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La fraternité souterraine entre les classes dangereuses et les classes rêveuses

Pour Michael Lowy, l’essai historique d’Évelyne Pieiller sur la littérature populaire au XIXe siècle est une manière de relire le romantisme : plus qu’une école littéraire, une vision du monde qui « refuse le présent, et dans un élan vers l’avenir, emprunte au passé ses formes héroïques ».

Voici un livre écrit avec passion, enthousiasme et esprit révolutionnaire. Évelyne Pieiller associe, dans une complicité inédite, Les Trois Mousquetaires de Dumas et Les Misérables de Hugo. Malgré leurs évidentes différences, ce sont deux auteurs qui ont pris au sérieux l’exigence révolutionnaire et ont ressuscité les rêves tués en histoires – des histoires à la gloire de la fraternité et du combat des barricades.

Peut-on parler d’esprit révolutionnaire à propos des Trois Mousquetaires, un roman qui se passe sous Louis XIV ? L’autrice pense que dans le panache, le goût du risque, la fraternité et l’audace des mousquetaires rayonnent la jeunesse de 1830 et les camarades de Dumas – Étienne Arago, Godefroy Cavaignac –, le soleil des « Trois Glorieuses » de Juillet, trahi par le « juste milieu ». Aux yeux de Dumas, le médiocre Louis-Philippe n’est que le représentant de la bourgeoisie, « qui se compose de notaires, d’hommes d’affaires, de banquiers, d’agioteurs de bourse, de tripoteurs d’argent » (Mes Mémoires). Il rend hommage aux insurgés de 1832 : « Ceux qui ont fait la révolution de 1830, jeunesse ardente du prolétariat héroïque, sont les mêmes qu’on a tués à Saint-Merry. » Certes, les mousquetaires ne sont pas aux barricades, mais, face aux valeurs bourgeoises, ils incarnent d’autres valeurs et un sens de l’honneur très particulier.

En contraste, Victor Hugo en 1830 est un pair de France conformiste ; il ne voit dans la révolte républicaine vaincue en 1832 que « Folies noyées dans le sang ». Ce n’est qu’après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851 qu’il va changer ; à ce moment il va même appeler à prendre les armes. Vaincu, il prendra le chemin de l’exil, et c’est à Guernesey, une dizaine d’années plus tard, qu’il va reprendre un vieux projet délaissé, « Jean Tréjean ». La première page du nouveau manuscrit, qui porte le titre Les Misérables, contient un commentaire de l’auteur : « 14 février 1848 : ici le pair de France s’est interrompu, et le proscrit a continué. 30 décembre 1860. Guernesey. » Salué par les réactionnaires (Barbey d’Aurevilly) comme une « colossale saloperie » qui a pour dessein « de faire sauter les institutions sociales », Les Misérables est une œuvre grandiose, grotesque, sublime, qui raconte l’Histoire et des histoires, dans un style à la fois réaliste et visionnaire.

Peut-on comparer les jeunes insurgés républicains de 1832 décrits par Hugo, les Amis de l’ABC – l’abaissé, le peuple –, brillants, audacieux et ardents, avec « une bande de mousquetaires, mais aux barricades » ? Peut-on dire que les deux ont en commun l’opposition à l’ordre en place ? Cette comparaison entre l’œuvre de Dumas et celle de Hugo est parfois un peu forcée, mais l’auteure a raison de souligner que Les Trois Mousquetaires et Les Misérables représentent, chacun à sa manière, le programme, esthétique et politique à la fois, du romantisme.

Cet essai ne contient pas une réflexion globale sur le romantisme, mais il propose certaines pistes qui me semblent justes. Le romantisme est « plus qu’une école littéraire ». Est-il pour autant « l’air du temps » au début du XIXe siècle ? Il me semble que l’autrice est plus précise en le décrivant comme « une vision du monde » qui « refuse le présent, dans un élan vers l’avenir qui emprunte au passé ses formes héroïques ». Une vision du monde qui, à mon avis, trouve dans le Discours sur les origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau (1755) son premier manifeste, bien avant le XIXe siècle. Ce refus du présent est, avant tout, un refus des valeurs bourgeoises, de l’ordre bourgeois, du « progrès » bourgeois, au nom de valeurs précapitalistes : l’honneur, l’héroïsme, la fraternité, l’audace. Les héros romantiques ne sont pas « notaires ou banquiers » mais des mousquetaires ou des jeunes insurgés, ou encore, comme dans les Misérables, des gens du peuple « infréquentables » : un ancien forçat, un enfant des rues, une fille publique.

Comme le montre très bien Évelyne Pieiller, on retrouve cette haine du bourgeois et de son « progrès » chez Baudelaire, qui « reste dans le droit fil du romantisme » : pour lui, « toute esthétique est à la fois une morale et une politique, et inversement ». Comme bon romantique, il déteste ce qu’il appelle « la racaille moderne » : les académiciens et les libéraux… Cependant, contrairement à Dumas et à Hugo, « il n’écrit pas pour le peuple, il écrira dans le désespoir du peuple absent ».

Est-ce la fin de la rencontre des écrivains avec le peuple, comme semble croire l’autrice ? On peut ne pas partager cette conclusion trop pessimiste, mais on ne peut que saluer cette belle étude de la « fraternité souterraine entre les classes dangereuses et les classes rêveuses ».

Michael Lowy

Texte paru dans la revue Europe en novembre 2022 (n° 1123-1124). Philosophe marxiste et écosocialiste franco-brésilien, Michael Lowy enseigne la sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales. Derniers livres parus, Romantic Anticapitalism and Nature. The Enchanted Garden, (avec Robert Sayre), Routledge, 2020 ; Kafka, Welles, Benjamin. Éloge du pessimisme culturel, Le Retrait, 2019.