Au jour le jour

La nature existe-t-elle ?

C’est à l’occasion de « ma première étude sur le terrain », chez les Achuar d’Amazonie, raconte Descola, que « j’ai commencé à comprendre que ces notions de nature et de société n’avaient aucun sens ». En prélude à un dialogue avec Baptiste Morizot, le journal Le Monde présente Philippe Descola comme cet « anthropologue qui a converti toute une génération de chercheurs à penser “par-delà nature et culture” ».

Il est difficile de savoir si cette conversion s’est opérée, chez les anthropologues, pour la totalité d’une génération. Mais il est certain que les chercheurs ne sont pas les seuls, aujourd’hui, à vouloir se passer de cette opposition de la nature et de la culture : l’idée a commencé de gagner le grand public.

Lorsqu’il est invité à s’exprimer dans les médias, Descola revient en effet souvent sur cette idée que la « nature » est une invention de la modernité européenne, qui a fleuri au XVIIe siècle sur le terreau de la révolution scientifique galiléo-cartésienne. Lorsqu’on lui demande s’il serait préférable qu’« idéalement, on se passe de ce mot-là », l’anthropologue acquiesce. Cela vaudrait mieux, « parce que ça nous situe immédiatement à l’intérieur d’un contexte culturel ou historique qui est celui de la séparation progressive des humains vis-à-vis des non-humains, qui est un processus […] qui a posé les non-humains dans une position d’extériorité » ; les humains, eux, se retrouvant « dans une position de supériorité et de contrôle ». La nature ? « un fétiche qui nous est propre ».

Cette thèse de l’obsolescence de l’idée de nature, répercutée au fil des écrits, des conférences et des entretiens dans les médias, est aujourd’hui ressassée par beaucoup comme une évidence, dont la contestation, même modérée, vous fait passer pour un naïf attaché à des préjugés ethnocentristes d’un autre âge. Lors des manifestations pour la défense de nos forêts pyrénéennes, ou contre l’extension d’une carrière dans nos montagnes, je m’entends dire : « La nature, tu crois encore à ça ? » On peut comprendre ce rejet de l’idée de nature. Il est à la mesure du passif idéologique que charrie la notion. Que de préjugés, que de stéréotypes – donc d’inégalités, de discriminations, d’oppressions, et même de génocides – a-t-elle servi à justifier ! Ne vaudrait-il pas mieux s’en débarrasser, une bonne fois pour toutes ? Dans un petit livre de portée plus large, j’ai formulé quelques critiques à l’endroit de ce réquisitoire contre l’idée de nature et l’opposition de la nature et de la culture ; j’ai tenté de montrer que le mot « nature », loin de renvoyer à « une notion qui, en elle-même, n'a que très peu de sens », possède au contraire une signification fort consistante. Je voudrais ici prolonger ces critiques, dans un esprit aussi constructif que possible, sous la forme d’une série de questions. Mais seulement en tant que les concepts et les thèses proposés par l’auteur de Par-delà nature et culture possèdent un contenu et une portée de nature philosophique.

Les concepts de nature et de culture se trouvent au cœur d’un dispositif que Descola appelle « naturalisme ». Depuis l’avènement, à l’âge classique, de l’ère moderne, nous autres Occidentaux avons découpé le monde selon un « grand partage » : d’un côté, les humains doués d’une intériorité subjective, de conscience, de raison et de liberté ; de l’autre, des réalités non humaines auxquelles nous n’accordons aucune de ces prérogatives, mais avec lesquelles nous cohabitons, plutôt mal que bien : reliefs, cours d’eau, océans, espèces végétales et animales. Ici, ce que nous appelons la nature ; là, le domaine de la culture. Ce mode d’organisation du monde est l’un des

schèmes au moyen desquels s’organise la vie collective et se construisent des significations partagées. […] Ces schèmes ne sont pas des institutions, des valeurs ou des répertoires de normes. Il faut plutôt prendre cette notion au sens que lui donne la psychologie cognitive, à savoir des dispositions psychiques, sensori-motrices et émotionnelles, intériorisées sous forme d’habitus grâce à l’expérience acquise dans un milieu social donné, et qui permettent l’exercice d’au moins trois types de compétence : d’abord, structurer de façon sélective le flux de la perception en accordant une prééminence significative à certains traits et processus observables dans l’environnement ; ensuite, organiser tant l’activité pratique que l’expression de la pensée et des émotions selon des scénarios relativement standardisés ; enfin, fournir un cadre pour des interprétations typiques de comportements ou d’événements, interprétations admissibles et communicables au sein de la communauté où les habitudes de vie qu’elles traduisent sont acceptées comme normales.

L’Occident moderne n’a pas seulement opéré ce « grand partage » entre des humains titulaires de tous les privilèges afférents à la subjectivité et « cette collectivité des existants liée à lui et reléguée à présent dans une fonction d’entourage ». Il a fondé sur cette partition sa perception de l’humanité elle-même : une frontière « sépare l’Occident moderne de tous ces peuples du présent et du passé qui n’ont pas jugé nécessaire de procéder à une naturalisation du monde ».

Le « naturalisme » est ce dispositif pour lequel Descola n’hésite pas à parler d’« une sorte d’apartheid dans le traitement des êtres du monde », voire un « régime d’apartheid ». En montrant que cette représentation, loin d’être universelle, coexiste sur notre planète avec des façons profondément différentes d’organiser le monde, l’anthropologie dissout l’évidence fallacieuse dont se parait ce dispositif. Elle fait apparaître du même coup le rapport organique que le « naturalisme » a tissé avec la transformation des non-humains en simples objets exploitables, rendant possibles le saccage à grande échelle de la planète et l’établissement, sous le régime des rapports économiques capitalistes, d’une relation désastreuse au monde, humain et non humain. Un livre récemment écrit avec Alessandro Pignocchi (et illustré par ce dernier avec autant d’humour que de talent) tire les conclusions pratiques de ce constat et esquisse un programme pour des combats écologistes menés, comme aurait dit Kant, « au point de vue cosmopolitique ».

Tributaire d’un schème de pensée complètement ethnocentré, le mot « nature » ne désignerait donc rien qui puisse se prévaloir d’une réalité objective : « La nature, nous dit Descola, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. » « Cette notion a fait son temps, […] il faut maintenant penser sans elle ». Mais penser sans l’idée de nature, Descola lui-même le peut-il ? Pourrait-il, sans y recourir, placer son œuvre anthropologique sous le patronage d’Alexandre de Humboldt, qui « eut l’intuition que l’histoire naturelle de l’homme était inséparable de l’histoire humaine de la nature » ? Pourrait-il dire que « l’anthropologie n’a cessé de se confronter au problème des rapports de continuité et de discontinuité entre la nature et la culture » ; ajoutant : « C’est ce mouvement que nous entendons poursuivre », si l’opposition de ces deux concepts n’avait aucune pertinence pour penser la réalité du monde ? Et s’il fallait jeter l’idée de nature aux orties, pourrait-il lui-même se définir comme « anthropologue de la nature » ?

L’idée de nature, avec toutes les harmoniques qu’elle fait entendre à nos oreilles occidentales et modernes, est peut-être moins ignorée qu’on ne l’a dit des autres collectifs humains. L’opposer à celles de culture ou de société demeure toutefois une attitude typique de notre univers européen – quoique non réservée, comme on le verra plus loin, à l’époque moderne. L’usage de catégories historiques et géographiques aussi larges – modernité, Occident, Europe – expose toujours au péril d’écraser la diversité qui caractérise toujours une époque ou une région, et d’en masquer la richesse. Mais premièrement, disons tout de suite, et pour n’avoir pas besoin d’y revenir, que parler d’Occident, d’Europe ou de modernité, cela n’implique, ni chez Descola ni ici même, d’ignorer ou de tenir pour négligeable ce fait : qu’ont toujours existé, à l’intérieur même de ces entités culturelles et historiques, aux côtés des modes dominants, et souvent contre eux, des manières différentes de penser, de conceptualiser ou de nommer le réel. Descola évoque la « modernité occidentale » dans La Composition des mondes. Il parle aussi, dans Par-delà nature et culture, de « pensée occidentale », d’« épistémê occidentale », de « tradition occidentale », de « contexte occidental ». Sous réserve des précautions d’usage, de telles expressions sont licites. Leur emploi n’expose à aucun danger particulier. En parlant de modernité occidentale, on ne suppose en particulier aucun sujet possédant l’initiative des représentations ou des idéologies qui en définissent l’identité, et en situation d’assumer en tant que tel une sorte d’agentivité historique.

Il est même permis de conférer une légitimité philosophique à ces manières de parler. Soyons nominalistes et accordons que n’ont d’existence réelle que les individus. Mais lisons Spinoza :

Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou grandeur différente, sont pressés par les autres de telle façon qu’ils s’appuient les uns sur les autres, ou bien s’ils se meuvent à la même vitesse ou à des vitesses différentes de sorte qu’ils se communiquent mutuellement leurs mouvements selon un certain rapport, nous dirons que ces corps sont mutuellement unis et que tous composent ensemble un seul corps ou individu, qui se distingue des autres par cette union des corps.

L’individuation ne suppose qu’un système d’entités physiques ou mentales distinctes, mais suffisamment liées dans l’accomplissement de leurs mouvements respectifs. Il est donc jusqu’à un certain point justifié de faire de l’Occident moderne une individualité. Un sujet historique, en revanche, c’est autre chose.

Avertis de ces indispensables précautions, nous pourrons examiner la question décisive : étant admis que les notions de nature, de culture et de société sont tributaires d’un contexte anthropologique particulier, s’ensuit-il qu’elles sont dépourvues de « validité universelle » ? Descola lui-même reconnaît que les concepts de gravitation universelle et de photosynthèse, pour être d’origine occidentale, n’en possèdent pas moins une telle validité : « Partout sur la planète, ils désignent les mêmes phénomènes ». Les notions de nature, de culture et de société n’ont certes pas le même statut que les concepts de la physique ou de la biologie. Méritent-elles pour autant d’être jetées par-dessus bord ? Si Descola lui-même le pensait, rencontrerait-on autant d’occurrences du mot « société » dans La Composition des mondes : cent soixante, dont la plupart pour parler des collectifs non européens ? Soulignerait-il la nécessité de « penser à nouveaux frais l’action politique et le vivre-ensemble dans un monde ou nature et société ne sont plus irrémédiablement dissociées » ? Quel sens y aurait-il à définir l’anthropologie comme « connaissance générale [je souligne] de la vie sociale à travers la diversité de ses expressions culturelles » si les adjectifs « social » et « culturel » ne pouvaient s’utiliser que dans le contexte restreint de l’Europe moderne ?

Peut-être Philippe Descola répondra-t-il qu’il cède, en employant ces termes, à une fâcheuse habitude de parler (et de penser), dont un intellectuel européen ne se libère pas facilement. Mais c’est un peu comme dans ces jeux verbaux où il n’est permis de dire ni oui ni non : la difficulté d’esquiver certains termes et le besoin d’y recourir en permanence pourraient bien être un indice de leur pertinence.

Patrick Dupouey

Extrait de son introduction à Pour ne pas en finir avec la nature. Questions d’un philosophe à l'anthropologue Philippe Descola (vient de paraître) – dont la version parue donne bien sûr l’ensemble des références des textes cités.