Au jour le jour

Vous avez dit « occupation » ?

Il y a deux façons d’occuper un espace : physiquement ou symboliquement. Les deux façons peuvent se combiner et se renforcer mutuellement, dans la plupart des cas…

Ce qui les différencie l’une de l’autre, c’est que l’occupation physique implique la présence objective de l’occupant, sous la forme perceptible d’un corps (quelque chose ou quelqu’un). Les classiques utilisaient un terme qui faisait image, celui d’« étendue », pour exprimer cette idée que l’objet considéré occupait physiquement la place disponible dans un espace donné. Ainsi Descartes opposait-il l’« étendue » variable d’un bâton de cire en train de fondre, à l’« idée » de cire, indépendante des variations de température.

Un lieu déterminé, de dimension finie, ne pouvant contenir une quantité infinie d’objets étendus, il s’ensuit que toute occupation physique risque d’y entraîner des heurts entre anciens et nouveaux occupants, quelle que soit la légitimité de leurs prétentions respectives à occuper le terrain.

À l’inverse, l’occupation symbolique n’implique pas la présence physique de l’occupant. Elle n’a besoin que de la production de signes faisant référence à son existence (censément connue par ailleurs), et plus précisément de signes qui symbolisent son pouvoir (idées, images, slogans, représentations emblématiques diverses).

Comme leur nom l’indique, les signes symboliques s’adressent essentiellement à la capacité mentale humaine de donner du sens aux choses et d’interpréter tout ce qui se passe. Ce qui veut dire qu’une occupation symbolique est essentiellement une occupation de la subjectivité, une mobilisation de l’entendement et de la sensibilité. Le seul espace occupé véritablement, c’est le for intérieur.

L’actualité nous fournit une excellente illustration de cette opposition entre les deux types d’occupation et aussi – ce qui n’est pas moins intéressant – de la perception qu’en ont nos doxosophes médiatiques et du traitement intellectuel très différent qu’ils leur accordent : le conflit russo-ukrainien.

En l’occurrence, le fait qu’il se soit produit un commencement d’occupation physique (du territoire ukrainien par des troupes russes) est, quoi qu’on en pense sur le plan des valeurs, d’une indiscutable factualité. Les uns crient à l’agression criminelle, les autres à la légitime défense, mais je n’entrerai pas pour le moment dans ce débat, même s’il n’est pas dépourvu de sens.

L’intérêt de l’événement me paraît se situer ailleurs, dans l’ensemble quasi parfait avec lequel le parti américain, qui a depuis longtemps achevé de coloniser la majeure partie des esprits occidentaux en soutien à l’impérialisme états-unien, a une fois de plus réussi à lancer sa machine à formater l’opinion.

La chose, quoique familière désormais, n’en mérite pas moins réflexion : voilà que, soudainement, des millions d’européens, qui pour la plupart n’avaient, en dehors de clichés poussiéreux, aucune idée bien précise de la Russie, de l’Ukraine, de leur passé, de leur présent ou de leur devenir, voilà qu’ils sont sommés, non pas seulement de se former une opinion sur le conflit, mais de s’aligner sur les positions de la puissance capitaliste américaine.

Celle-ci, on le sait bien – « America First » – n’a pas d’autre souci, en tous lieux et en toutes circonstances, que de préserver son leadership politico-économique sur la planète et de tailler des croupières à ses éventuels concurrents, dont les principaux sont la Russie et la Chine.

À cet égard, la guerre froide n’a pas cessé avec la chute du régime soviétique. Loin s’en faut. La mise en scène planétaire de leur mission rédemptrice a toujours obligé les États-Unis à disposer d’un ennemi satanique à stigmatiser sans relâche pour faire oublier leurs propres turpitudes. Aussi la tanière du grand méchant Loup est-elle restée, aux yeux de Wall Street et du Pentagone, invariablement située au Kremlin. Si les stratèges de Washington pouvaient installer leurs premières lignes de défense sur la place Rouge, à Moscou, ils n’hésiteraient pas un instant. À défaut, ils cherchent à installer leur tête de pont atlantique en Ukraine, à la frontière même de la Russie.

Mais pour y parvenir, il fallait l’assentiment d’une partie au moins du peuple ukrainien. C’est ce que les Américains se sont employés à obtenir, non sans un certain succès, grâce aux contradictions internes du nationalisme ukrainien et avec le soutien intéressé de leurs alliés européens, qui leur servent d’appât miroitant dans la nasse de l’OTAN. Ils ont poursuivi ainsi la stratégie douce qui leur a permis de se constituer, en moins d’un siècle, un empire-marché mondial fonctionnant, quand besoin est, à la violence, mais de préférence à la séduction par le mode de vie, c’est-à-dire à la fascination de toutes les petites bourgeoisies de la planète pour la forme la plus sordide, mais aussi la plus immédiatement excitante du matérialisme, celui de la société de consommation.

Le mode de vie présente l’immense avantage, bien connu depuis l’écuelle de lentilles que Jacob vendit à son frère affamé Esaü contre son droit d’aînesse, d’extorquer, avec son accord, à quelqu’un momentanément dans le besoin, un immense avantage sans commune mesure avec sa banale contre-partie matérielle.

C’est ainsi que les nations européennes ou asiatiques dévastées par la Seconde Guerre mondiale sont devenues les vassales soumises de leur suzerain américain. De sorte qu’on a pu dire que les pays européens ou asiatiques, en adoptant le style de vie américain, avaient « vendu leur âme » à un nouvel occupant.

Dire cela en ces termes, est une façon peut-être un peu roide de s’exprimer mais non dépourvue de justesse si on veut dire par là que les alliés des États-Unis sont tombés dans un état d’aliénation à peu près totale, à force d’émulation dans l’imitation servile du modèle américain. Ce rapport de soumission rendrait impensable aujourd’hui une politique gaullienne de souveraineté ; il stérilise tout effort d’indépendance nationale et a transformé la France (et les autres pays) en Japon ou en Corée du Sud du continent européen.

C’est cet agenouillement systématique devant la puissance des intérêts américains, même les moins recommandables, que vient une fois de plus de mettre en relief l’empressement des alliés occidentaux à suivre les États-Unis et même à en rajouter dans l’affaire ukrainienne, comme si ces gouvernements occidentaux qui, depuis des décennies, n’ont cessé de prêter aveuglément la main à toutes les entreprises de destruction de la planète, de creuser des inégalités insurmontables au bénéfice des plus riches, d’installer des enfers sur Terre, d’exterminer des ethnies et des espèces, de liquéfier des banquises, de raser des forêts vierges, de désertifier des continents et de plastifier des mers, de bafouer leurs propres règles démocratiques, d’instaurer un éco-fascisme, de mentir, tromper, polluer, souiller, empoisonner, piller et gaspiller de toutes les façons, étaient si peu que ce soit qualifiés pour donner des leçons de liberté, d’humanité et de probité à qui que ce soit dans le monde.

Décidément, si l’Ukraine est le lieu d’une occupation physique indéniable et condamnable, que dire des sociétés européennes colonisées par les États-Unis ? Elles sont devenues le siège d’une occupation symbolique qui a fait de nos populations et de leurs élites des légions de Babbitt, c’est-à-dire une réplique du midwest américain. Cette occupation est aussi terrible voire plus que l’autre : elle adultère notre âme, offusque notre entendement, fait de nous des peuples-zombies et nous dérobe en définitive notre identité mais bizarrement, elle suscite beaucoup moins de réprobation dans nos vertueux médias, sans doute grands amateurs de lentilles et fiers de manger à la gamelle atlantique.

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance en avril 2022.

Du même auteur, derniers livres parus, les rééditions de son Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre Bourdieu et de son Petit-Bourgeois gentilhomme (Agone, 2021 et 2020).