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Le retour de la classe des déchets

« Je ne voulais pas être dans la classe des déchets. » c’est ainsi que Patrick, 14 ans, avait justifié le fait d’avoir mis le feu à son collège du XIXe arrondissement parisien. C’était le 6 février 1973, quelque temps avant l’instauration du collège unique. Tous les collèges avaient des classes de niveau. Aucun élève n’était dupe, il y avait les classes de nuls et les classes de bons. Tout le monde savait que les premiers ne rattraperaient jamais les seconds : le collège préparait doucement au monde du travail. On disait alors que ces élèves ne sont pas faits pour l’école. Plutôt qu’admettre l’inverse : cette école pas faite pour eux.

Aussi chaotique soit-elle, l’histoire de la démocratisation scolaire, a toujours fonctionné selon une double logique : d’abord réduire le nombre de voies scolaires parallèles, pour scolariser les enfants ensemble le plus longtemps possible ; ensuite donner plus à ceux qui ont moins.

Le 17 mars 2024, comme une humiliation de plus des enseignants, le décret publié au Journal officiel fait exactement le contraire : multiplier les voies parallèles et donner moins à ceux qui n’ont déjà pas beaucoup.

Le travail de décryptage des effets de l’instauration des groupes de niveau a déjà été amplement fait. Mais on sait bien que, depuis de nombreuses années désormais, le gouvernement confond les enseignants avec des paillassons. Et qu’il n’a que faire de leur avis. Pire, qu’il dénie l’expertise qu’il leur confisque.

Le gouvernement s’adresse à l'« opinion publique », à la chair à sondages, au vivier électoral. C’est ainsi que va notre monde : donner du grain à moudre aux lieux communs et nourrir l’information continue sur le dos de celles et ceux dont on ne cherche plus les votes.

En l’occurrence, selon les lieux communs : « C’est pas plus mal que mon fils ne soit plus avec des élèves qui le freinent dans sa progression », ou encore « C’est une très bonne chose qu’on aide les enfants en difficulté en les mettant tous ensemble pour qu’ils rattrapent leur retard » et enfin « De toute façon, il y a déjà des groupes de niveau dans les collèges et de la sélection donc autant l’officialiser ». On opine du chef en espérant secrètement que sa propre progéniture passera entre les mailles du filet de la classe des nuls. Et on passe à la suite du flux d’information continu.**

Peu importe que toutes les données disponibles montrent que les groupes de niveau ne peuvent qu’accentuer les inégalités scolaires ; qu’ils activent chez les uns la prétention de leur supériorité intellectuelle et sociale, chez les autres l’injustice et l’autodisqualification qui sont des freins majeurs aux apprentissages. Peu importe que les chefs d’établissements et les enseignants affirment qu’on fonce droit dans le mur et nos enfants avec – ils se plaignent tout le temps non ?

Le gouvernement n’est mû que par le niveau d’affichage de sa fermeté et son faux semblant d’intérêt pour l’école et la jeunesse. Et il arrive trop souvent que l’opinion publique, paresseuse, s’en tienne là. À sa décharge, elle en a tant d’autres des chats à fouetter, la pauvre opinion publique..

Aussi faut-il peut-être parler à la morale et aux cœurs des gens qui sont légitimement en colère contre une école publique souvent défaillante.

Oui, l’école est épuisée. Depuis des décennies, elle tente de résister au rouleau compresseur de la néo-libéralisation qui brise le travail (et parfois la vie) de celles et ceux qui y travaillent. Qui vide de son sens le travail d’enseignant en imposant des méthodes, des rythmes et une quête de résultats impossible à satisfaire.

Depuis des décennies, à moyens constants, on demande plus aux enseignants en les privant de tout ce qui faisait la saveur du métier : le plaisir de travailler avec des enfants, des adolescents, de les voir sourire, pleurer puis sourire à nouveau ; de calmer la colère de celles et ceux qui ne comprennent pas, d’apporter un peu de réconfort à ceux et celles qui n’en ont pas chez eux. Bref, la saveur de la relation humaine et pédagogique.

Ce rouleau compresseur n’attaque pas que les adultes. C’est aussi lui qui prive les enfants du droit à l’enseignement. Surtout dans les quartiers dits « difficiles » – comme le montre actuellement le mouvement du « 93 », où un enfant perd en moyenne l’équivalent de 18 mois de scolarité sur son parcours. C’est ce même rouleau compresseur qui vide les fonds sociaux des établissements et prive les élèves de sorties scolaires ou, pour les plus pauvres, de l’opportunité d’un repas équilibré à la cantine.

L’école est à bout de souffle c’est vrai, mais que peuvent bien venir réparer des groupes de niveaux ?

Ne nous trompons pas, les groupes de niveaux sont une capitulation sur le principe de démocratisation scolaire : ils prennent acte du fait que, puisque l’école est à bout, ne pouvant donner la même chose à tous les enfants, elle doit consacrer le peu qui lui reste aux plus chanceuses et chanceux.

Un détail de la mécanique à l'œuvre. Ce ne sont pas des mains anonymes qui vont effectuer ce tri mais les « instits’ » de CM2.

Que tout le monde mesure alors la main qui va trembler au moment de poser tel livret scolaire sur le tas des « nuls ». Car dans ce tas, il y a bien sûr l’enfant qui est arrivé en France récemment et ne maîtrise pas encore bien le français ; il y a celui qui a perdu son père ou sa mère et qui tente de surmonter son chagrin ; il y a celui qui a été malade ou bien encore celui qui clame : « Je veux devenir docteur pour les animaux » et qui ne le sera jamais. Le tas sur lequel on demande aux enseignants de poser un dossier signe la suite de la scolarité et le devenir social d’un enfant. Qui est entré dans le métier d’enseignant pour faire ça ? Personne !

En outre, soit le ministère s’illusionne, soit il ment. Car il n’y aura pas de « changements de groupes ». Parce que c’est techniquement infaisable. Sauf à la marge, pour les quelques « exceptions consolantes » – l’expression est de Ferdinand Buisson. Les autres (la plupart) resteront dans leur couloir d’assignation. Aux parents il faut dire ceci :

Ces « autres », ce sont les enfants auxquels vous donnez des cartons d’anniversaire, c’est le petit de la voisine que vous prenez chez vous pour la dépanner, celui que vous grondez au square parce que c’est un peu votre rôle après tout. C’est le « meilleur ami pour la vie » de votre fils ou fille, celui dont vous dites « C’est un peu mon enfant ». Imaginer leurs visages, à tous ces enfants, quand viendra l’annonce officielle du « groupe ». Quand tombera le couperet social. Le soulagement des uns, la colère et la souffrance des autres.

Imaginons le modèle social que ce constat dessine : la concurrence, la frustration, les destins qui se profilent et sont décidés dès la naissance.

Qui veut de cela ? Qu’attendons-nous pour, ensemble, les arrêter ?

Laurence De Cock

Une première version de ce texte est parue, sous le titre « Qui va les arrêter ? », au Café pédagogique, le 18 mars 2024.
De la même autrice sur ces sujets, derniers livres parus, École publique et émancipation sociale (Agone, 2021).