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Soixante-dix ans après Orwell (XXVIII) La révolte intellectuelle : pacifisme et progrès

En 1946, Orwell se proposait d’expliquer pourquoi des « penseurs sérieux n’acceptent ni le capitalisme de laisser-faire ni la forme soviétique de socialisme, et quelles sont les diverses réponses ». Dans la dernière partie, il traite des « pacifistes ».

Le « pacifisme » est un terme vague, car il est habituellement considéré comme n’exprimant qu’une négation, c’est-à-dire le refus de faire son service militaire ou le rejet de la guerre comme instrument de la politique. Ceci ne comporte pas en soi une implication politique précise, et il n’existe pas non plus de consensus sur les activités qu’un militant antiguerre devrait accepter ou refuser.

La majorité des objecteurs de conscience refusent tout simplement de tuer et sont prêts à accomplir d’autres tâches, comme le travail agricole, où leur contribution à l’effort de guerre est indirecte plutôt que directe. D’autre part, les militants antiguerre qui refusent tout compromis, qui refusent toute forme de service national et qui sont prêts à affronter les persécutions du fait de leurs croyances, sont souvent des personnes qui n’ont pas d’objection théorique à la violence mais ne sont que des opposants au gouvernement qui se trouve être en train de faire la guerre. C’est pour cela que de nombreux socialistes se sont opposés à la guerre de 1914-1918 et ont soutenu celle de 1939-1945, ce qui, étant donné leurs prémisses, n’était pas incohérent.

Si l’on suppose que toute la théorie du pacifisme signifie une renonciation complète à la violence, on peut émettre de très sérieuses critiques à son encontre. Il est évident qu’un gouvernement qui n’est pas disposé à user de la force sera à la merci de tout autre gouvernement, voire de tout individu, qui a moins de scrupules – de sorte que le refus de se servir de la force a tendance à rendre impossible la vie civilisée. Cependant, certaines personnes qu’on peut décrire comme pacifistes sont suffisamment intelligentes pour voir et admettre cela et ont néanmoins une réponse. Il existe évidemment des différences d’opinion parmi elles, mais leur réponse est plus ou moins la suivante.

Bien sûr, la civilisation repose sur la force. Elle ne repose pas seulement sur les fusils et les bombardiers, mais aussi sur les prisons, les camps de concentration et les matraques des policiers. Il est tout à fait vrai que, lorsque des adeptes de la non-violence refusent de se défendre, l’effet immédiat est de donner davantage de pouvoir à des gangsters comme Hitler et Mussolini.

Cependant, il est également vrai que l’usage de la force rend impossible de véritables progrès. Une société est bonne quand les êtres humains sont égaux et quand ils coopèrent volontairement les uns avec les autres, et pas à cause de la peur ou d’une obligation économique. C’est là l’objectif des socialistes, des communistes et des anarchistes, avec des moyens différents.

Il est évident que, s’il ne peut pas être atteint tout de suite, accepter que la guerre soit un instrument revient à s’en éloigner un peu. Faire la guerre et se préparer à la guerre signifient nécessairement un État moderne centralisé, lequel détruit la liberté et perpétue les inégalités. En outre, chaque guerre produit de nouvelles guerres. Même si la vie humaine n’est pas complètement anéantie – ce qui est tout à fait imaginable étant donné les capacités destructrices des armes d’aujourd’hui –, il ne peut pas y avoir de progrès réel tant que le processus continue. Il y aura sans doute une véritable dégénérescence, parce que chaque guerre a tendance à être plus brutale et plus dégradante que la précédente.

À un moment ou à un autre, le cycle doit être rompu. Même au prix d’accepter la défaite et la domination étrangère, il nous faut agir pacifiquement et refuser de rendre le mal pour le mal. Ce qui provoquera apparemment, pour commencer, un renforcement du mal, mais c’est là le prix à payer pour l’histoire barbare des quatre cents dernières années. Même s’il est toujours nécessaire de lutter contre l’oppression, nous devons lutter contre elle par des moyens non violents. Le premier pas vers la raison consiste à rompre le cycle de la violence.

Parmi les écrivains que l’ont pourrait grossièrement grouper sous le nom de « pacifistes » et qui accepteraient sans doute ce que je viens de dire comme une formulation préliminaire de leur point de vue, on trouve Aldous Huxley, John Middleton Murry [1], Max Plowman [2], Herbert Read [3] ainsi que nombre de très jeunes écrivains comme Alex Comfort [4] et D. S. Savage [5].

Tous ces écrivains doivent beaucoup à deux penseurs : Tolstoï et Gandhi. Mais on peut distinguer parmi eux au moins deux écoles de pensée – la controverse tourne en fait autour du refus ou de l’acceptation de l’État et de la civilisation mécaniste.

Dans ses premiers écrits pacifistes, par exemple La Fin et les moyens(1937), Huxley a surtout souligné la folie destructrice de la guerre et est allé un peu trop loin en affirmant qu’on ne peut pas arriver à un bon résultat en utilisant des méthodes indéfendables. Plus récemment, il semble être parvenu à la conclusion que l’action politique est intrinsèquement indéfendable et que, à proprement parler, il est impossible que la société puisse être sauvée – seuls les individus peuvent être sauvés, et encore seulement à l’aide d’exercices religieux qu’une personne ordinaire n’est pas vraiment à même d’entreprendre. Cela revient à désespérer des institutions humaines et à conseiller le refus d’obéissance à l’État, bien que Huxley n’ait jamais émis de déclaration politique précise.

Middleton Murry est arrivé au pacifisme en passant par le socialisme, et son attitude envers l’État est assez différente. Il ne demande pas qu’il soit tout simplement aboli et il se rend compte que la société mécaniste ne peut pas être éliminée, ou qu’en tout cas elle ne le sera pas. Dans un livre de 1944, Adam and Eve, il fait remarquer – ce qui est intéressant mais discutable – que si nous tenons à garder la machine il ne faudrait pas tenter d’atteindre le plein-emploi. Une industrie très développée, lorsqu’elle travaille à plein temps, produira un surplus de biens inutiles avec, en conséquence, une lutte pour la conquête de marchés et une concurrence dans l’armement, laquelle finit toujours par la guerre. Il faut tendre vers une société décentralisée, agricole plus qu’industrielle, et préférer les loisirs au luxe. Une telle société, pense Murry, serait intrinsèquement pacifique et n’attiserait pas les convoitises, même celles de voisins agressifs.

Bien qu’en tant qu’anarchiste il récuse complètement l’État, Herbert Read, étrangement, n’est pas hostile à la machine. Un niveau élevé de développement industriel serait, à son avis, compatible avec une absence complète de contrôle central. Quelques-uns des plus jeunes écrivains pacifistes comme Comfort et Savage ne proposent aucun programme pour la société dans son ensemble, mais soulignent le fait qu’il est nécessaire de préserver l’individualité des personnes contre l’empiètement soit de l’État soit des partis politiques.

On verra que le véritable problème est de savoir si le pacifisme est compatible avec la recherche du confort matériel. Dans l’ensemble, la pensée pacifiste se dirige vers une sorte de primitivisme. Si vous désirez un niveau de vie élevé, vous avez besoin d’une société industrielle complexe – mais celle-ci nécessite planification, organisation et coercition –, en d’autres mots, l’État, avec ses prisons, ses forces de police et ses guerres inévitables. Les plus extrêmes des pacifistes diraient que l’existence même de l’État est incompatible avec la paix véritable. Il est clair que quiconque suit cette ligne de pensée sera incapable d’imaginer une régénération complète et rapide de la société. L’idéal pacifiste et anarchiste, s’il peut se réaliser, ne peut se concrétiser que petit à petit. D’où l’idée, qui hante la pensée anarchiste depuis cent ans, de communautés agricoles autarciques dans lesquelles la société non violente et sans classes peut exister, pour ainsi dire, par petits morceaux.

À diverses époques, de telles communautés ont existé en fait dans différentes parties du monde – en Russie et en Amérique au XIXe siècle [6], en France et en Allemagne dans l’entre-deux-guerres, et brièvement en Espagne pendant la guerre civile. En Grande-Bretagne également, de petits groupes d’objecteurs de conscience ont tenté quelque chose de semblable ces dernières années. Il ne s’agit pas simplement d’échapper à la société – davantage de créer des oasis spirituelles ressemblant aux monastères.

George Orwell

Texte paru en février 1946 dans Manchester Evening News (trad. fr., Bernard Hoepffner, Écrits politiques (1928-1949). Sur le socialisme, les intellectuels & la démocratie, Agone, 2009, p. 289-294).

Sur notre nouvelle traduction à paraître de 1984, lire :

Notes
  • 1.

    Fondateur de la revue The Adelphi en 1923 (qu’il dirige pendant vingt-cinq ans), John Middleton Murry (1889-1957), qui fut l'époux la romancière Katherine Mansfield, a été marqué par les idées de D. H. Lawrence, le marxisme, le christianisme, le pacifisme puis le retour à la terre. De 1940 à 1946 il dirige la revue pacifiste Peace News, organe de la Peace Pledge Union (principal mouvement pacifiste de Grande- Bretagne durant la Seconde Guerre mondiale).

  • 2.

    Écrivain et journaliste, proche d’Orwell, Max Plowman (1883-1941 collabora à l’Adelphi à partir de 1929.

  • 3.

    Herbert Read (1893-1968) fut à la fois le plus important interprète de l’art moderne en Grande-Bretagne dans les années 1930 et la figure majeure de l’anarchisme britannique pendant la Seconde Guerre mondiale et dans les années qui suivirent. Politiquement proche d’Orwell en 1945, il créé avec lui (et un autre anarchiste, George Woodcock), le Freedom Defence Committee.

  • 4.

    Romancier et militant anarchiste, Alex Comfort (1020-2000) entretient avec Orwell une correspondance vigoureusement polémique et cordiale sur le pacifisme et la guerre.

  • 5.

    Poète, critique et militant pacifiste, Derek Stanley Savage (1917-2007 entretient avec Orwell une violente polémique sur la guerre.

  • 6.