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Égalité politique, égalité des chances et redistribution du capital : de Rawls à Scanlon

Pour le lecteur français, il est tentant de rapprocher la philosophie politique et morale de Tim Scanlon de celle de John Rawls. De fait, dans l’univers philosophique anglo-saxon, voici deux auteurs qui, à quelques décennies d’intervalle, ont profondément marqué les réflexions sur la justice sociale et la nature de la société juste tout en défendant des options politiques relativement proches.

Pour résumer, Rawls comme Scanlon considèrent que le marché et la propriété privée peuvent faire partie de la solution, mais à condition seulement que le cadre institutionnel, légal et fiscal définissant le système socio-économique fonctionne dans l’intérêt de tous, et en particulier permette d’améliorer autant que possible la situation des plus défavorisés (si besoin au moyen d’impôts fortement progressifs et de pouvoirs de négociation étendus pour les syndicats et les représentants des salariés). Il s’agit d’une approche qu’on peut qualifier, pour simplifier, de social-démocrate, même si les travaux de Rawls et de Scanlon, et le cadre conceptuel et philosophique qu’ils ont développé, ont pu également être mobilisés (et le seront encore) pour aller au-delà de la social-démocratie et imaginer des formes plus ambitieuses de socialisme démocratique et de dépassement du capitalisme.

L’ouvrage phare de Rawls, A Theory of Justice, publié en 1971, comme le présent livre de Scanlon, initialement publié sous le titre Why Does Inequality Matter? en 2018, soit près d’un demi-siècle plus tard, met un soin particulier à réfuter méthodiquement les arguments avancés par des philosophes libéraux ou libertariens comme Friedrich Hayek et Robert Nozick. Quand ces derniers tentent de naturaliser et d’essentialiser les lois du marché et de la propriété privée – en défendant l’idée selon laquelle une répartition découlant de l’application de ces règles est nécessairement juste et ne saurait être remise en cause –, Rawls et Scanlon rappellent que ces règles résultent elles-mêmes de choix politiques et collectifs, et que c’est le rôle de la délibération démocratique de fixer le cadre légal et institutionnel permettant de s’assurer que le système dans son ensemble fonctionne dans l’avantage de tous.

Si les proximités entre Rawls et Scanlon sont évidentes dans le champ philosophique, je souhaiterais néanmoins insister ici sur quelques différences importantes. Je ne vais pas m’étendre sur les spécificités du mode d’argumentation philosophique et la forme particulière de contractualisme développée par Scanlon – d’autres le feront mieux que moi. Je voudrais surtout mettre l’accent sur le fait que la réflexion et les analyses de Scanlon s’ancrent peut-être davantage que celles de Rawls dans un contexte socio-politique et institutionnel précis et historiquement situé, et manifestent de ce point de vue un autre type de relation entre la philosophie, l’histoire et les sciences sociales.

Contrairement à Rawls, Scanlon écrit après la grande phase de remontée des inégalités de revenus et de patrimoines qui a commencé aux États-Unis dans les années 1970-1980, et sa réflexion est profondément marquée par cette réalité. Dans les derniers mots de l’ultime chapitre du présent ouvrage, il s’exprime sans détour au sujet du niveau d’inégalité qui serait à ses yeux acceptable dans une société fonctionnant véritablement dans l’intérêt de tous, au sens des principes philosophiques énoncés dans l’ouvrage : une telle inégalité « devrait être certainement bien moindre que celle qui avait cours aux États-Unis au milieu du xxe siècle, sans parler de ce que nous avons vu depuis lors ». Scanlon revient sur ce point essentiel à la fin de sa postface : les niveaux d’inégalité de l’après-guerre, et plus encore les niveaux actuels, posent selon lui de graves problèmes, tant en termes d’égalité politique que d’égalité des chances.

Dans le cœur de l’ouvrage, Scanlon prend également position sur les dispositifs institutionnels concrets composant la société juste. Dans la mesure où les taux marginaux d’imposition très élevés de la période 1930-1980 (82 % en moyenne pour les plus hauts revenus) ont permis d’assurer une réduction relative des inégalités aux États-Unis, et qu’à l’inverse leur abaissement massif depuis les années 1980 a favorisé l’essor des super-rémunérations – sans pour autant favoriser la croissance socio-économique et la progression des revenus des classes moyennes et populaires, bien au contraire –, Scanlon en conclut qu’il faut revenir au régime fiscal antérieur. Il place également au cœur de sa réflexion le retour d’une hyper-concentration du capital et des conséquences néfastes que cela entraîne pour l’égalité des chances comme pour l’égalité politique (financement des partis et des campagnes, financement des médias et des think tanks). Cela le conduit également à prendre position explicitement en faveur de l’impôt progressif sur le capital, ainsi qu’à développer des analyses stimulantes sur la redistribution de l’héritage et la mise en place d’un héritage minimum.

Par comparaison, Rawls se montrait, dans ses principaux ouvrages, beaucoup plus discret que Scanlon sur les niveaux d’inégalité ou les dispositifs fiscaux impliqués par ses options théoriques et philosophiques, ou même d’ailleurs sur le contexte socio-historique au sein duquel il a été amené à développer ses réflexions. Au début des années 1970, lorsqu’il publie A Theory of Justice, la remise en cause intellectuelle et politique de la progressivité fiscale rooseveltienne et plus généralement de l’héritage du New Deal a déjà largement commencé, et elle ne va faire que s’amplifier pendant la décennie suivante. Pourtant on cherchera en vain dans l’ouvrage de Rawls la moindre référence précise aux taux marginaux rooseveltiens ou aux programmes sociaux du New Deal, ni même d’ailleurs au fait que les États-Unis ont connu une réduction sensible des inégalités entre 1920 et 1970. Le cadre théorique rawlsien peut certes être mobilisé pour penser, prolonger et systématiser le New Deal, mais Rawls fait le choix de ne pas s’engager dans ces discussions concrètes. On peut y voir une volonté de tenir le philosophe à distance des polémiques du moment afin de préserver la généralité conceptuelle de son cadre théorique, qui de fait peut connaître des applications dans des contextes socio-historiques très différents. On peut aussi y déceler le signe que le socle institutionnel rooseveltien aux États-Unis (comme d’ailleurs le socle institutionnel social-démocrate en Europe, dans une configuration différente) n’a jamais, au fond, fait l’objet d’une appropriation intellectuelle et collective suffisamment forte, ce qui peut avoir contribué à sa fragilisation et à sa remise en cause ultérieure.

À l’inverse, la prise de conscience de cette fragilité et de l’importance du phénomène historique de la remontée des inégalités et l’érosion du progrès social au cours des dernières décennies peut expliquer pourquoi un philosophe comme Scanlon fait un choix différent de celui de son prédécesseur en développant un autre type de relation à l’histoire et aux sciences sociales, en remettant en cause les cloisonnements disciplinaires et méthodologiques traditionnels et en s’engageant plus frontalement dans les enjeux du présent. Voici une raison supplémentaire pour le lecteur français de se plonger dans cet ouvrage essentiel.

Thomas Piketty

Extrait de sa préface à Thomas M. Scanlon, Pourquoi s’opposer à l'inégalité, à paraître le 7 octobre.