Au jour le jour

Une histoire de l’espace public médiatique de l’imprimerie à Internet

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’industrie informatique reste associée à la technocratie. Pour beaucoup, l’ordinateur évoque encore les dystopies de George Orwell ou Philip K. Dick – celles d’un monde froid, gouverné par des machines. Pourtant, un grand renversement est en train de s’opérer dans les pays industrialisés. Exit l’image froide et « corporate » d’IBM, la grande multinationale qui vend ses immenses systèmes informatiques aux bureaucraties publiques et privées. Place aux couleurs et à l’exubérance.

Depuis les années 1960, des informaticiens humanistes imbus de contre-culture s’évertuent à mettre enfin ces machines high-tech au service des individus, de la communication, du partage de savoirs. Et, grâce aux transfuges qui se lancent alors dans ces marchés en plein essor, l’informatique personnelle est en passe de se démocratiser. Une grave récession vient d’ébranler l’économie mondiale, mais ces nouvelles machines augurent d’un futur post-industriel où la richesse résidera désormais dans la créativité humaine et la libre circulation des connaissances. L’ordinateur était un instrument d’oppression. Il se mue en outil de libération.

En ce début d’année, aux États-Unis, l’entreprise Apple et ses patrons hippies ont décidé de sortir le grand jeu en s’offrant un spot publicitaire à près d’un million de dollars, diffusé lors de la mi-temps du Superbowl. La réalisation a été confiée à Ridley Scott, qui vient de sortir le blockbuster Blade Runner. Ce spot d’Apple va marquer l’histoire de la publicité. On y voit une lanceuse de marteau poursuivie par des policiers s’élancer au milieu d’hommes-zombies tournés vers le gigantesque écran sur lequel apparaît Big Brother, le dictateur de 1984, le fameux livre d’Orwell. Parvenue au bout de sa course, l’athlète lâche sa masse, qui virevolte dans les airs avant de venir se fracasser contre le « télécran ». Un rayon de lumière illumine alors la masse d’hommes assis, qui semblent enfin sortir de leur torpeur. À la fin du film, Apple nous fait cette promesse : grâce à leur nouveau micro-ordinateur – le Macintosh, dont le lancement est imminent –, « 1984 ne sera pas comme 1984 » ; l’année qui s’ouvre sera celle d’une révolution démocratique, et la dystopie orwellienne renvoyée aux poubelles de l’histoire.

Alors que les grands acteurs du monde des télécoms lancent les premiers réseaux informatiques « grand public » et que des groupes hackers se livrent déjà à des appropriations subversives, une autre révolution se prépare : Internet. Le protocole TCP/IP, sa principale brique technique, vient tout juste d’être publié. Il dessine le projet d’un réseau mondial, acentré, échappant à toute autorité de contrôle. En cette année 1984, l’écrivain de science-fiction William Gibson, inventeur du terme de « cyberespace », accorde une interview au Financial Times. Il se dit fasciné par Internet, un « objet étrange » : « Il ne rapporte pas d’argent. Il est transnational, au-delà de tout contrôle. » Pour lui, Internet constitue « le grand événement anarchiste ».

L’« utopie Internet » était en marche, scellant le projet politique d’un réseau de communication vécu à distance des États et d’un capitalisme prédateur ; une technologie proprement révolutionnaire, allant dans le sens de l’émancipation. Pour une génération entière, Internet s’est ainsi donné à penser comme une force historique capable de démocratiser la liberté d’expression, de promouvoir la transparence des institutions, de s’édifier en bibliothèque universelle, de devenir un lieu d’échange de connaissances et de créativité à une échelle sans précédent. Il devait permettre l’émergence d’une multiplicité de médias alternatifs et battre en brèche l’hégémonie des grands médias alliés au pouvoir politique. Il transformerait durablement les rapports de force au sein de l’espace public, de défense ou de critique du pouvoir, de circulation des connaissances ; ce par quoi nous tâchons de donner un sens au monde dans lequel nous vivons, d’articuler une vision de ce qu’il pourrait ou devrait devenir, et dont l’histoire est indissociablement liée à celle de la démocratie.

Pourtant, ce projet émancipateur a été tenu en échec. Voilà des décennies que ce gigantesque réseau de communication transforme nos sociétés, et l’horizon démocratique est mis en cause de toute part. Les libertés traditionnellement attachées à l’espace public – au premier rang desquelles la liberté d’expression – ont essuyé ces dernières années des reculs historiques. L’état d’exception s’impose à travers une succession de crises dont on ne voit pas la fin, et sévit aussi sur Internet. L’existence de ce réseau n’a, de toute évidence, pas remis en cause la domination des oligopoles du capitalisme informationnel sur l’espace public. Quant à l’image du hacker et au discours sur les libertés qui lui est associé, ils sont à leur tour cooptés pour justifier la « startupisation » de l’économie, la précarisation du travail, la privatisation du savoir. Enfin, au lieu de la « verdisation » promise dans les années 1990, le numérique en vient à constituer un coût écologique colossal. Au point où il est raisonnable de penser qu’il aurait été préférable que jamais l’ordinateur ne fut inventé.

L’explication n’est évidemment pas univoque, mais il me semble qu’une partie de la réponse tient aux dangers qui guettent tout projet utopique. Certes, l’utopie peut être une véritable force en ce qu’elle engage à un agir politique. Elle met en mouvement au même titre que la colère ou l’indignation, mais de manière positive ; pour quelque chose plutôt que contre. Au lieu de ressasser un présent ou un futur qu’il faudrait conjurer coûte que coûte, elle offre un horizon désirable, réunit les gens autour d’un espoir partagé. Pourtant, l’utopie politique peut aussi être source de vulnérabilité dès lors qu’elle donne une confiance excessive en ses chances de victoire, ou qu’elle contribue à créer des angles morts dans l’analyse d’une situation.

En l’occurrence, Internet – un système sociotechnique éminemment complexe et pluriel – a été bien trop souvent essentialisé, réduit à une force téléologique allant dans le sens du « progrès », en particulier chez de nombreux intellectuels ayant influencé les représentations à son endroit. Si ces discours ont été aussi influents, c’est que cette « rhétorique du sublime technologique » renvoie en réalité à un trait majeur de notre civilisation, à savoir le rapport de fascination qu’elle entretient avec la technologie. Nous baignons en effet dans une idéologie sans cesse rebattue depuis le XIXe siècle qui postule que « le progrès des machines est un progrès vers la liberté, vers l’égalité, vers la concorde [1]  ». Un biais qui explique sans doute pourquoi les discours technophiles ont pu à ce point imprégner les mouvements militants associés à Internet, et pourquoi en dépit d’inquiétudes croissantes ils demeurent aujourd’hui encore dominants dans la manière de penser le numérique et ses vagues d’innovations successives.

En proposant une contre-histoire d’Internet centrée sur la figure de l’État et ses stratégies multiséculaires de contrôle de l’espace public, ce livre veut participer à la sortie de ces impasses et affronter ces contradictions. Replacer l’État au centre de l’analyse politique d’Internet est une manière de prendre au sérieux cette entité presque indéfinissable et pourtant omniprésente de la politique moderne. L’État a été une figure à la fois honnie et moquée par les pionniers de l’Internet. Honnie parce que, d’emblée, Internet a fait peur aux garants de l’ordre des lois, suscitant des réactions brutales et autoritaires. Moquée, car pendant longtemps, les remèdes envisagés pour restaurer l’empire étatique sur les flux numériques semblaient frappés du sceau de l’ignorance technique et de l’irrespect du droit.

Or, si l’utopie Internet a aujourd’hui du plomb dans l’aile, si les dystopies qui semblaient l’apanage de la littérature de science-fiction paraissent prendre corps sous nos yeux, ce n’est pas seulement parce qu’Internet est aux avant-postes des mutations du capitalisme contemporain. C’est aussi parce que, face à la crise induite par cette technologie, l’État aura finalement réussi à « passer l’épreuve », en rétablissant des formes efficaces de contrôle des communications. Ce faisant, il parfait aussi l’usage d’une machine informatique toujours plus puissante dans les dispositifs de contrôle social.

Pour penser l’État, l’analyse proposée dans ce livre s’inspire aussi des travaux de Foucault. Pour ce dernier, l’État n’est pas un bloc institutionnel en surplomb de la société et séparé d’elle – même si l’on ne peut sans doute jamais totalement échapper à cet usage courant du terme. L’État est d’abord et avant tout un type de rationalité. C’est la fameuse « raison d’État » qui prend forme à partir du XVIe siècle et qui repose sur cette idée radicale que l’État constitue sa propre fin. Il n’est pas un instrument au service de la loi divine ni du « bien commun », mais est principalement régi par l’objectif de son propre renforcement. Pour garantir et accroître sa puissance, les catégories d’acteurs qui président aux institutions étatiques vont donc devoir s’allier à des groupes divers, faire circuler cette rationalité, organiser les ressources et gouverner la population de sorte que celle-ci puisse être la plus active, la plus productive possible, afin de générer un maximum de richesses. C’est dans cet objectif que les théoriciens de la raison d’État vont élaborer des « arts de gouverner » reposant sur un ensemble de stratégies, de techniques et de pratiques propres à différents domaines, par exemple les techniques de communication ou le système de santé – ensemble qui relève de ce qu’on appellera à partir du XVIIe siècle les activités de police.

En tant que dispositif au travers duquel l’État tente de stabiliser les rapports de force et de domination, l’espace public constitue donc un dispositif de pouvoir. On peut même dire qu’il est un « méta-dispositif » puisque, en gouvernant l’ordre des discours et des connaissances dans l’ensemble du monde social, il influence les processus communicationnels de tous les autres dispositifs de pouvoir – par exemple ceux analysés par Foucault dans ses travaux, comme la prison ou l’hôpital psychiatrique. Ainsi, pour faire fonctionner l’espace public à son profit, l’État moderne a très tôt déployé cinq stratégies majeures qui forment la police de l’espace public : la censure, la surveillance, le secret, la propagande, et enfin la centralisation des technologies de communication. Formalisées dans le giron de l’État moderne au XVIe siècle, ces stratégies ont depuis été sans cesse reconfigurées au gré des grandes évolutions politiques et technologiques, mais aussi des formes de résistance opposées à l’État par des groupes contestataires.

Depuis la fin des années 2000, j’ai participé, avec bien d’autres, à une opposition de droit destinée à préserver le potentiel émancipateur d’Internet, en défendant la légalité de certains modes d’action politique novateurs permis par ce réseau qui, même s’il est bien plus que cela, demeure une forme d’espace public médiatique, et en invoquant les libertés publiques contre les politiques de contrôle promues par les États. Or, si nous avons remporté quelques victoires, je crois que nous avons non seulement collectivement échoué, mais aussi parfois péché par orgueil et naïveté, bercés que nous étions par l’« utopie Internet ». Ces repentirs pourront paraître dans l’air du temps, une manière de suivre les courants dominants alors que, dans les discours intellectuels et militants, le projet d’un Internet émancipateur passe déjà pour une sorte de vieillerie. Il ne s’agit pourtant pas tant de battre sa coulpe que d’identifier des erreurs et d’éviter de les reproduire. Car on n’échappe pas au présent. Après un demi-siècle d’informatisation du monde, on pourrait continuer à recycler, sans plus trop y croire, les mêmes discours et les mêmes recettes pour éviter que l’informatique ne nuise aux libertés. Sauf qu’en attendant, nous perdons l’essentiel des batailles. Pendant ce temps, les nuages s’amoncellent.

À travers ce livre, j’ai voulu réaliser une sorte de droit d’inventaire, avec l’espoir que cela puisse informer les débats urgents et nécessaires quant aux stratégies politiques à tenir face à la prolifération de l’informatique et à la reprise en main d’Internet. Car la modeste contribution théorique de cet ouvrage consiste à éclairer l’histoire de l’espace public médiatique en remettant en cause l’idée d’un progrès linéaire du libéralisme qui caractérise l’histoire dominante des médias.

Félix Tréguer

Extrait de l'introduction à son livre, Contre-histoire d’Internet. Du XVe siècle à nos jours, qui vient de paraître.

Notes
  • 1.

    François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2016, p. 129.