Au jour le jour

Les ombres chinoises de la Silicon Valley (1)

Foxconn est le plus grand fabricant du monde dans le domaine de l’électronique. Ses villes-usines font travailler plus d’un million de Chinois, produisent iPhone, Kindle et autres PlayStation. Elles ont été le théâtre de suicides d’ouvriers qui ont rendu publiques des conditions d’exploitation fondées sur une organisation militarisée de la production et une surveillance despotique jusque dans les dortoirs.

Fondée en 1974, l’entreprise taïwanaise Foxconn (Hon Hai Precision Industry), un million de salariés, est le troisième employeur privé au monde. Elle fabrique à elle seule près de 40 % de l’électronique de la planète, fournissant la majorité des iPhone, iPad et iPod d’Apple, son principal client. Foxconn est aussi sous-traitant d’Alphabet (Google), Amazon, BlackBerry, Cisco, Dell, HP, IBM, Intel, Microsoft, Nintendo, Panasonic, Philips, Samsung, Sony, Toshiba et Huawei. Depuis les consoles de jeu Atari en 1980 jusqu’aux enceintes connectées Alexa d’Amazon, la majeure partie de l’électronique grand public diffusée dans le monde est sortie des manufactures chinoises de Foxconn.

L’usine de Zhengzhou, ouverte en 2012 au centre du pays et surnommée « iPhone city », peut accueillir 350 000 salariés et produire 500 000 smartphones par jour. Le site historique de Shenzhen, sur la côte sud, rassemble de 200 000 à 300 000 employés sur un terrain de trois kilomètres carrés. Dans un vacarme assourdissant, sur des chaînes de montage alignées à perte de vue, on y travaille dix à douze heures par jour et entre six et sept jours par semaine pendant les pics de production. La plupart des ouvrières et ouvriers sont de jeunes migrants des campagnes qui, faute de pouvoir se payer un logement en ville, dorment sur des lits superposés dans des chambrées d’une dizaine de « locataires ». À la suite de la vague de suicides de 2010, des barreaux ont été installés aux fenêtres et des filets suspendus autour des bâtiments. Depuis lors, la direction a consenti des hausses de rémunérations tout en déménageant une partie de la production dans de nouvelles villes-usines à l’intérieur du pays pour faire travailler une main-d’œuvre locale à des salaires plus bas.

Chaque détail du quotidien de ces ouvriers rappelle l’extrême mesquinerie sur laquelle repose le secteur manufacturier, où les petites économies font les grandes fortunes. Les salaires de base, de 200 € à 300 € selon les provinces, sont insuffisants pour faire des économies ou envoyer de l’argent à la famille et obligent les travailleurs à cumuler les heures supplémentaires. Les réunions obligatoires de début et de fin de journée ne sont pas payées. La nourriture des cantines est insipide.

Les témoignages récoltés en Chine par les équipes de Jenny Chan, Mark Selden et Pun Ngai évoquent un système disciplinaire tout droit sorti des romans de Dickens. Un employé affecté au soudage laser raconte : « Avant notre prise de poste, il y a trois coups de sifflet. Au premier, on doit se lever et ajuster nos tabourets. Au deuxième, on doit s’installer à notre poste et enfiler nos gants ou notre équipement. Le troisième coup de sifflet est le signal de s’asseoir et de commencer à travailler. » La règle de travail numéro un des usines Foxconn est « Ne pas parler, ne pas rire, ne pas manger, ne pas dormir ». Un chef de ligne explique : « Passer plus de dix minutes aux toilettes est puni d’un avertissement oral, le bavardage est sanctionné par un avertissement écrit. » Il existe également un système de points pour récompenser ou sanctionner les salariés. « Je peux par exemple perdre des points si mes ongles sont trop longs. Il suffit d’une seule sanction pour perdre tout son bonus mensuel », témoigne une ouvrière [1].

Les murs des usines Foxconn sont ornés d’affiches reproduisant les citations de Terry Gou, fondateur et principal actionnaire du groupe, Taïwanais multimilliardaire, auteur d’un recueil de maximes « philosophiques » sur le travail telles que : « Un dirigeant doit avoir le courage d’être un dictateur pour le bien commun » ; « Un environnement dur est un bienfait » et « Si les objectifs ne sont pas atteints, le soleil cesse de se lever ». Une salariée interviewée par Jenny Chan raconte : « Un ami était chargé d’insérer des vis dans les smartphones. Un jour, le contrôleur qualité a remarqué qu’il avait oublié une vis. Le chef de ligne lui a alors crié dessus et obligé à recopier trois cents fois une maxime de Terry Gou. » Significativement, celle qu’il a dû recopier était « Croissance, Ton nom est souffrance ».

Terry Gou ne tient pas les employés de Foxconn, pourtant à l’origine de sa fortune, en haute estime. Pour le magazine Forbes, il se fait photographier enlaçant un robot. Assumant publiquement vouloir se débarrasser de ses travailleurs humains le plus vite possible, il a lancé une production massive de foxbots. En 2020, 40 000 robots avaient été déployés sur les différents sites du groupe. Cependant, non seulement la production de robots nécessite elle-même du personnel, mais, comme le rappelle Jenny Chan, « les mains humaines sont flexibles : les ouvriers restent essentiels à la croissance de Foxconn [2] ». Or cette industrie use très vite les salariés. Aussi le principal problème des entreprises d’électronique reste-t-il celui de disposer d’une main-d’œuvre bon marché suffisamment nombreuse et flexible pour honorer les commandes des géants du numérique, comme la production de plusieurs centaines de millions de Playstations ou de smartphones avant les fêtes de fin d’année.

Pour faire face aux pics de production et limiter les coûts, Foxconn emploie notamment de très nombreux stagiaires, à hauteur d’environ 15 % de ses effectifs [3]. Le premier employeur de la République populaire de Chine est en effet en mesure d’imposer des quotas de recrutement aux gouvernements provinciaux, qui les répercutent sur les instituts de formation. Ainsi, quelle que soit la matière étudiée, des classes entières sont contraintes de partir avec leurs enseignants à l’usine Foxconn de leur province pour des durées allant de plusieurs semaines à plusieurs mois. Ces jeunes de seize ans perçoivent le salaire de base, sans protection sociale. En contradiction avec les lois chinoises, ils travaillent plus de huit heures par jour, alternent les postes de nuit et de jour et ne reçoivent aucune formation. « Qu’est-ce que vous croyez qu’on apprend en travaillant sur ces machines plus de dix heures par jour ? s’insurge Zhang Lintong, étudiant en art et stagiaire à Shenzhen, interviewé en 2010. C’est ça, un stage ? Ça n’a aucun rapport avec ce qu’on apprend à l’école. Toute la journée, on répète un ou deux gestes basiques, comme des robots [4]. »

En 2019, Tang Mingfang, contrôleur qualité à l’usine Foxconn de Hengyang, qui produit les Kindle et les enceintes connectées « Echo » d’Amazon, a dénoncé publiquement le travail illégal des stagiaires et des intérimaires du site, où des adolescents peuvent subir des sévices physiques. Ses révélations ont provoqué une enquête de l’ONG China Labor Watch, qui a confirmé ses déclarations, déclenchant un contrôle du site par Amazon. Quelques jours plus tard, Tang Mingfang a été arrêté et torturé par la police. En juillet 2020, après un an de détention préventive, il a été condamné à deux ans de prison pour violation du secret des affaires. Au cours de la procédure, Foxconn a exigé de son employé, au titre de « pertes causées par la violation du secret des affaires », le remboursement des 200 000 euros que lui a coûté le remplacement des stagiaires par des ouvriers embauchés dans des conditions légales. En janvier 2022, dans sa lettre ouverte à Jeff Bezos, Tang Mingfang lui demande de reconnaître son statut de lanceur d’alerte et de l’aider dans son recours en justice : « Vous avez dit un jour : “Nous avons besoin de gens qui se battent jusqu’au bout pour leurs idées.” Même si la distance qui nous sépare est plus grande que la distance de la Terre à l’Espace, j’ai cherché à suivre cette voie, mais quand j’ai eu le courage d’alerter sur les problèmes de mon usine, je n’ai récolté que de l’injustice. En tant que PDG d’Amazon, principal donneur d’ordre de Foxconn Hengyang, qu’est-ce que cela vous inspire ? [5] »

On dirait l’Enfer et le Paradis. Sous le soleil de Californie, à Mountain View, campus de Google, on se réunit dans une piscine à balles pour favoriser les brainstormings. À la disposition des employés nuit et jour, des salles de gym rapportent sept dollars par demi-heure à celles et ceux qui y passent. Le salaire médian avoisine les 100 000 dollars par an. Le site compte une trentaine de restaurants, tous gratuits. « Le chou frisé est à l’honneur », écrit un critique gastronomique de la baie en visite dans l’établissement du chef Hillary Bergh. « C’est la base chromatique des beignets maïs, noix de pécan et courges de la ferme bio Baia Nicchia. Leur saveur est sucrée et terreuse, avec une surprenante note de lavande. Le poisson, tout juste pêché dans la Half Moon Bay, est ce qu’on trouve de plus frais localement à l’exception du crabe Dungeness. […] Au dessert, barres de pécan – légères et délicieuses à point, avec une subtile nuance d’érable et sans gluten, grâce à la farine de pois chiche. Pour les pauses, les bâtiments disposent de nombreuses “mini-cuisines” regorgeant de fruits, de snacks aux fèves de soja japonaises, de chips à la banane et de carrés de chocolat noir Tcho concoctés par les petits artisans chocolatiers de San Francisco. Pour les besoins de café, il y a toujours un barman professionnel à proximité [6]. »

Quant au parc édénique qui sert de siège à Facebook, il est connu pour ses « vélos communautaires » en libre accès et ses magasins de bonbons gratuits. De son côté, Sony offre des congés payés illimités à ses salariés. Et les employés d’Amazon peuvent emmener leurs animaux de compagnie au bureau pour s’y sentir un peu plus chez eux. Enfin, Apple met à la disposition de ses salariés un centre de bien-être avec médecins, diététiciens et acupuncteurs. Toutefois, les témoignages de ses ingénieurs révèlent que leur principal motif de satisfaction tient au sens même de leur travail : « Le sentiment de fabriquer un monde meilleur grâce à la technologie [7]. »

À quel point ce sentiment est-il redevable du savant jeu d’ombre et de lumière que permet la division mondiale du travail ? Les ingénieurs des GAFAM pourraient-ils se mirer dans le reflet angélique de leur activité si la chaîne de valeur du numérique était présente à leur conscience ? Les jeunes générations se rêveraient-elles autant en Bill Gates ou en Steve Jobs s’il allait de soi que leurs fortunes reposent moins sur une inventivité visionnaire que sur la destruction de la vie de millions de travailleuses et de travailleurs plongés dans l’enfer du taylorisme ? Telle est l’évidence que nous rappellent les histoires de Foxconn : le capitalisme numérique est fondé sur une fantasmagorie. Son succès financier repose sur la main-d’œuvre asservie et intoxiquée de la production d’électronique et son succès idéologique sur l’occultation de cette réalité.

(À suivre…)

Celia Izoard

Extrait de la première partie de sa postface à Xu Lizhi, Jenny Chan & Yang, La machine est ton seigneur et ton maître, à paraître le 4 mai 2022

Notes