Au jour le jour

Les petites différences [LettrInfo 23-XX]

Inutile de passer plus d’une frontière française pour voir que « quelque chose ne tourne pas rond dans ce pays », comme dit le masque de Guy Fawkes à propos d’un autre. Ces temps-ci, il suffit de revenir de Bruxelles en train pour que nous sautent aux yeux les fameuses « petites différences » qui rendent l’Europe si « drôle » aux yeux des mafieux de comédie…

Ce séjour se déroulait déjà sous le signe des « petites différences ». En l’occurrence, voir comment s’en sort le Parti des travailleurs de Belgique – dont on s’apprête à publier le livre d’un de leurs élus fédéraux, Peter Mertens, qui cherche une réponse au « basculement de notre monde » et la trouve dans les Mutineries. Nous reviendrons plus tard sur ce PTB, « en forte progression depuis une dizaine d’années, qui détonne dans le paysage de la gauche radicale européenne ». Parce qu’il est bien loin le temps où notre gauche essayait, et qu’on s’impatiente à attendre qu’elle s’en donner de nouveau vraiment les moyens.

Tout voyageur descendant à Paris gare du Nord d’un wagon qu’il a pris outre-Quiévrain devrait être saisi par les « petites différences » entre les polices ferroviaires belge et française. Après avoir croisé une heure plus tôt les premiers, en uniforme rouge, déambulant ou devisant sur les quais et donnant l’image d’un voyage sans soucis, les rangs de gros bras gainés dans leurs uniformes noirs, dopés aux stéroïdes et armés jusqu’aux dents, sont à peu près aussi rassurants que des sections d’assaut. Pour peu qu’ensuite on ait la malchance de croiser dans le métro un bataillon de leurs alter égo de la RATP, et nous voilà prêts à absorber le fil hystérique d’une chaînencontinu avant de subir le pilonnage du JT de 20 heures.

« C’est la guerre, c’est le journal », écrit Karl Kraus entre Les Derniers Jours de l’humanité et Troisième nuit de Walpurgis — c’est-à-dire entre 14-18 et 39-45. Un siècle plus tard, les guerres sont moins longues et les entre-deux-guerres bien plus courts – quand il y en a. Mais « la guerre n’est [toujours] que la continuation de la politique par d’autres moyens ». Notamment médiatiques. Car « l’opinion, ça se travaille », en temps de guerre comme en temps de paix. Temps d’ailleurs de plus en plus difficiles à différencier par les vertus de l’information mondialisée en flux tendu. Pas de répit !

Guerres, terreur, épidémies. Confinements, répression, bombardements. Épidémies, terreur, guerres. Bombardements, répression, confinements. Un cycle parfait. Parfaitement anxiogène. De quoi perdre tout sens commun. Les médias de masse n’en étaient encore qu’à leurs débuts, dont Kraus diagnostiquait déjà les effets : d’abord la disparition presque totale de l’expérience vécue proprement dite ; ensuite la paresse, puis la paralysie complète de l’imagination ; enfin, l’absence de toute réaction. Informés de tout à peu près instantanément, on perd toute sensibilité[1].

Avec pour effet, chez certains, la peur et l’irrépressible appel à une version de l’ordre peu compatible avec les libertés fondamentales : un État qu’en référence au régime de lois scélérates instauré par Cazeneuve & Castaner on pourrait surnommer « Cacanie ». Chez les autres, celles et ceux qui en ont encore les moyens, le repli dans la consommation et la distraction – en attendant que ça passe.

Pourquoi ce tissage de « petits faits vrais », d’analyses et de références ? Parce qu’on persévère à penser que ces livres offrent la meilleure réponse à la panique : chercher à comprendre. Et en tirer des conséquences. C’est notre conception du métier d’éditeur, qui n’est pas un commerce de goodies.


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Sur la gauche et le pouvoir, lire :
— « Les chemins d’une victoire pour la gauche (I) Rien sans le bloc social populaire au centre de sa stratégie », Serge Halimi, Au jour le jour, juin 2019

Sur l’actualité de Karl Kraus, lire :
— « C’est la guerre — c’est le journal », Jacques Bouveresse, Au jour le jour, novembre 2023

— « Hommage à Jacques Bouveresse. Lettre d’un internaute à l'auteur d’une lettre à l’éditeur de la Fackel », Gérard Noiriel, Au jour le jour, mai 2023

Notes