Au jour le jour

Comment et par qui la science réformée est gouvernée

Pourquoi étudier les réformes imposée à l’université et à la recherche française ? Comment des enseignants-chercheurs du supérieur peuvent-ils rester passif face à l’effondrement de la recherche scientifique, supposée gagner en « compétitivité » ce qu’elle perd en autonomie ? Pourtant, c’est bien de passivité dont le secteur a fait preuve pendant que s’insinuaient en son sein des réformateurs dont l’individualité a moins compté que l’influence, qui n’a cessé de s’étendre à différents acteurs de la recherche. Jusqu’à ce que se mette en place une véritable armée de réformistes, avec ses chefs de file, son état-major, ses petits soldats.

Ce livre est né d’une colère. Inutile d’en faire mystère : nous faisons partie des milliers d’universitaires et de chercheurs qui se sont opposés, dès l’origine, à l’ordre nouveau qui a été progressivement imposé à l’enseignement supérieur et à la recherche (ESR) par les gouvernements de notre pays depuis le tournant de ce siècle. Nous sommes aussi de ceux qui ne se sont pas résignés à cet immense gâchis. Mais notre livre est aussi né d’un trouble. Comment se fait-il que ces réformes, qui ne pouvaient être mises en place sans notre concours, ont fini par s’imposer comme inévitables ? Comment une petite cohorte d’activistes de la réforme parachutés du ministère comme une armée d’occupation a-t-elle grossi de nombreux collaborateurs, enthousiastes ou résignés ? Bref, qui sont les réformateurs de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) et comment ont-ils été recrutés ? Qui, désormais, gouverne la science ? Ce sont les questions auxquelles nous voudrions proposer ici quelques réponses.

Le ressort de notre recherche a donc été politique. Politiques aussi seront sans doute les usages que certains de nos lecteurs voudront faire de nos résultats. Et, pourtant, nous pensons qu’il s’agit bien ici d’une enquête scientifique. Comment justifier cet apparent paradoxe ?

La situation dans laquelle nous nous trouvons en faisant ce travail est celle-là même des sciences sociales. Les savants de nos disciplines appartiennent à la société à laquelle ils adressent leurs questions ou à partir de laquelle ils formulent celles-ci s’ils s’intéressent à des passés révolus ou à des mondes lointains. En sciences sociales, le peintre est toujours dans le tableau et ceux qui essaient d’imaginer des moyens qui permettraient d’esquiver cette réalité s’assignent une tâche impossible. Puisque ce qu’on appelait jadis les « biais » sont inscrits dans la situation d’enquête elle-même, autant les repérer, les énoncer et leur faire produire leurs effets de connaissance. « Puisqu’il n’y a pas de lecture naïve, autant connaître un peu les verres que l’on porte », disait fort bien l’historien Bernard Lepetit [1]. Pire encore, dans le cas d’espèce, nous travaillons sur un monde professionnel qui est le nôtre, dans lequel nous avons de multiples intérêts qui ne sont pas seulement de connaissance.

C’est la méthode qui doit nous permettre, lorsque nous faisons enquête et interprétons nos observations, de nous départir des partis pris qui sont les nôtres. La validité des résultats de science dépend de la pertinence des questions posées et, surtout, des procédures par lesquelles des faits d’observation sont produits, en d’autres termes par lesquelles on donne une chance à la réalité sociale de nous contredire. Ainsi, des lecteurs qui ne partagent pas nos convictions pourront, nous l’espérons, considérer nos résultats comme valides ou, du moins, les discuter comme on discute tout travail scientifique, par une critique interne et externe de nos catégories d’analyse et procédures empiriques.

L’abondante littérature qui porte sur les réformes de l’université et de la recherche de ces vingt dernières années montre qu’on peut décrire ces réformes de diverses manières. Notre point de vue se distingue, croyons-nous, de deux façons. D’abord, nous ne pensons pas utile de postuler l’existence d’un dessein global qui présiderait aux réformes et qu’on pourrait identifier dans des textes émis à Bologne ou à Lisbonne, à Bruxelles ou au château de la Muette. Nous préférons observer l’élaboration progressive d’une doctrine en même temps que se forment les coalitions d’acteurs qui la portent. D’un autre côté, nous ne postulons pas pour autant que les réformes seraient le résultat d’une construction collective qui impliquerait les acteurs du monde à réformer et assurerait ainsi une diffusion du pouvoir au sein des institutions scientifiques et universitaires. Tous participeraient ainsi à l’autogouvernement de la science. Nous constatons au contraire que les réformes opèrent des déplacements majeurs dans les lieux de pouvoir, redéfinissent ceux qui gouvernent, ceux qui sont gouvernés et leurs relations, tracent de nouvelles frontières entre gagnants et perdants.

Ainsi, nous allons voir que l’imposition d’une réforme ne résulte pas de la simple application de textes : elle demande d’enrôler tout un personnel pour la mettre en place concrètement sur le terrain. Dans le cas qui nous intéresse ici, il a fallu mobiliser des forces nombreuses, parmi lesquelles des scientifiques ou d’anciens scientifiques, pour occuper les positions de pouvoir et assurer le déploiement des transformations. Une réforme n’est donc pas seulement une affaire de doctrine qui s’imposerait par elle-même.

C’est justement le personnel de la réforme qui va constituer notre porte d’entrée pour comprendre sa logique, ses ressorts et ses orientations. Nous avons identifié celles et ceux qui, tout au long du processus réformateur, ont été les dirigeants des institutions qui forment le gouvernement national de l’enseignement supérieur et de la recherche : directions du ministère, des organismes de recherche, instances d’évaluation et de financement, conseils et concertations, grands regroupements universitaires nés des réformes. On ne peut comprendre ce que font et comment « pensent » ces institutions sans connaître les individus qui les habitent et les dirigent. Nous en avons recensé tous les cadres entre 2004 et 2020 dans une base de données qui comprend entre 4 700 et 5 700 individus à chaque période et qui nous a servi de guide et de première ressource pour procéder à des enquêtes détaillées1.

Certaines de ces institutions existent depuis longtemps et nous observerons comment, avec les réformes, leur place dans le système d’ensemble, mais aussi le recrutement de leurs dirigeants, a pu changer. D’autres ont disparu et nous verrons si leurs cadres ont quitté la scène ou se sont reconvertis. D’autres enfin, c’est le point crucial, ont été créées pour mettre en œuvre les réformes : les pouvoirs qui leur ont été attribués ont bouleversé les équilibres anciens et elles ont permis l’émergence de nouveaux dirigeants. Dans les directions du ministère, dans les nouvelles agences de financement et d’évaluation, dans les super-universités promues par les politiques d’« excellence », nous verrons naître un type de dirigeant inconnu jusqu’alors. Ces promoteurs de la réforme sont nouveaux par les fonctions qui leur sont assignées, leurs lieux de recrutement, le déroulement de leur carrière. Celle-ci n’est que rarement affectée par les alternances politiques. L’étude fine des trajectoires à une très grande échelle nous a permis de voir émerger un groupe de dirigeants, au total assez peu nombreux, qui n’a plus grand-chose à voir avec le reste du monde de l’université et de la recherche. C’est cette séparation dont nous allons raconter l’histoire.

Mais, d’entrée de jeu, levons un doute. Notre propos n’est pas de nourrir une vision qui impliquerait que la réforme serait le fait d’une poignée d’individus. Au-delà des personnes, ce sont leurs propriétés sociales, professionnelles et scientifiques qui nous intéressent. Car, comme nous allons le voir, les individus sont interchangeables, mais pas les propriétés qui les ont amenés à être choisis pour occuper les positions de pouvoir. Les individus se succèdent et l’on observe, au fil de la réforme, le remplacement de certains types de dirigeants par d’autres. Avec ces changements de personnel, c’est une nouvelle façon de faire de la science qui est promue et s’impose de plus en plus. Car la réforme n’a pas fait que changer les dirigeants : elle a aussi renforcé leur pouvoir sur le commun des scientifiques. Et ainsi leur a permis de conduire la recherche et l’université sur de nouveaux chemins.

Éclairer la réforme de l’enseignement supérieur et la recherche en étudiant les propriétés sociales et les trajectoires de ses états-majors et de ses officiers subalternes tout au long du processus : voilà l’ambition de ce livre. Observer des carrières individuelles en grand nombre permet d’établir des faits sociaux robustes, quelles que soient ensuite les conclusions qu’on voudra en tirer. Cette méthode ouvre également la possibilité de décrire un vaste ensemble de transformations que les études de cas ou les monographies d’institution, aussi précieuses soient-elles, saisissent difficilement. Car, en l’espèce, le processus réformateur a mobilisé simultanément une grande variété d’institutions, d’outils, de procédures. Il nous a fallu opérer comme par dissection : décrire l’anatomie de la réforme, c’est en identifier les lieux et, dans chacun d’eux, saisir les transformations à l’œuvre en observant quels types de personnes en ont été les porteurs. Nous allons ainsi analyser successivement les bureaux du ministère, les directions des nouvelles agences nées de la réforme, les institutions d’évaluation, les universités et, notamment, les regroupements dits d’« excellence ».

Enfin, en reprenant du recul, nous retracerons comment la réforme, prise dans son ensemble, a mobilisé depuis le début des années 2000 de nouveaux dirigeants, comment ils sont différenciés en types sociaux et comment, selon leurs propriétés, ils ont été appelés à des fonctions différentes. Auparavant, nous retracerons le récit du cours des réformes de 2004 à 2020 et observerons l’émergence de la doctrine qui vient leur donner sens et les légitimer. Pour finir, nous reviendrons, à la lumière des différents chapitres, sur les questions impliquées dans cette façon d’opérer pour rendre plus explicite les choix et les positions qui sont les nôtres dans le champ bien labouré des travaux sur les réformes de l’ESR.

Ce livre est donc un livre engagé, qui expose les ressorts d’une transformation radicale de l’enseignement supérieur et la recherche en France. Mais c’est avec les outils de la science sociale que nous voulons avancer nos arguments. Que l’on juge sur pièces.

Joël Laillier & Christian Topalov

Extrait de leur introduction de Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020), vient de paraître.

Notes
  • 1.

    Bernard Lepetit, Les Villes dans la France moderne (1740-1840), Paris, Albin Michel, 1988, p. 85.