Au jour le jour

Célébration du [quarant]ième anniversaire de l’abolition de la peine de mort

Il y a vingt ans, pour fêter les vingt ans de l’abolition de la peine de mort en France, un « Collectif de prisonniers » lançait un appel pour une « Journée de résistance contre la mort lente des perpétuités et des longues peines ». Vingt ans plus tard, tous les chiffres de l’incarcération ont aussi doublé…

Vingt ans. Et ce 9 octobre 2001 sera le type même de la représentation publicitaire de la nouvelle religion d’État. Un culte dont nos sociétés aiment à célébrer chaque messe, chaque « Ave » jusqu’au dernier soupir du félicité. Dans les mimétismes ad nauseam il faut consacrer la gloire sans mémoire :

Oublier que cette « France des Lumières » se décidant à en finir enfin avec la suprême violence d’État n’était pas le dernier pays d’Europe occidentale à renoncer à la vengeance publique ? Ceux qui brodent cet acte sublime au Te deum d’un Président défunt sont-ils à ce point amnésiques[1] ?

Comment gommer les pouvoirs spéciaux, l’œuvre de cet ancien ministre de la Justice et le crime de dizaines de prisonniers politiques algériens et français[2] ? La mémoire se découpe-t-elle suivant les pointillés comme les corps des suppliciés ?

Mais, précisément, le rôle des célébrations n’est-il pas celui d’en finir avec le passé pour lisser un présent de mille ans, un temps suspendu aboutissant au non-sens de la seule marchandise et des dividendes ? Amputé du passé, le présent consacré se dissimule sous le masque et se conjugue aux mensonges domestiques et aux nouvelles tyrannies.

Nous, prisonniers qui vivons dans le ventre de la bête carcérale, nous adressons cette supplique à ceux qui, réunis, fêteront l’anniversaire.

La mort a-t-elle quitté le monde de la punition ?

Non ! Il n’est jamais mort autant de prisonniers depuis le temps des malarias de Cayenne !

Non ! Les prisons actuelles sont des mouroirs où le mortifère est élevé sur des autels aux fleurs incompressibles. « Prison hôpital » — « Prison asile » — « Prison hospice » : suicides… automutilation… folie… mort lente… violences des surveillants… violences d’autres prisonniers… violences arbitraires…

Ainsi la mort est en bonne place sur les bons de cantine et, dans ce pays, l’abolition de la peine capitale inaugura banalement la grande mutation de l’État pénal et de son royaume des damnations.

En octobre 1981, nous étions 31 551 prisonniers. Nous sommes plus de 50 000 aujourd’hui. On entasse. On construit, dans l’urgence, des cités du châtiment comme hier ils bâtissaient les barres des périphéries. Ils préparent de nouvelles maisons de correction pour les enfants, des prisons spécialisées pour les détenus grabataires, d’autres pour les malades mentaux (près d’un tiers de la population pénale sont atteints de troubles psychiques graves), des prisons souterraines pour les détenus dangereux.

En vingt ans, la durée moyenne des peines a augmenté de 7l %. Quant à l’alourdissement des peines prononcées, il ne peut plus être contesté. Sans parler de la mise en place des peines de sûreté, dix-huit, vingt-deux puis trente ans incompressibles. C’est l’inflation de l’absurde sécuritaire – jusqu’à la perpétuité réelle ! Et aujourd’hui des milliers de longues peines et plus de six cents perpétuités étouffent lentement dans les nouvelles tours de béton et d’acier du tout-prison.

C’est la réalité de l’explosion carcérale !

Et c’est également une guerre faite de mots que les adorateurs médiatiques chantent à tue-tête.

On ne meurt plus en prison puisqu’il n’y aurait plus de peine de mort. Il n’y aurait plus de fous puisqu’ils ont décidé d’abroger l’article 64. Il n’y aurait plus besoin de libération médicale puisque les malades disparaissent simplement des statistiques au cours de leur transport vers les hôpitaux civils les plus proches. Il n’y aurait plus de prisonniers politiques puisqu’il n’y a plus qu’une seule politique, celle du consensus des similaires…

Dans cette pantomime, l’État pénitence se décline au clean livide de l’ordre idéologique ! Sous les sunlights, la mode est à la pub pour la « sécurité républicaine » et la « tolérance zéro », et ces slogans réactionnaires dessinent les contours de la répression actuelle.

Car ce n’est pas n’importe quelle « tolérance zéro » – et pas besoin d’aller chercher les exemples dans les hautes sphères de leur politique. À Toulouse, début septembre 2001, les juges ont condamné à une petite peine de sursis un flic assassin. Puis, quelques instant plus tard, ils expédiaient en prison pour plusieurs mois un Algérien qui, pour seul crime, n’était pas en possession d’un titre de séjour régulièrement visé par l’administration.

On fête l’abolition de la peine de mort dans une ambiance de bureaucratie sécuritaire et pénitentiaire. Plus que jamais par le passé la prison est une arme de premier choix pour les nouveaux pouvoirs. Désormais, ils l’affûtent, tel un remède de terreur, et non seulement pour l’élimination des criminels, des déviants et des fous. Parce que la prison s’élève plus haut encore : menace permanente pesant sur les populations les plus pauvres, contre les jeunes prolétaires soumis « au marche ou crève » de la précarité globale, contre les étrangers sans papiers chassés de chez eux par les ravages des inégalités croissantes. La prison ne frappe plus les marges de nos sociétés mais s’insinue au cœur de ces principales logiques d’exploitation et d’oppression.

Bien sûr, parfois ils s’émeuvent encore des dégâts de leur gestion, ils pondent dans la contrition trois ou quatre rapports puant le remords et le consensuel. Ils pleurnichent sur les plateaux de télévision. Ils évoquent de grandes réformes humanistes. Puis ils reculent, minés par les lobby de ceux qui se gavent sous les mamelles de la vache à lait pénitentiaire : nouveaux industriels des prisons privées, hauts fonctionnaires, cadres ou corporations d’uniformes qui vivent de formes légalisées ou occultes de bénéfices tirés à ce monde des ténèbres. Face à cette mafia factieuse, ils négocient de petits aménagements et ainsi l’« humiliation de la République[3] » accouche d’une souris apeurée.

Ces derniers mois, autant les réformes de l’application des peines que le projet de loi pénitentiaire en sont la plus claire des démonstrations : ils rafraîchissent les peintures comme ils réhabilitent Fleury ou humanisent Fresnes. Sinistre comédie ! Jusqu’à quand ?

Dans le pays de France, le pouvoir n’accepte des réformes dans ses geôles que sous la menace des émeutes et des luttes, face à la résistance des prisonniers ! Ceux qui ignorent cette logique sont promis à crever la gueule ouverte.

— C’est pourquoi nous appelons à marquer chaque occasion de notre présence collective et consciente. Et le 9 octobre, comme le jour de l’examen de la loi pénitentiaire, nous devons faire acte de présence par une journée de lutte, grève des plateaux, grève des ateliers et blocages. Toutes les initiatives sont à étudier sur les coursives.

— Dans le même mouvement, nous appelons les personnes à l’extérieur à perturber les cérémonies de célébration du vingtième anniversaire de l’abolition de la peine de mort.

Le 9 octobre 2001 doit être un jour de résistance contre la mort lente des perpétuités et des longues peines.

Le 9 octobre 2001 doit être un jour de revendication pour le rétablissement des libérations médicales, les libérations conditionnelles et toutes les mesures de l’application des peines.

Texte signé « Collectif des prisonniers de la Centrale d’Arles » et daté au 15 septembre 2001, paru en 2001 dans L’Envolée et d’autres périodiques anticarcéraux.

Notes
  • 1.

    C’est en 1981, sous la présidence de François Mitterrand et parmi ses premières mesures, que la peine de mort est abolie en France. Pour quelques dates repères, l’abolition est inscrite dans la Constitution vénézuélienne depuis 1864 ; elle est abolie en 1867 au Portugal ; et depuis 1968 en Allemagne, au Royaume-Uni en 1969, en 1978 en Espagne. [ndlr]

  • 2.

    En référence à la carrière de François Mitterrand pendant la guerre d’Algérie : ministre de l’Intérieur en 1954 (gouvernement Pierre Mendès France), il est garde des Sceaux en 1956 (gouvernement Guy Mollet), pendant la bataille d’Alger, quand l’armée française pratique massivement la torture et les exécutions sommaires et où de nombreuses condamnations à mort sont prononcées par les tribunaux d’Alger contre des militants de la lutte pour l’indépendance, dont le communiste Fernand Yveton. [ndlr]

  • 3.

    Rappel du titre du rapport pour l’an 2000 de la commission parlementaire, « Prisons : une humiliation pour la République ».