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Le démon de Karl Kraus et le philosophe du Collège de France (1) Sur Jacques Bouveresse

Un auteur meurt deux fois, lorsque son cœur cesse de battre et lorsque ses livres ne sont plus lus. Non seulement Karl Kraus, dont le cœur a cessé de battre le 12 juillet 1936 à l’âge de soixante-quatre ans, n’a pas connu cette seconde mort, mais il se pourrait que son œuvre – tirée pour l’essentiel de l’actualité, et même la plupart du temps de l’actualité la plus immédiate, souvent autrichienne, voire viennoise, et parue essentiellement dans une revue qu’il a fini par rédiger seul, Die Fackel – ait vu son public et son influence augmentés depuis…

« Mes lecteurs, affirmait Kraus (cite Bouveresse), croient que j’écris pour le jour parce que j’écris à partir du jour. Je dois donc attendre que les choses dont je m’occupe aient pris de l’âge. À ce moment-là, elles recevront peut-être une actualité. » Voilà une espérance aussi peu dépourvue d’assurance que son auteur, qui donna sept cents conférences publiques où se pressait le tout-Vienne artistique – et dont une remarque de son compatriote et contemporain Robert Musil donne une indication de l’influence qu’il eut de son vivant : « Il y a deux choses contre lesquelles on ne peut pas lutter parce qu’elles sont trop longues, trop grosses et sans queue ni tête : Karl Kraus et la psychanalyse. » [1]

Un siècle plus tard, l’éditeur de la version numérique intégrale de la Fackel confirme, rapporte Bouveresse, que l’espérance de Kraus est devenue une réalité, son œuvre n’ayant « jamais été aussi complète, aussi susceptible d’être appréhendée simultanément dans son étendue gigantesque qu’aujourd’hui » : deux réimpressions de l’édition originale en vingt volumes, des traductions d’essais choisis en anglais, en français et en italien publiées à côté de transpositions en tchèque, en hongrois et en japonais… Ce bilan s’est encore amélioré avec la parution en France d’une nouvelle série d’essais sur Kraus et de la traduction de ses deux principaux livres : Troisième nuit de Walpurgis et Les Derniers Jours de l’humanité.

Que cette heureuse postérité en français ne puisse être dissociée de Jacques Bouveresse ne va pas de soi ; voire, pour ceux qui connaissent, de loin, vaguement, de réputation, le satiriste et le philosophe, l’association pourrait sembler contre nature. Ce qui n’a pas échappé à Jean-Jacques Rosat lorsqu’il a demandé au second ce qui l’avait attiré chez le premier, défini comme un « personnage complexe, ambigu pour le moins : juge unique et solitaire ; grand imprécateur, réactionnaire à bien des égards, et sûrement pas rationaliste » [2]. Une attirance qui dure depuis plus d’un demi-siècle et dont ont résulté plusieurs centaines de pages de commentaires comprenant une part non négligeable de traductions inédites, sans compter les conférences que le philosophe a données sur le satiriste.

Pour compléter la « complexité » et l’« ambiguïté pour le moins » de Kraus, disons que ce critique impitoyable de la société du spectacle était lui-même un homme de spectacle ; que ce dictateur intellectuel aux penchants aristocratiques était assez immodeste pour recevoir les honneurs (y compris de ses alliés) avec condescendance ; que cette personnalité très peu démocrate et encore moins libérale, d’un élitisme sans concessions, en particulier dans l’usage de la langue (allemande), ne cachait pas ses sympathies pour la Vienne rouge et spécialement pour l’auditoire ouvrier de ses lectures publiques.

Au plan intellectuel, antimoderne et antirationaliste, tenté par le mysticisme (en particulier linguistique), il fut un critique radical des Lumières et du progrès, mais aussi un écologiste exalté (très) avant l’heure ; traditionaliste et conservateur affirmé, il s’est battu contre une législation pénale et un système judiciaire archaïques (en défense des prostituées et pour la liberté des homosexuels).

Au plan politique, ce membre éminent de la bourgeoisie juive autrichienne, et loyal sujet de l’empereur jusqu’en 1914, devient l’un des plus farouches opposants à la Première Guerre mondiale, dont il sort républicain ; en plus d’entretenir des liens amicaux avec des communistes, il accepte ensuite la position de « compagnon de route » du parti social-démocrate autrichien, dont il s’éloignera après avoir accusé ses leaders de s’être compromis avec la bourgeoisie, et d’avoir trahi ses militants et réprimé la classe ouvrière ; enfin, au nom du « moindre mal », après s’être rapproché pour un temps du petit parti communiste autrichien, il soutient, contre l’Anschluß et pour résister à l’Allemagne nazie, le régime austro-fasciste du chancelier Dollfuß…

Ultime position paradoxale, dont Karl Kraus fut donc coutumier de son vivant, le fait que son démon visite, de préférence à toute autre intimité, depuis un demi-siècle, le corps et l’âme d’un fils de paysan franc-comtois passé par le séminaire (catholique) puis l’École normale supérieure, devenu Aufklärer sans illusion et réformateur de gauche modéré, personnalité aussi rétive aux honneurs qu’aux feux de la rampe, philosophe rationaliste et titulaire d’une chaire au Collège de France, Jacques Bouveresse [3].

Devant la légitime perplexité de Rosat face à cette situation paradoxale à tous égards, Bouveresse déclare : « La réponse est simple : c’est le Kraus combattant des justes causes » ; puis il fait référence à son ­propre « côté redresseur de torts », qu’il avait déjà dans son enfance, « une aversion instinctive pour la corruption sous toutes ses formes » ; aversion renforcée, lorsqu’il est arrivé en hypokhâgne, à Paris, où il a « très vite été sidéré et révolté par le degré de malhonnêteté et de corruption que peut atteindre le milieu intellectuel et journalistique », dominé par « les conflits d’intérêts, les rapports de pouvoir, la vanité, la superficialité, l’opportunisme, le suivisme, le clientélisme, le cumul, le copinage, etc. ». (Il est remarquable que les sentiments de l’enfant des campagnes réactualisés chez le jeune homme des villes n’aient rien perdu de leur fraîcheur chez le vieux savant après un demi-siècle de carrière universitaire au cœur du Quartier latin.)

En attendant, c’est derrière les murs du lycée Lakanal, à la fin des années 1950, au moment où Bouveresse « découvrait le monde » – en découvrant la normalité de la corruption, au point où « ce sont les gens qui ont encore envie de protester qui ne sont pas normaux » –, que son professeur d’allemand (et futur chef de file malheureux des communistes réformateurs), Pierre Juquin, le livrait au démon de Kraus. Sans défense, Bouveresse avoue qu’il s’est « laissé complètement fasciner par lui [au point] de devenir un krausien presque fanatique, [jugeant] qu’il avait à peu près systématiquement raison ».

Dans une situation qui manquait de neutralité, Rainer Maria Rilke ­mettait Sidonie Nadherny en garde contre l’emprise de Kraus, cite Bouveresse : « Vous êtes en face d’une arme, d’un homme armé, d’un agresseur intellectuel – et la réciprocité naturelle de ce face-à-face n’est féconde qu’aussi longtemps que, d’une manière ou d’une autre, vous vous défendez ; si une amitié résulte de cela, alors cela ne peut être qu’une amitié complètement en armes, afin que les vôtres puissent s’exercer dans cette ­rencontre. » Cette exhortation à la prudence étant adressée à celle qui fut l’amante de Kraus, on ne saurait dire plus clairement la nature du type de relation que celui-ci a imposé et de l’usage qu’on peut en faire : se préparer à la guerre intellectuelle.

Il semble toutefois, prévient Bouveresse, qu’« un bon nombre de ceux qui ont subi l’influence de Kraus se sont rendu compte après coup qu’ils n’avaient pas été suffisamment armés pour résister aux armes qu’il utilisait ». Ce qui n’est pas seulement préjudiciable à l’apprenti – à la conservation de son indépendance intellectuelle et morale – mais aussi à l’efficacité du combat. Ceux qui luttent contre la tyrannie des idées dominantes peuvent perdre autrement qu’en perdant la bataille : en devenant des tyrans eux-mêmes. Aussi le philosophe démocrate qui a survécu à son démon se montre-t-il bien conscient que les armes forgées par le satiriste « ne peuvent être utilisées de façon à la fois juste et efficace que par des gens qui sont capables également de leur opposer celles qu’ils possèdent eux-mêmes ». Autrement dit être soi-même armé, et même bien armé, pour anticiper les dommages potentiels du combat ; et être suffisamment conséquent pour savoir, lorsqu’on accepte la guerre, qu’on doit également accepter le risque de la gagner, et donc être préparé à faire face aux conséquences indésirables de la victoire.

C’est ainsi que Bouveresse définit son programme krausien : « Il est absolument impératif pour le monde d’aujourd’hui, même si cela ne va pas sans un certain risque, d’accepter d’affronter ouvertement l’agresseur déclaré et déterminé [que Kraus] constitue effectivement pour lui, au lieu de se dérober à la lutte et de faire semblant d’ignorer, en même temps que la justice réelle et la grandeur de la plupart de ses combats, la force considérable des armes avec lesquelles il les a menés et nous exhorte à les continuer. »

(À suivre.)

Thierry Discepolo

Première partie d'un texte paru dans un numéro de la revue Agone en 2012 (n° 48, p. 35-56), consacrée à Jacques Bouveresse : « La philosophie malgré eux ».

Du même auteur sur le même thème, lire « Kraus et les premiers jours de l'inhumanité ».

Notes