîne le développement d’un faux patriotisme qui prend la défense d’un gouvernement et non d’un peuple ou d’une culture.
La loi semble faire partie de ces éléments unificateurs. Supposément elle est la même pour tous. Néanmoins, elle est aussi un outil pour les classes dominantes, leur permettant de contenir et de réprimer les mouvements populaires. Comment la loi remplit-elle cette double fonction ?
Fondamentalement, la loi sert à maintenir la situation en place, en particulier les relations économiques. La loi en tant qu’instrument économique est une loi pour les grandes entreprises. Dans la Constitution, seul un droit économique est mentionné : on n’y trouve ni le droit à la santé, ni le droit au logement, ni le droit à un salaire minimum. Le seul droit économique présent dans la Constitution revient aux propriétaires. Dans la Déclaration d’indépendance, il est question du droit à la vie, à la liberté, et à la recherche du bonheur. La Constitution a changé cela en droit à la vie, à la liberté et à la propriété. Une des conséquences immédiates a été que les esclaves essayèrent de faire valoir leur droit à la liberté. Sous la Constitution, le principal argument qui leur fut opposé était que ce droit ne s’appliquait pas à eux car, en tant qu’esclaves, ils étaient considérés comme une propriété. Le droit à la propriété des détenteurs d’esclaves était considéré comme supérieur au droit à la liberté des esclaves.
Depuis que les États-Unis existent, les lois qui ont été votées sont des lois favorables à la classe dominante. Le premier programme économique présenté devant le Congrès par le premier Secrétaire au Trésor, Alexander Hamilton, prévoyait de payer les détenteurs de bons du trésor, d’augmenter les tarifs ainsi que les impôts sur les fermiers. La plupart des lois votées par le Congrès au XIXe siècle visaient à subventionner les chemins de fer, la marine marchande, la construction de canaux, la création d’entreprise, et ce aux dépends des consommateurs.
Ce schéma n’a pas changé sauf, à de rares exceptions, lorsque certaines lois favorables aux travailleurs furent votées. Cela arriva dans les années 30 ainsi que dans les années 60. Dans les deux cas, les changements eurent lieu suite à d’importantes révoltes : les années 30 furent le théâtre d’importantes grèves, tandis que dans les années 60 les noirs se soulevèrent dans les villes. De nouvelles lois furent votées : dans les années 30, avec le New Deal, on assiste à la mise en place d’une sécurité sociale et d’une assurance-chômage, et dans les années 60 les noirs obtiennent le droit de vote. Mais, à part ces quelques exemples, la loi a essentiellement favorisé les grandes entreprises. Le plan de Bush concernant les impôts en est un nouvel exemple. Celui-ci prévoit une réduction d’impôts importante pour les 5% les plus fortunés de la population et une baisse insignifiante, voire pas de baisse du tout, pour les personnes ayant les revenus les plus faibles. Même si les gouvernements républicains se soucient encore moins des droits des travailleurs que les gouvernements démocrates, ces mesures sont adoptées indifféremment par les deux types de gouvernement.
En plus de favoriser les puissants, la loi ne fait-elle pas aussi partie intégrante de l’appareil répressif ?
Depuis la fin du XIXe siècle, lorsque les gens se sont révoltés, lorsque les travailleurs se sont mis en grève, ils ont du à chaque fois faire face à la police, à l’armée, à la garde nationale. Peu importe que les manifestants soient non-violents, ils seront toujours accueillis avec des matraques et des gaz lacrymogènes. C’est encore arrivé début décembre en Floride où les manifestants, qui défilaient contre la tenue de meetings de grandes organisations financières et qui étaient non-violents, ont été frappés et arrêtés. Le pouvoir militaire a constamment été utilisé par le gouvernement pour protéger les droits des propriétaires contre les droits de l’Homme.
Néanmoins, la répression n’est pas le seul élément de réponse des oppresseurs face aux mouvements sociaux : à la répression il faut ajouter les concessions. Si les concessions ne marchent pas, envoyez la police et l’armée. Ou alors commencez par écraser une révolte par la force, puis faites des concessions pour éviter de nouvelles crises. C’est ce qui arriva dans les années 30 : les mouvements ouvriers furent réprimés par la police et l’armée, puis le gouvernement initia des réformes sous Roosevelt.
Dans votre livre vous évoquez la figure de l’historien et les difficultés qu’il peut rencontrer lorsqu’il s’intéresse à l’histoire populaire. Quel rôle l’historien joue-t-il ? Quelle relation entretient-il avec l’histoire populaire ?
Publier un livre d’histoire populaire est une tâche ardue. Les éditeurs de manuels scolaires étant très conservateurs, il est difficile de faire paraître un manuel d’histoire populaire. Ne souhaitant pas semer les graines de la révolte parmi les jeunes étudiants, on ne trouve que des manuels d’histoire d’une grande platitude qui passent sous silence les révoltes populaires, et valorisent les victoires militaires. C’est plus facile de faire cette histoire-là. Mais l’histoire, en tout cas celle que j’écris, doit être un outil pour les luttes à venir. L’écriture n’est pas un simple exercice intellectuel, j’écris pour informer les gens et leur donner l’inspiration qui les rendra politiquement actifs.
Vous n’attaquez pas l’histoire dite classique uniquement parce qu’elle est partiale, mais aussi parce qu’elle limite la liberté d’une population. Par quels moyens ce contrôle s’effectue-t-il ?
L’histoire classique est centrée autour de quelques grandes figures, principalement des présidents et quelques généraux, qui nous sauvent du désastre. Il en résulte que les luttes des gens ordinaires sont passées sous silence. L’histoire est donc construite à partir des personnes au pouvoir. Les actions des présidents et du Congrès sont omniprésentes dans l’histoire classique, ne laissant aucune place aux agissements des gens ordinaires défendant leurs droits.
Quand on lit l’histoire des victoires des mouvements populaires malgré l’opposition de l’État et des pouvoirs économiques (le mouvement des droits civils, les mouvements ouvriers des années 30, le mouvement contre la guerre du Vietnam) on s’aperçoit que les tout-puissants, malgré leur argent et leur pouvoir militaire, sont vulnérables face à des mouvements de masse, déterminés, persistants, où les gens sont prêts à risquer leur vie et leur liberté. Les victoires des mouvements populaires ne démontrent pas l’inévitabilité de ces victoires, seulement leur possibilité.
L’histoire classique permet donc de créer une population passive qui ne cesse d’attendre l’arrivée du prochain sauveur. Elle vit dans l’attente des prochaines élections, espérant élire un nouveau sauveur au gouvernement. L’histoire classique ne favorise pas l’apparition de révoltes. Ces dernières ont néanmoins lieu, retirant à chaque fois le voile qui dissimule le pouvoir d’une population.
Difficile de comprendre l’Amérique sans connaître son histoire. Le monumental ouvrage de Howard Zinn en dresse un portrait en creux, à travers ses lignes de faille, de Christophe Colomb à George W. Bush.
L’auteur avoue préférer « tenter de dire l’histoire de la découverte de l’Amérique du point de vue des Indiens Arawaks, l’histoire de la Constitution du point de vue des esclaves, la guerre de Sécession par les Irlandais de New York, celle contre le Mexique par les déserteurs de l’armée de Scott, l’essor industriel à travers le regard d’une jeune femme des ateliers textiles de Lowell, l’Age d’or par les fermiers du Sud, la Première Guerre mondiale par les socialistes et la suivante par les pacifistes, le New Deal par les Noirs de Harlem, l’impérialisme américain de l’après-guerre par les péons d’Amérique Latine, etc. »
Une somme passionnante, qui fait tomber bien des idées reçues, qui s’attaque aux mythes et invite le lecteur à porter un nouveau regard sur un pays qu’il croyait déjà connaître.
Directeur de la collection « Terres d’Amérique » chez Albin Michel