Au jour le jour

Jeune prolétaire cherche patron dévoué

Le roman de Jack Common, Contre mauvaise fortune, s’ouvre et se clôt par la chance – ou du moins par son évocation. En conclusion, l’auteur donne une « lettre de motivation » destinée à un hypothétique patron, qui résume bien le ton du livre : sincère, drôle et touchante, elle montre les aspirations du jeune Kiddar autant que sa lucidité vis-à-vis d’un monde stratifié, qui laisse à leur place les jeunes gens « de la rue, de naissance ». Une place que seule la chance – et non le mérite – peut permettre de changer.

À l’attention de l’annonceur,
Boîte 1313, North Mail, 44 troisième avenue Heaton, Newcastle upon Tyne

Cher Monsieur,

En réponse à votre annonce parue dans le North Mail de ce jour, je me permets de vous adresser ma candidature. Âgé de quatorze ans, je suis robuste, en bonne santé, intelligent, ponctuel, propre et motivé. Mes parents appartiennent à la classe ouvrière, mon milieu est ouvrier, l’école que je viens de quitter accueille des enfants d’ouvriers ; aussi, avec votre bienveillante assistance, je me sens des plus qualifiés pour devenir moi aussi un membre de la classe ouvrière.

Parce que je connais la pauvreté, j’accepterai sûrement la maigre rétribution que vous voudrez bien m’offrir. Parce je n’aime pas être pauvre, je ne manquerai pas de rejoindre tout mouvement ou organisation visant à vous faire augmenter les salaires. Parce que je sais combien la pauvreté abîme les humbles, je compte bien être ambitieux – dans les limites du raisonnable – et tout disposé à m’élever à vos dépens. En tant que jeune délinquant jamais condamné, je n’hésiterais pas un instant à user de moyens malhonnêtes pour parvenir à mes fins, mais j’ai malheureusement trop de copains en prison pour ignorer que les délits qui sont à la portée des gens comme nous sont tellement risqués et si lourdement punis qu’il ne faut pas compter dessus pour gagner sa place au soleil. Quant à la voie légale, elle suscite d’autres réserves. Je suis de la rue, de naissance ; alors je sais très bien que chez nous, le succès individuel – à moins qu’il ne soit le fruit du hasard – a toutes les chances de vous couper des autres. C’est qu’on a vite fait de devenir ridicule. Le prolétaire parvenu est une vivante anomalie du même acabit que le prêtre riche, le poète reconnu, le savant anobli ou la femme à barbe. Tenu à distance de tout succès – honorable ou crapuleux – par ces clôtures électriques parallèles, sans doute ne me reste-t-il plus qu’à passer ma vie à trimer comme une bête de somme pour un salaire de misère – et ça vous arrange.

Il est d’usage de joindre à la lettre de motivation répondant à une offre d’emploi des recommandations témoignant de sa bonne conduite et de ses capacités. À la place, je vous envoie mon horoscope. L’important chez un homme, ce n’est ni les talents, ni l’ardeur au travail, mais la chance. Tout ce qu’on gagne à travailler dur, c’est une pelle, une pioche ou une plume ; pas un carnet de chèques – pas souvent, en tout cas. Pour ce qui est du talent... Si on considère la vie des ratés, soit leur talent est tué dans l’œuf par la maladie, les accidents et la misère, soit les malheureux redoublent de persévérance et d’excellence pendant des années pour compenser une naissance obscure – sans jamais finir par en vivre. Bon, évidemment, il y a la vie des grands hommes pour nous montrer que la grandeur, c’est facile comme tout. C’est toujours la même rengaine : un oisif de naissance finit par se décider à bosser quelques semaines et il se découvre une faculté naturelle à débrouiller les questions les plus complexes, ou alors il a l’idée de génie que le monde entier attendait... Il n’y a qu’un soleil ; mais il ne brille pas pour tout le monde. C’est pour ça que le dieu que nous vénérons tous en secret s’appelle la Chance. Ses archanges se nomment l’Hérédité et le Milieu – mais il peut même s’en passer au besoin. La Chance est le seul Dieu qu’on voit faire des miracles tous les jours: l’homme le plus pauvre du royaume peut se trouver libéré à la fois de la malédiction héréditaire et du carcan du milieu par la seule magie d’une suite de chiffres, comme par exemple 2XX12XX21. Son inconscient a trouvé le moyen de se connecter à l’infini – et même pas par la prière ! –, sa plume a tracé ce sésame algébrique, et la Chance lui a fait rafler le gros lot. Ça arrive ; et ça, c’est un vrai succès, dont il n’y a pas à rougir.

Alors évidemment, c’est pas tous les jours... Ce genre de corne d’abondance, c’est pas pour tout le monde. Par contre, tout le monde peut en attraper quelques miettes – et ça fait toujours plaisir. Il y a des gars qui n’ont de la veine qu’une fois au cours d’une longue vie de labeur, dans l’éclair magique d’un outsider franchissant le premier la ligne d’arrivée. Il y a des carrières fort honorables qui n’auraient jamais vu le jour si la bonne fille ne s’était pas présentée au bon moment. Même ceux qui tournent le dos à la Chance suite à toutes sortes d’expériences malheureuses ont connu ces moments où les fléchettes tombent dans le mille, où la balle part du bon côté, le contremaître les avait à la bonne, et où le trois centième baiser finit par éveiller une délicieuse réaction quand on y croyait plus. On a tous vécu de ces moments privilégiés ; ils n’ont rien à voir avec le mérite, et n’arrivent pas sur commande.

Ça n’empêche qu’il y en a plein qui essaient de piper les dés ! Ainsi, le chanceux veut transmettre sa bonne fortune à sa descendance. Évidemment, si c’est un abruti, il a fini par croire que sa réussite, il la doit à son sérieux et à sa moralité – une vraie plaie pour les pauvres gosses. S’il est un tout petit peu moins lourdaud, il risque de se dire que ça pourrait venir de certains grigris et amulettes qui l’entourent, alors il se met à parer sa progéniture de quelques-uns des attributs incontestés de la bonne fortune : cravate à l’ancienne, manières élégantes et accent raffiné, diplômes, connaissance de certains jeux et de certains lieux, adhésion aux cercles qu’il faut... Tout ça est censé attirer l’insaisissable chance comme un aimant la limaille. Faites-vous-en un rosaire: à défaut de vous assurer une veine éternelle, ça persuade les autres que vous êtes né sous une bonne étoile – et c’est déjà à moitié dans la poche.

Vous avez dû comprendre que je ne suis muni d’aucune de ces amulettes sociales, et que les archanges de la Chance m’ont doté d’une hérédité déficitaire et placé dans un milieu des plus rudes. À ce jour, aucun événement saillant ne m’a donné à penser que je pourrais être un enfant chéri de la fortune. Néanmoins, comme il est grand temps que la chance des Kiddar – tous autant qu’ils sont – commence à tourner, j’ai bien l’intention d’agir en toute chose comme si c’était le cas, et de ne jamais considérer la vie de misère qu’on mène dans presque tous les métiers que comme une solution temporaire.

Voilà donc la motivation incertaine que je mets à votre disposition par la présente. Vous vous dites peut-être qu’il y a mieux ? Ce que je vous offre là en toute franchise, sachez que de plus en plus, vous n’aurez rien de mieux à espérer d’aucun d’entre nous ; si bien que tous pourraient signer comme moi :

Sincèrement vôtre, Kiddar


Extrait du dernier chapitre du roman de Jack Common, Contre mauvaise fortune, traduit par Laure Mistral, à paraître le 21 octobre