Au jour le jour

La littérature au tamis [LettrInfo 23-XXII]

Entre autres défauts de la gauche, défaut véniel mais coûteux dans toute bataille culturelle, l’incapacité à voir le bien où il n’est pas. Ce qu’à droite, surtout néolibérale, on sait faire avec une facilité admirable – naturellement, dirait-on. Ne parlons pas de guerres, d’épidémies, de climat et d’inflation, qui ne rapportent rien de bien à personne – sauf, évidemment, les premières aux marchands d’armes et aux officiers supérieurs, les secondes à l’industrie pharmaceutique, et la troisième aux rentiers. Quittons donc l’actualité et restons dans la saison. Parlons consommation culturelle.

Arrêtons de ne voir que le mauvais côté des choses, le verre à moitié vide et le mal partout. Après tout, le sentiment d’impuissance qui grandit tant et plus chez la plus grande partie d’entre nous chaque fois qu’on allume la télé, la radio ou qu’on ouvre un journal, mais aussi lorsqu’on constate l’aggravation des dérèglements climatiques, la dégradation des services publics, l’effondrement de notre pouvoir d’achat, l’allongement de l’âge légal de départ à la retraite, l’augmentation de notre durée de travail – pour les plus chanceux, et pour les autres le durcissement des règles d’éligibilité à l’assurance-chômage –, eh bien, ce sentiment d’impuissance n’a-t-il pas pour effet de nous pousser toutes et tous à éviter de lire, de regarder, d’écouter quoi que ce soit qui nous rappelle guerres, épidémies, aggravation… dégradation… effondrement… allongement… augmentation… durcissement ?

Oublier cette réalité déprimante et invoquer la vanité de toute action. Qui donc aura le culot de nous en faire reproche ?! Refuser même de chercher à comprendre ce qui nous tombe dessus de tous côtés à flux tendu pour nous replier sur nos petits bonheurs. Le monde comme il va nous donnerait-il un goût de culpabilité ? Résistons au moins jusqu’à Noël.

Encore une fois, voyons les aspects positifs de tout ce processus. Le bon côté des choses, le verre à moitié plein et le bien partout. Cette fuite impérieuse, impérative et inévitable loin de l’esprit de sérieux, des exigences de la critique et des luttes n’est-elle pas joyeusement favorable à l’épanouissement de la consommation la plus divertissante, distrayante et abêtissante ? Donc la situation la plus heureusement favorable à la perpétuation de l’état du monde qui produit justement le sentiment d’impuissance à l’origine de la fuite en question. Un cercle vertueux !

Inutile de fournir des exemples parmi cette offre « culturelle » infinie dont Netflix, avant-garde de l’économie de l’attention, décline désormais le modèle pour tout fournisseur de flux d’occupation des esprits et des corps harassés. Qu’il s’agisse de l’évasion en romance pink or dark dans les limbes ou de la compensation de notre impuissance réelle par les puissances factices des superhéros, « sorcières » et autres « magiciens » dont Harry Potter hante, en tête de gondole, les super- et hypermarchés d’Halloween à Noël.

Bien sûr, l’offre culturelle ne se réduit pas à ces marchandises. Le capitalisme d’attraction a plus d’un tour dans son manège. On devrait ainsi être en droit de se réjouir du retour en fanfare d’Hugo et de Dumas. Pas seulement l’édition par Le Monde de leurs œuvres en tirage de luxe illustré sous dorure et au mètre. Du premier, on met en scène deux pièces de théâtre à Paris, tandis que Luchini donne sa lecture d’Hugo cet hiver à guichets fermés et qu’on annonce au Châtelet pour Noël 2024 une comédie musicale adaptée des Misérables.

D’une autre ampleur, le second volet cinématographique des Trois Mousquetaires, en salle depuis mi-décembre, relance les ventes en poche du roman que le premier avait déjà décuplées. Tandis que « D’Artagnan et les mousquetaires du roi » sont mis au pilori par le ministère des Armées au même moment où Dumas reçoit à Villers-Cotterêts un suprême outrage dans un discours présidentiel sur la langue française.

Bien sûr, cette actualité n’a pas grand-chose à voir avec l’intelligence des œuvres surexposées. Pour ne pas dire qu’elle s’applique à en neutraliser toute potentialité subversive. Du moins si on lit bien l’analyse qu’a déjà donnée Évelyne Pieiller pour Marianne du premier volet du film de Martin Bourboulon. Une analyse qu’elle développe dans son essai Mousquetaires et Misérables, donnant à voir le Dumas des Trois Mousquetaires sur fond de barricades, puis l’Hugo des Misérables quand il entonne le chant des pavés avec la tribu des romantiques.

C’est souvent très loin des officines littéraires qu’on peut trouver l’interprétation lumineuse d’une formule vidée de son sens par son passage à l’écran. Dans son essai sur « Comment le monde bascule », Peter Mertens, élu du Parti des travailleurs de Belgique, plante son analyse sous la bannière de la Mutinerie. Parmi les formes de résistance collective, « des chants dans les cales aux pétitions et au refus de travailler, en passant par le sabotage et la prise de contrôle du navire », Mertens s’arrête sur une coutume de la Royal Navy, le « Round Robin », un stratagème imaginé par les marins pour faire connaître leurs revendications : « Ils traçaient un cercle sur le pont, y inscrivaient leurs griefs et leurs noms. Plus il y en avait, plus le cercle s’élargissait et plus il donnait de la force aux revendications. “One and all” était leur slogan, autrement dit, on est plus forts ensemble : “Tous pour un…” » – à quoi on doit ajouter : « Un pour tous ! »

Bien sûr, les Mousquetaires et les Misérables ne sont pas les seules œuvres que le succès commercial met à mal. Ainsi, la retraduction par Gallimard de 1984 applique un des principes de destruction de la pensée – la novlangue –, que l’auteur a placé au cœur du monde totalitaire du maître roman de George Orwell ! Mais on vit dans un monde libre, n’est-ce pas ? Aussi, une édition dont la traduction respecte la lettre et l’esprit de Mille neuf cent quatre-vingt-quatre est-elle disponible chez Agone.

À l’âge de la « littérature, nouveau produit du capitalisme », pour reprendre le sous-titre du remarquable essai d’Hélène Ling et Inès Sol Salas qui analyse la transformation par l’édition industrielle du roman en produit de consommation standardisée ajusté aux tranches de marché et à sa promotion par des médias littéraires assujettis, la résistance à l’ordre dominant n’est pas à l’ordre du jour. Mais il n’en est pas toujours ainsi partout, aujourd’hui comme hier. Pour ne citer que l’éternel portrait de la révolte qui relie la biographie de l’esclave Spartacus imaginée par l’écrivain communiste américain Howard Fast en plein maccarthysme et la tétralogie de Novembre 1918, où l’écrivain allemand Alfred Döblin raconte la révolution spartakiste depuis son exil américain pendant la Seconde Guerre mondiale.

Incurables optimistes, nous concluions notre avant-dernière LettrInfo par une motion de confiance à la compréhension comme thérapie. Nous signons donc et persévérons.

Thierry Discepolo

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Sur la littérature selon Évelyne Pieiller, lire :
— « La rencontre du peuple et de la littérature », Élie Marek, En attendant Nadeau, juin 2022
— « Parler pour les vaincus », Jean-Luc Porqué, Le Canard enchaîné, novembre 2022
— « La culture, auxiliaire de l’ordre », Évelyne Pieiller, Le Monde diplomatique, mai 2018
— « Victor Hugo, le suspect », Évelyne Pieiller, Le Monde diplomatique, janvier 2002

Sur l’actualité politique et l’édition en France de George Orwell, lire :
— « Soixante-dix ans après Orwell (XXXVII) 1984 à l’heure de l’emprise numérique (1) », Celia Izoard, Au jour le jour, novembre 2020
— « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis », Thierry Discepolo, Au jour le jour, avril 2019
— « Pourquoi fallait-il retraduire 1984 », Celia Izoard, Au jour le jour, mars 2019
— « Réflexions sur « 1984 » (1) », Jean-Jacques Rosat, Au jour le jour, février 2019