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Sans indépendance financière, pas de liberté de la presse

Il n’est pas ici question de constituer la critique anticapitaliste des médias, c’est-à-dire celle qui vise à affranchir l’information du capitalisme, comme un objet destiné à être analysé froidement. Plusieurs études, historiques ou sociologiques, l’ont déjà intégrée à des réflexions plus larges, qui dépassent de loin l’objectif plus modeste de cet ouvrage. Lequel repose sur la volonté de poser les jalons d’une histoire quelque peu oubliée, y compris dans les rangs d’une gauche pourtant héritière de ces combats.

La liberté de la presse a ceci de commun avec la République qu’elle est aujourd’hui défendue par à peu près tout le monde, y compris les forces politiques qui ont le plus férocement ferraillé contre elle dans un passé pas si lointain. Les chœurs indignés de ses défenseurs sont toujours prêts à se reformer lorsque le terrorisme frappe la profession ou que des journalistes se font copieusement huer ou violenter par des manifestants. Les rangs des vigies de la démocratie s’éclaircissent un peu lorsque les coups viennent de la police ou qu’un ministre dénie la qualité de journalistes aux auteurs de publications qui lui déplaisent. Mais, dans l’ensemble, la liberté de la presse, consacrée en France par la loi du 29 juillet 1881, apparaît comme un bien précieux à protéger, une conquête toujours menacée par les abus de pouvoir et le fanatisme.

Les avocats de la critique de la presse, eux, sont beaucoup moins nombreux. Passe encore de flétrir l’autoritarisme d’un magnat des médias se sentant tout-puissant ou de froncer les sourcils en agitant l’index lorsqu’une fausse nouvelle est détectée. Mais au-delà, le terrain devient glissant. Suggérer, par exemple, que la liberté de la presse n’est pas totalement effective tant que les médias restent accaparés par une minorité fortunée suscitera assez rapidement des regards suspicieux : n’y aurait-il pas là les prémices d’un raisonnement complotiste ? susceptible d’alimenter un ressentiment irrationnel contre les professionnels de l’information ? « Où s’arrête la critique des médias et où commence la haine ? », s’interrogeait-on sur France Culture, en novembre 2018, en réaction aux agressions subies par des journalistes pendant le mouvement des gilets jaunes – comme si la différence entre «critique » et « haine » n’était qu’une question de degré et non de nature.

L’hostilité de la rue à l’égard des grands organes d’information a nourri les inquiétudes et suscité un nouvel intérêt pour la question. Plus encore qu’hier, la critique radicale des médias (au sens d’une critique s’attaquant à la racine économique et sociale des problèmes identifiés) a peu de chances de ne pas être amalgamée avec des discours extrémistes, qui ont trouvé dans les réseaux sociaux une pépinière parfaitement adaptée.

D’un point de vue historique, cette situation est relativement récente. Longtemps, la lutte pour une presse totalement libre, affranchie de l’État mais aussi de l’argent, a été une évidence pour le camp progressiste. Et critiquer parfois violemment les journaux bourgeois, voire se battre contre eux, n’était pas jugé incompatible avec la liberté de la presse : au contraire, c’est au nom de cette dernière que ces combats étaient menés. Depuis les premières résistances aux journaux mercantiles des années 1830 jusqu’à la guérilla contre les grands groupes multimédias contemporains, en passant par les multiples coups portés aux barons de la presse par le mouvement ouvrier des XIXe et XXe siècles, les combats pour une information libre se sont aussi déroulés sur le terrain économique. Loin de se réduire à des querelles de juristes et de députés armés de grandes théories politiques, ils ont aussi mobilisé tous ceux qui estimaient qu’un principe n’a pas de valeur tant que les conditions matérielles de sa concrétisation ne sont pas réunies. Parmi eux, aux côtés de quelques grandes plumes, ont œuvré une foule de militants anonymes et de simples travailleurs qui, ne supportant plus d’entendre leur patron en lisant le journal, ont conclu qu’ils devaient arracher les moyens d’information des mains de leurs exploiteurs.

Contrairement au versant libéral de la conquête politique de liberté de la presse, peuplé de gouvernants autoritaires finalement vaincus par des esprits rebelles, son versant anticapitaliste est rarement rappelé. Probablement pour ne pas troubler le récit rassurant d’une lutte finalement victorieuse dont on peut se contenter de parler au passé. Et sûrement, aussi, parce que ceux contre qui ces combats oubliés ont été menés sont encore à la tête des grands organes d’information aujourd’hui. Ainsi, a pu s’imposer le récit dans lequel les médias accèdent à la liberté en faisant uniquement reculer l’État : en 1881, en 1974 lors du démantèlement de l’ORTF, dans les années 1980 par la libéralisation et la privatisation de l’audiovisuel, etc. Dans cette histoire, la liberté de la presse se réduit à celle de ses patrons. Et la distinction, voire l’opposition entre ces deux éléments, pourtant évidente à gauche pendant des décennies, a rejoint peu à peu le cimetière des idées dépassées, frappées en outre du sceau du soupçon : pourquoi vouloir transformer un système dans lequel les entreprises médiatiques sont libres si ce n’est par aversion pour la liberté ? Une fois ce postulat admis, la séparation va de soi entre une critique légitime et une autre qui ne le serait pas : la ligne de démarcation sera tracée de telle manière que la critique de la propriété privée des moyens d’information et de leur exploitation à des fins lucratives soit inacceptable.

À l’heure des amalgames faciles, rappeler que la lutte pour la liberté de la presse a longtemps aussi remis en cause, parfois avec fracas, le pouvoir de ses propriétaires, n’est pas inutile. Car à trop attribuer aux seuls libéraux les acquis de ce combat, on en oublierait presque que ce dernier avait partie liée avec la lutte des classes. Contre la « presse bourgeoise » possédée par ceux qui cherchent à s’enrichir encore davantage grâce à elle, des intellectuels, des journalistes, des politiciens, des syndicalistes et une infinité de militants dont l’histoire n’a pas retenu le nom ont écrit, débattu, fait grève, imaginé d’autres manières plus démocratiques de produire de l’information. La concentration actuelle des grands médias entre les mains d’une poignée de grandes fortunes suffit pour évaluer les limites de leurs mobilisations. Mais ces dernières n’en ont pas moins marqué l’histoire de la presse en amenant sur le terrain économique un combat loin d’être terminé.

Dominique Pinsolle

Extrait de l’introduction à son livre À bas la presse bourgeoise ! , en librairie le 4 novembre.