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Le comique de gauche et le croquemitaine de l’édition française

Arrêtons de voir tout en noir. Soyons positifs ! Les mésaventures de Guillaume Meurice n’ont que des avantages. Pour lui, bien sûr – mais on s’en fiche un peu. Surtout parce qu’elles illustrent avec brio le rôle des auteurs (de gauche) dans l’amélioration des capacités de nuisances des grands groupes éditoriaux. Mais d’abord parce ce que l’édition semble être enfin traitée en média, et donc, à ce titre, mise en danger par la concentration des groupes multi-médias.

Ça s’est passé le 15 septembre, sur le plateau de « Quotidien », où le sémillant présentateur réclamait à la ministre de la Culture un commentaire sur le traitement de Meurice par le patron d’Editis, groupe propriétaire de la marque qui refuse in extremis d’éditer son dernier livre.

Des esprits chagrins ont reproché à l’invitée de TMC sa réponse, qualifiée de « langue de bois ». Pourtant, Rima Abdul-Malak n’a fait que rappeler une réalité : Bolloré décide de tout qui se fait chez lui. On ne va tout de même pas reprocher à une ministre du gouvernement d’Emmanuel Macron (ni d’aucun autre, d’ailleurs) de ne pas remettre en cause la propriété privée ! (Imaginez qu’en rentrant dans votre villa vous tombiez sur la crotte que le chien de votre gardien a posé sur la pelouse de votre piscine. Que faites-vous ? Vous exigez aussitôt la même chose que Bolloré a demandé à ses employés de faire avec le livre de Meurice.)

Face à l’affolement du fringant animateur de « Quotidien », effrayé à l’idée que Rima Abdul Malak abandonne Meurice à son sort – et prive du même coût des milliers de lecteurs de son dernier livre –, la ministre a rassuré tout le monde en rappelant une autre réalité : le comique de France Inter n’a déjà que l’embarras du choix pour diffuser sa pensée.

Que diable, on vit dans le monde libre, où règne un marché libre et une concurrence libre et non faussée !

On doit donc d’autant plus se demander pourquoi ⁦⁦ Meurice a confié ses blagues à une marque d’Editis, dont le patron est moins connu pour son humour que pour sa vigueur dans la revivification de notre passé colonial et son habileté à danser avec l’Autorité des marchés financiers en slalomant entre les paradis fiscaux.

Puis on peut s’étonner que #MeuriceRecrute sur France Inter un gouvernement de gauche alors que ⁦⁦ Guillaume signe son livre sous la marque d’un groupe éditorial dont le patron promeut sans complexe ses idées d’extrême droite : fait-il sciemment passer l’anticapitalisme pour une blague comme une autre ?

De l’impitoyable entretien auquel Charlie Hebdo a soumis un Meurice maltraité par les employés de Bolloré, on peut dire ce qu’on veut, mais le comique sur la sellette ne manque pas d’un certain culot et d’un sens de la répartie qui honore sa réputation de comique de gauche.

Harcelé par l’interviewer sur le sujet qui fâche – mais pourquoi donc a-t-il publié un livre chez Bolloré ?! –, Meurice renouvelle au débotté le « raisonnement du chaudron » pourtant usé jusqu’à la corde par les héritiers du grand Sigmund Freud. Rappel : « Lorsque Vincent vient récupérer le chaudron qu’il a prêté à Guillaume, celui-ci lui répond que, d’abord, il ne lui a jamais emprunté de chaudron ; qu’ensuite son chaudron avait déjà un trou ; qu’enfin il lui a déjà rendu son chaudron intact. »

Chez Meurice, ça donne : « D’abord je savais pas que j’étais édité par Bolloré ; ensuite, même si j’avais su, j’aurais bien voulu ; enfin, de toutes manières, Bolloré et consort étant partout, c’est pas la peine d’essayer de leur échapper. » Comme disait l’un de ses plus fameux prédécesseurs : « Circulez, y’a rien à voir. »

Voyons voir tout de même…

Si encore Meurice était un journaliste spécialisé dans la faune Arctique et qu’il avait découvert l’existence du satrape de l’édition française en passant à Paris pour présenter son livre sur la reproduction du pingouin Empereur, on comprendrait. Mais il passe plutôt pour un comique à l’impertinence informée et politisé – pas vraiment pour un Bigard de gauche ou une version élégante d’Élie Kakou, non ?

Maintenant que ses blagues gauchistes ont été refusées par Editis, quels choix se présentent à Meurice ? Privé de Hachette (bientôt avalé par le croquemitaine de l’édition), va-t-il à nouveau céder devant l’offre généreuse d’un grand groupe médiatique ou l’autre ?

Dans l’édition, « Tomber de Charybde et Scylla » se dit « Tomber de Bolloré en [*****] » :

[**** Choisir entre Madrigall, Média-Participation, Hachette, Actes Sud, Etc. – soit entre Gallimard-Flammarion-Minuit-Etc., Seuil-Etc., Grasset-Fayard-Etc., Payot-Textuel-Cambourakis-Etc.]

Toute critique de Charybde qui épargne Scylla le favorise.

Appelons « dilemme de Meurice » celui auquel est confronté tout auteur et autrice (de gauche) lorsque, bien qu’ayant l’embarras du choix, ils choisissent d’éditer leurs livres dans un grand groupe éditorial ou l’autre, renforçant par là-même la capacité de nuisance qu’ils sont supposés combattre.

Ah, la douce inconsistance de ces universitaires, journalistes et consorts qui ne tirent jamais de conséquences : entre ceux dont les analyses nous sensibilisent aux désordres climatiques et celles qui dirigent une organisation altermondialiste en étant édités par les grands acteurs de la mondialisation néolibérale… ceux qui publient des plaidoyers sur la liberté d’expression chez des marques dont le propriétaire se fait une spécialité d’utiliser les procès pour terroriser les critiques… sans parler de celles et ceux qui défilent et se font élire sous la bannière d’« Un autre monde est possible » en comptant toutefois sur les piliers de l’ordre qu’ils veulent abattre pour faire connaître leur message.

Elle est édifiante, la déclaration de Meurice avec laquelle Charlie Hebdo a choisi de titrer son entretien : « Le message de Vincent Bolloré, c’est : si je veux t’écraser, je t’écrase ». On voit que le comique a retrouvé sa verve et son impertinence. Mais enfin, quand on pense à ceux que les Bolloré et consorts écrasent vraiment, dans les ports et les forêts africaines, dans les entrepôts d’Editis et partout où ce genre de patron sévit, on peut se demander ce qui a été écrasé du porte-parole autoproclamé auquel l’hebdomadaire a servi de porte-voix.

Après tout, Meurice a touché des à-valoir (certainement confortables) pour publier son livre chez Editis-LeRobert. Win-Win. Et celui-ci, promu par la machine commerciale d’un grand groupe – avec, comme il dit, « une belle mise en place chez les libraires, des rencontres prévues dans des festivals », s’annonçait comme un succès. Win-Win. Mais Meurice est censuré : il fait la une ici et là en victime expiatoire de l’emblème de la concentration des médias et en combattant de la sacro-sainte liberté d’expression. Win-Win. Le livre ne paraissant pas, suivant les règles contractuelles, il garde ses à-valoir. Win-Win. Son éditeur ayant rompu le contrat unilatéralement, l’auteur gagnera certainement le procès qu’il va lui intenter. Win-Win. Enfin, même Rima Abdul-Malak le sait : le jour de l’annonce de sa censure par Le Monde, Meurice a « reçu une vingtaine de propositions ». Win-Win.

En fait, Meurice est moins à plaindre qu’à envier – ce qui est une bonne nouvelle, non ?

Une moins bonne nouvelle, c’est qu’en faisant de Vincent Bolloré le symbole de la concentration dans les médias (dont l’édition), en se focalisant sur l’antifascisme, la censure et les coups d’éclats de cette figure outrancière par l’affichage de son idéologie rance et la brutalité de sa gestion, on laisse de côté l’analyse du système de concentration capitalistique dont bénéficient tous les grands groupes d’édition. Dans cette configuration, ils n’ont aucune difficulté à jouer les alliés de circonstance de #StopBollore en espérant l’emporter sur leurs concurrents dans le partage de ce qui tombera de la table des négociations.

Tournez manège !

Thierry Discepolo
Auteur de La Trahison des éditeurs [2011], Agone, 2017 — troisième édition à paraître en février 2023.