Au jour le jour

Comment résister quand on ne peut pas faire autrement

Tissant les réflexions du philosophe Jacques Bouveresse sur le satiriste Karl Kraus et le sociologue Pierre Bourdieu, l’historien Gérard Noiriel reformule les diverses positions de résistance que prend un savants quand il joue l'intellectuel : sa mission, ses espoirs et ses illusions…

Dans mon dernier blog, j’ai rendu hommage à Jacques Bouveresse en reprenant à mon compte le style d’intervention qu’il avait lui-même utilisé pour exprimer son admiration à l’égard de Karl Kraus et de « la grande bataille » qu’il avait menée contre la presse de son temps. Le côté ironique et amusant de la lettre que Bouveresse avait adressée à Kraus dans l’avant-propos de son livre tenait au fait qu’il se présentait comme l’avocat du journalisme libéral, scandalisé par les diatribes du pamphlétaire autrichien. En adoptant ainsi le point de vue contraire à ce qu’il pensait, Jacques Bouveresse abordait d’une manière originale la réflexion sur le rôle joué par les médias un siècle après Kraus.

Aujourd’hui, je reviendrai sur les arguments que Jacques Bouveresse avance dans ce livre pour défendre l’idée que les critiques de Karl Kraus concernant le monde de la presse sont toujours pertinentes pour notre époque[1]. Et pour montrer l’importance qu’il accordait à cette question, je ferai le lien avec d’autres écrits de Bouveresse, notamment l’hommage qu’il a rendu à Pierre Bourdieu, au lendemain de sa mort, publié dans l’ouvrage Bourdieu, savant et politique et dont l’essentiel a été récemment mis en ligne dans la série de textes intitulés « Persistance de Pierre Bourdieu », qu’on peut lire sur le site des éditions Agone.

Comme un blog n’est pas une revue scientifique, je n’ai pas donné les références précises des citations que j’ai accumulées dans mes notes sur les livres de Bouveresse. Mais les lecteurs qui s’en donneront la peine pourront facilement les retrouver et les compléter le cas échéant.

Jacques Bouveresse commence par rappeler que la virulence des critiques de Karl Kraus à l’égard de la presse de son temps résulte de l’immense déception que les intellectuels les plus lucides de sa génération ont éprouvé à l’égard d’une presse qui avait été conçue au départ comme un formidable instrument au service de la démocratie. Karl Kraus fait partie de ceux qui ont assisté au triomphe de la presse de masse, quand les journaux sont devenus des sociétés par action, soumis à la loi du profit.

Dans le cas français, les mesures prises par Jules Ferry en 1881-1882, sur la liberté de la presse et sur l’école primaire obligatoire, ont provoqué ce que les historiens appellent la « révolution du journal ». Le nombre des lecteurs a été multiplié par dix en quelques décennies. Ce qui fait que toutes les classes de la société ont été brutalement immergées dans l’océan de la culture écrite. Ces réformes républicaines ont été justifiées au nom de la démocratie, comme le prouvent les propos du rapporteur de la loi sur la liberté de la presse tenus au Sénat le 18 juin 1881. « La presse, et surtout la presse à bon marché, cette parole présente à la fois partout et à la même heure, grâce à la vapeur et à l’électricité, peut seule tenir la France tout entière assemblée. comme sur une place publique et la mettre, homme par homme, et jour par jour, dans la confidence de tous les événements et au courant de toutes les questions. »

L’espoir que, grâce à la presse écrite, tous les citoyens puissent participer à égalité aux décisions collectives concernant leur avenir commun (ce qui est le fondement même de ce qu’on appelle la « citoyenneté ») s’est effondré, victime de la loi du profit. Dans le même temps, l’explosion du marché de la communication écrite a permis à la presse de s’immiscer partout au point de se rendre indispensable au sein d’un espace public élargi aux dimensions de l’État-nation. À partir de ce moment-là, pour l’immense majorité des gens, la réalité – en ce qui concerne en tout cas leur vie collective –, c’est ce qui est écrit dans le journal. Comme le note Robert Musil (un autre écrivain autrichien de la même génération que Kraus) : « On a beaucoup plus de chance d’apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d’autres termes, c’est dans l’abstrait que se passe de nos jours l’essentiel et il ne reste plus à la réalité que l’accessoire[2]. »

En partant de ce constat, Karl Kraus, et Jacques Bouveresse après lui, s’interrogent sur l’argument que ressassent sans cesse les journalistes pour justifier leur rôle, concernant « le devoir d’informer ». Ils constatent que cette justification occulte le plus souvent deux questions essentielles qu’il faudrait se poser si l’on voulait réellement servir la démocratie : « Informer de quoi et pourquoi[3]

Contrairement à ceux qui affirment que les journaux se contentent de « rapporter les faits », Bouveresse rappelle qu’ils sélectionnent dans l’infinité des événements qui se produisent chaque jour, ceux qui méritent de figurer dans ce qu’on appelle « l’actualité ». Dans la presse de masse, soumise à la loi d’airain du capitalisme, le critère essentiel qui oriente ce type de sélection est d’ordre commercial : il faut privilégier les événements susceptibles de gagner de nouvelles parts de marché, c’est-à-dire de nouveaux lecteurs. C’est ce qui explique le rôle de plus en plus important que ces journaux accordent aux faits divers. Les crimes, les catastrophes, les événements exceptionnels mobilisent les émotions du public bien plus que la raison. Ce qui conduit fatalement, ajoute Jacques Bouveresse, à privilégier « le plus sensationnel au détriment du plus important ».

Pour Karl Kraus, cette marchandisation de l’information a eu des conséquences dramatiques pour l’Europe. Avant l’invention de la presse capitaliste en effet, « il n’existait aucun moyen comparable pour transformer des émotions et des passions modérées en hystérie et en folie ». C’est cette innovation qui explique l’intensification des haines nationalistes qui aboutiront à la Première Guerre mondiale et qui permettront ensuite le triomphe du nazisme – affirmation sur laquelle Bouveresse revient dans son introduction à la pièce de théâtre de Karl Kraus, Les Derniers Jours de l’humanité).

Le « devoir d’informer » a également servi de prétexte pour justifier l’impéralisme de la presse et sa « prétention d’être partout, de tout voir, de tout savoir et de tout rapporter (y compris souvent ce qui n’a pas eu lieu)[4]». Jacques Bouveresse ne conteste pas que cette omniprésence puisse permettre de révéler des vérités ou des souffrances cachées mais, comme Karl Kraus, il estime que ce bénéfice est faible face au danger représenté par un système qui « menace en permanence la vie privée et livre l’individu désarmé à la curiosité malsaine, aux indiscrétions et aux violences de la presse ». Ce « voyeurisme organisé » alimente une « hystérie moralisatrice[5] » qu’exploitent certains journalistes pour justifier « le droit d’avilir » au nom du « droit d’informer ». Voilà pourquoi l’une des batailles essentielles de Karl Kraus a été de défendre la « sphère personnelle » contre les incursions de la presse. Jacques Bouveresse insiste à nouveau sur le caractère actuel de ce combat en disant que le cheminement vers la fin de la vie privée qu’annoncent aujourd’hui certains commentateurs est « une disparition qui présente malheureusement aussi toutes les caractéristiques du suicide [6]».

La volonté d’être partout explique aussi que les journalistes puissent s’ériger en juge de toutes les activités sociales : la politique, la littérature, la science, etc., Ce qui aboutit à un « mélange universel des sujets, des genres et des tons ». Ce « confusionnisme intellectuel et moral » est l’un des traits majeurs de ce que Jacques Bouveresse appelle « la journalisation » du débat public. Et il ajoute que lorsque la littérature et la pensée sont orientées en fonction de l’actualité, elles risquent les mêmes dérives. C’est ce que montre, selon lui, la « journalisation » progressive de notre vie intellectuelle[7].

La tendance des journalistes à s’immiscer dans tous les coins et recoins de notre vie collective a un autre inconvénient, encore plus grave que les autres. Il aboutit à une forme insidieuse de domination qui résulte de ce que Bouveresse appelle « l’industrie du questionnement déplacé et de la curiosité indécente ». « Une bonne partie des activités de la presse consiste désormais à faire parler des gens sur des sujets sur lesquelles ils devraient avoir – mais n’ont malheureusement plus – la possibilité de se taire » [8].

Questionner sans cesse le peuple en lui demandant des « impressions » ou des « réactions » sur n’importe quel sujet ne sert, finalement, qu’à valider les propos des journalistes, privant du même coup les gens ordinaires de toute parole effective et autonome.

C’est contre ce type de domination que Karl Kraus a créé son journal, Die Fackel. Bouveresse rappelle que son but était de « donner une expression publique et écrite à la plainte que les gens ordinaires ne peuvent généralement faire entendre qu’en privé et verbalement contre les mensonges et les malhonnêtetés de toutes sortes que le public, qui en est la première victime, est en droit de reprocher à des pouvoirs comme celui de la presse [9]».

Jacques Bouveresse insiste néanmoins sur le fait que Karl Kraus ne dénonçait pas la profession des journalistes (métier qu’il exerçait lui-même), mais le système dans lequel ils sont pris. Il salue au passage la petite minorité de ceux d’entre eux qui résistent courageusement à la tendance dominante et aux lois du marché. Ce qui n’empêche pas, ajoute-t-il, que ces derniers sont contraints eux aussi, pour pouvoir exister, de s’adapter aux lois que leur imposent ceux qui dominent ce système.

Le dernier point que je voudrais souligner concerne les solutions que Karl Kraus proposait pour résister aux fléaux qu’il dénonçait. Et d’abord demander aux journalistes qui s’érigent en juge suprême, de commencer par « balayer devant leur porte » avant de faire la leçon aux autres. C’est la raison pour laquelle il a lui-même centré ses critiques sur son propre milieu professionnel.

Convaincu, pendant longtemps, que la satire était le moyen le plus efficace de résister à la presse dominante, Karl Kraus a dû admettre que ses efforts n’avaient pas permis de faire obstacle à la barbarie nazie. À la question « Que pouvons nous faire », il a fini par répondre « Rien qui soit de l’ordre de ce qui se dit ». Pour Jacques Bouveresse, ce constat désenchanté n’était pas de la résignation mais la conviction qu’il fallait trouver « d’autres moyens de lutte que ceux dont disposent les gens comme lui et même probablement les intellectuels en général [10]».

Je voudrais montrer maintenant que si Jacques Bouveresse souscrit dans ce livre à la plupart des analyses de Karl Kraus, l’influence que ce dernier a exercé sur lui va bien au-delà de la réflexion sur la presse.

Tout comme Kraus, Bouveresse part du principe que, lorsqu’on prétend avancer des constats critiques sur le monde, il faut commencer par balayer devant sa porte. Voilà pourquoi, sa cible principale n’a pas été les journalistes mais les intellectuels appartenant au même milieu professionnel que lui.

Il a étayé sa critique en reprenant à son compte le refus krausien de la « confusion des genres ». L’une des principales raisons pour lesquelles Jacques Bouveresse s’est opposé à la philosophie dite post-moderne tient à sa prétention d’effacer « les frontières conventionnelles qui existent entre sciences, philosophie, littérature et art ».

À ces yeux, cette forme de relativisme a miné le processus par lequel les savants peuvent produire des vérités, à savoir le jugement des pairs. « Il devient aujourd’hui de plus en plus difficile pour un homme de science d’être jugé en premier lieu par ses pairs et selon des critères essentiellement scientifiques » et il ajoute : « Le problème le plus difficile auquel sont aujourd’hui confrontés les gens comme nous est celui de la défense du professionnalisme contre l’espèce d’amateurisme généralisé qui, sous l’influence des médias et avec le concours d’une partie du monde intellectuel lui-même, a tendance à s’imposer de plus en plus comme la norme»[11]. Fermement opposé à cette dérive, Bouveresse estime que le philosophe doit « simplement essayer de faire correctement son métier » [12].

Bouveresse a étendu ce genre d’analyses aux philosophes marxistes de sa génération. Il explique qu’il s’est senti obligé de critiquer des penseurs dont il partageait souvent les opinions politiques, mais auxquels il reprochait le type de confusions que Karl Kraus avait dénoncées en son temps à propos de la presse. Dans la décennie qui a suivi Mai 68, le mélange des genres a conduit une partie des philosophes marxistes à confondre le savant et le politique. « C’était l’époque du « tout est politique, écrit-il, c’est-à-dire qu’on jugeait une philosophie principalement à l’aune de ses implications politiques ». Ce slogan a connu son heure de gloire dans le milieu des intellectuels marxistes grâce au philosophe Louis Althusser qui défendait « la pratique théorique » et prônait la « lutte des classes dans la théorie ». Pour Jacques Bouveresse, « cela a produit essentiellement de la pseudo science, de la mauvaise philosophie et de la politique imaginaire » car selon lui, « il n’y a pas de relation simple et directe entre le contenu d’une philosophie et les implications politiques que l’on peut être amené à en tirer à un moment ou à un autre» [13].

À ses yeux, cette confusion des genres illustre l’un des grands travers des intellectuels : l’excès de confiance dans les pouvoirs du discours que Pierre Bourdieu avait analysé dans ses Méditations pascaliennes : « Illusion typique de lector, qui peut tenir le commentaire académique pour un acte politique ou la critique des textes pour un fait de résistance, et vivre les révolutions dans l’ordre des mots comme des révolutions radicales dans l’ordre des choses[14]. »

Cette confusion des genres a également contribué au processus de « journalisation » de la vie intellectuelle française car ceux qui s’y livrent se soumettent aux exigences des journalistes qui définissent les « problèmes » du jour dont il faut absolument parler. Jacques Bouveresse parle de « mauvaise philosophie » parce qu’à ses yeux « l’espace dans lequel se situe le chercheur n’est pas celui de l’“actualité”, qu’il s’agisse de l’actualité politique ou de l’actualité “intellectuelle”, comme on dit, en entendant par là ce qui se discute dans les “pages livres” des quotidiens et des hebdomadaires » [15].

La « journalisation » de la vie intellectuelle a eu pour autre inconvénient d’alimenter les « prétentions politiques exorbitantes » que défendaient ceux qui croyaient à « la lutte des classes dans la théorie ». Bouveresse estime qu’au final le slogan « Tout est politique » a surtout servi à justifier les intérêts de ces philosophes qui se présentaient à la fois comme de grands théoriciens et de grands révolutionnaires. Et il ajoute : « Une des choses qui ont le plus contribué à nous rapprocher, Bourdieu et moi, est sûrement la méfiance instinctive que nous partagions à l’égard des grandes idées et des grandes théories philosophiques. On peut montrer, dans bien des cas, que, sous des dehors de sublimité et de profondeur inégalables, elles sont en réalité le produit de confusions et d’illusions qui sont d’un type assez élémentaire[16]. »

Ce n’est donc pas un hasard si Musil était l’un des écrivains préférés de Jacques Bouveresse. Dans L’Homme sans qualités, Musil écrivait en effet : « Les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système[17],. »

Tout comme Karl Kraus l’avait fait à propos des journalistes de son temps, Jacques Bouveresse reproche aussi à ces philosophes leur tendance à critiquer tout le monde, à l’exception d’eux-mêmes. « On peut demander des comptes aux politiques, mais l’impunité des élites intellectuelles doit rester entière.[18]»

Cette posture du « point de vue imprenable » associée à la confusion des genres a alimenté une forme de discrédit, typique chez ce genre d’intellectuels, mobilisant des arguments d’ordre à la fois politique et intellectuel. « La philosophie de l’époque fonctionnait sur le mode terroriste de l’évidence qui ne se discute pas, sauf si l’on est un idiot ou un réactionnaire ». Ce qui a contribué, ajoute Bouveresse, à la dégradation des relations au sein de la communauté universitaire. « J’ai l’impression très nette que ce dont nous souffrons actuellement dans l’université est bien moins l’inadaptation du droit et des institutions que la dégradation et la dénaturation stupéfiante et spectaculaire de l’éthique de la science et de la recherche elle-même.[19]»

Dans son hommage à Pierre Bourdieu, Jacques Bouveresse rappelle que sa principale dette intellectuelle à son égard concerne la question de la « violence symbolique » dont le sociologue béarnais a démontré la puissance dans notre société. Tout deux s’accordent pour souligner la place essentielle que joue le langage et le capital culturel dans les formes de domination sociale. C’est un point que la plupart des intellectuels occultent car il est au cœur de leurs propres privilèges et de leur aveuglement.

« De toutes les distributions, nous dit Bourdieu, l’une des plus inégales et sans doute, en tout cas, la plus cruelle, est la répartition du capital symbolique, c’est-à-dire de l’importance sociale et des raisons de vivre. » et Bouveresse ajoute : « Je lui suis infiniment reconnaissant de m’avoir appris une chose que j’ai eu pendant longtemps beaucoup de mal à croire, à savoir que la répartition peut être tout aussi inégale et cruelle là où on s’y attendrait le moins, à savoir dans le monde intellectuel lui-même. Je suppose que tous ceux, intellectuels ou non, qui se sont sentis proches de Bourdieu sont des gens qui, pour une raison ou pour une autre, étaient plus sensibles qu’on ne l’est généralement à cette forme de cruauté parfois impitoyable.[20]»

Au-delà des injustices économiques, ce sont les inégalités dans l’accès aux moyens symboliques permettant aux individus de se justifier d’exister comme ils existent, qui alimente cette forme de « cruauté ». Bouveresse souligne à juste titre que cette dimension centrale (« pascalienne ») de la sociologie de Bourdieu a joué un rôle essentiel dans le soutien que lui ont apporté au départ (car aujourd’hui sa sociologie s’est fortement académisée et se prête aux usages les plus divers) celles et ceux qui se sentaient concernés par ce genre de cruauté.

Quand Bouveresse ajoute « pour une raison ou pour une autre », il sous-entend qu’au-delà des raisons proprement scientifiques, ce sont des facteurs ayant un rapport avec « l’habitus » des intellectuels qui expliquent l’intérêt ou le désintérêt qu’ils portent à la question de la violence symbolique.

Dans un article du Monde diplomatique, paru en 2004, Jacques Bouveresse est revenu sur ce point en disant que la critique des intellectuels était cruciale chez Bourdieu car « l’inégalité dans les conditions d’accès au langage est un des facteurs de discrimination essentiels entre ceux qui subissent et ceux qui exercent le pouvoir. […] Le pouvoir symbolique, c’est d’abord d’amener les dominés à voir les choses comme les dominants ont intérêt à les voir. Le fait que les intellectuels puissent créer le monde en en parlant est une difficulté spécifique qui leur rend quasiment impossible l’accès au réel. Cela sera de plus en plus vrai car gouverner aujourd’hui c’est communiquer ».

La plupart des universitaires qui se justifient d’exister comme intellectuels en se présentant comme porte-parole des bonnes causes ne peuvent pas admettre ce genre de critiques car elles les placent du côté des privilégiés, voire des dominants. Cette dénégation est particulièrement virulente chez celles ou ceux qui sont sincèrement engagés dans la défense des dominés et qui ferraillent chaque jour contre les penseurs de droite et d’extrême droite. Leur générosité alimente leur aveuglement sur leurs propres limites.

Ces constats débouchent sur une question incontournable : comment peut-on justifier son rôle quand on appartient soi-même à la classe des professionnels de la parole publique ?

La première réponse, c’est celle de Karl Kraus que Jacques Bouveresse reprend à son compte en disant qu’il faut commencer par balayer devant sa propre porte. Ce qui implique d’en passer par l’auto-analyse. Là aussi la proximité avec Pierre Bourdieu est évidente. Dans plusieurs de ses écrits, Jacques Bouveresse a cité le passage des Méditations pascaliennes où Bourdieu avoue : « Je n’aime pas, en moi, l’intellectuel ». Cette simple phrase contient, en effet, une critique de la confusion du savant et du politique car, par définition, l’intellectuel c’est celui qui intervient dans l’espace public pour jouer un rôle politique, ce qui n’est pas le cas du savant.

En distinguant la fonction du savant et celle de l’intellectuel – et en reconnaissant qu’il lui est arrivé, à lui aussi, d’intervenir dans la vie publique en tant qu’intellectuel – Bourdieu a mis le doigt sur un dilemme concernant la fonction sociale (ou civique) du chercheur en sciences sociales. À partir de la grève des cheminots, en décembre 1995, il a joué un rôle de plus en plus actif dans la vie publique. C’est ce qui incite aujourd’hui un certain nombre de commentateurs, et parmi eux des sociologues, à affirmer que Bourdieu était devenu un agitateur politique.

Mais dans l’hommage qu’il lui a rendu, Jacques Bouveresse a clairement remis les pendules à l’heure : « Le moment auquel Bourdieu a été soupçonné d’avoir abandonné la position du savant pour celle du militant politique se trouve être justement celui auquel il jugé nécessaire d’insister encore plus qu’auparavant sur le fait que la science a ses propres exigences, avec lesquelles il faut rappeler sans cesse qu’il n’est pas possible, même pour les raisons politiques les plus respectables qui soient, de transiger.[21]»

« Le dernier cours que Bourdieu a donné au Collège de France peut être considéré, à bien des égards, comme un vigoureux plaidoyer en faveur de l’autonomie de la science et de la cité savante, et un appel à la défendre contre les dangers qui la menacent aujourd’hui de plus en plus ». À l’appui de cette affirmation, Jacques Bouveresse cite un long passage de ce cours que je reproduis à mon tour, tant il me semble important :

« Je crois en effet, nous dit-il, que l’univers de la science est menacé aujourd’hui d’une redoutable régression. L’autonomie que la science avait conquise peu à peu contre les pouvoirs religieux, politiques ou même économiques, et, partiellement au moins, contre les bureaucraties d’État qui assuraient les conditions minimales de son indépendance, est très affaiblie. Les mécanismes sociaux qui se sont mis en place à mesure qu’elle s’affirmait, comme la logique de la concurrence entre les pairs, risquent de se trouver mis au service de fins imposées du dehors ; la soumission aux intérêts économiques et aux séductions médiatiques menace de se conjuguer avec les critiques externes et les dénigrements internes, dont certains délires “postmodernes” sont la dernière manifestation, pour saper la confiance dans la science et tout spécialement la science sociale. Bref, la science est en danger et, de ce fait, elle devient dangereuse. »

Bien sûr, la défense de l’autonomie de la science n’est pas un acte scientifique. C’est un engagement civique, à finalité politique, puisque c’est un combat qu’il faut mener à la fois dans le monde savant, mais aussi dans l’espace public tout entier. C’est déjà ce que disait Émile Durkheim à la fin du XIXe siècle.

La défense du « métier » d’historien (Marc Bloch), de sociologue (Pierre Bourdieu), de philosophe (Jacques Bouveresse) apparaît ainsi comme la forme d’engagement la plus constante de ceux que Bourdieu appelait à la fin de sa vie « les intellectuels responsables », qui se contentent d’intervenir dans le débat public pour donner aux citoyens, surtout aux plus dominés d’entre eux, les résultats de leurs recherches afin qu’ils s’en emparent pour mener leurs propres combats.

C’est néanmoins sur ce point que les différences entre Bourdieu et Bouveresse apparaissent les plus nettement. Ce dernier n’a jamais caché son scepticisme à l’égard d’une démarche d’éducation populaire qui finalement reste ancrée sur le terrain de la connaissance rationnelle, car il était convaincu que les dominants finissent toujours par s’approprier les connaissances des savants afin de préserver ou de renforcer leur pouvoir.

Jacques Bouveresse n’en conclut pas pour autant que le savant doit rester confiné dans sa tour d’ivoire. Mais, comme Karl Kraus, il plaide pour qu’il intervienne dans l’espace public en mobilisant le discours satirique. La satire, écrit-il, « agrandit notre champ de vision et augmente le nombre de points fixes à partir desquels nous pouvons nous orienter plus rapidement dans toutes les occurrences de la vie ». Plus loin, il plaide pour que le philosophe garde une distance ironique par rapport à la réalité extérieure, en pratiquant « un compromis entre le détachement auquel on aspire et la révolte qui persiste à la fois comme une réaction naturelle et comme un devoir [22]».

Néanmoins, l’échec final de Karl Kraus l’amène à un constat très pessimiste : « Mais j’ai bien peur qu’il nous faille admettre que ceux qui résistent le font comme ceux qui adhèrent : parce qu’ils ne peuvent simplement pas faire autrement ». À l’instar de Ludwig Wittgenstein il pense que, dans le monde social, les jeux de langage résultent d’un processus de rationalisation à partir de la spontanéité et de l’action. En reprenant à son compte la remarque de Wittgenstein disant que « ce n’est pas la raison qui est fondamentale, mais l’instinct et la volonté [23]», Bouveresse a finalement anéanti la dernière illusion des intellectuels.

Gérard Noiriel

Une première version de ce texte est parue sous le titre « Jacques Bouveresse, ou Comment résister quand on ne peut pas faire autrement ? » sur le blog de l'auteur le 25 octobre 2022.

Sur de Jacques Bouveresse Au jour le jour, lire :
— « Poussée de nationalisme philosophique à la rue d’Ulm » (juin 2011)
— « Sur la “détresse lamentable des honnêtes gens face aux gens culottés” » (septembre 2022)
— « Il ne peut être question en aucun cas pour moi d’accepter l’honneur supposé qui m’est fait » (juillet 2010)

En hommage à Jacques Bouveresse (mai 2021), lire :
— « Bouveresse et ce qu'on peut et ne pas faire de la philosophie » (Pascal Engel)
— « Une idée de la philosophie peut-être un peu trop grande pour notre temps » (Benoit Gaultier)

Sur Jacques Bouveresse et Kraus, « Le démon de Karl Kraus et le philosophe du Collège de France » (Thierry Discepolo, mars 2019)

Notes